Intervention de Philippe Chalmin

Réunion du 25 mai 2016 à 9h30
Commission des affaires économiques

Philippe Chalmin, président de l'Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires :

C'est pour moi un grand plaisir de vous présenter le cinquième rapport au Parlement de l'Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires ; il a été adressé aux présidents des deux assemblées le 11 avril dernier. Depuis que l'Observatoire a été créé par la loi d'orientation agricole, en 2010, nous avons publié notre rapport annuel à des dates variables mais le plus souvent au printemps, ce qui nous permet de disposer de l'essentiel des données de l'année précédente. L'Observatoire, commission administrative, est une structure indépendante qui opère sous la double tutelle des ministères de l'agriculture et de l'économie. Il réunit toutes les organisations parties prenantes des filières agro-alimentaires : l'ensemble des familles syndicales de producteurs ; l'industrie, le commerce et la distribution – la grande distribution notamment – ; et les consommateurs.

Le rapport que nous remettons au Parlement doit être adopté par l'ensemble des participants. Que tous donnent leur accord à l'intégralité du texte atteste de la fiabilité et de la véracité des données que nous publions. Je me réserve pour seul espace de liberté l'avant-propos, pour lequel je ne demande pas l'aval du comité de pilotage. Je la signe à titre personnel, en ma qualité de personnalité indépendante, et j'en use pour dire quelles conclusions je tire des données réunies. Ce sont les quatre seules pages subjectives d'un rapport qui, pour le reste, s'efforce de ne pas porter de jugement mais de donner des faits pour faciliter une indispensable transparence. L'Observatoire fonctionne continûment, en dehors des commissions et grands messes ponctuelles. C'est un lieu unique d'échanges permanents, de transparence et de dialogue.

Un mot de méthode, et pour commencer quelques explications sur les décalages temporels qui s'imposent à nous. Dans ce rapport publié en avril 2016, l'essentiel des séries correspondant aux prix aux différents stades de la filière, notamment nos calculs des marges brutes, est arrêté fin 2015. Mais pour l'une des séries les plus commentées, celle qui porte sur les marges nettes des rayons de la grande distribution, les données concernent l'année 2014. C'est que les calculs ne sont pas issus des comptes sociaux : ils résultent d'un très long travail mené en coopération avec les sept enseignes, et une année presque entière est nécessaire pour élaborer ces données et les synthétiser ; nous venons d'ailleurs de lancer l'exercice pour l'année 2017. Il n'y a là aucune mauvaise volonté des intéressés mais des délais d'élaboration et de comparaison presque incompressibles.

Les résultats de l'industrie et des entreprises, issus des données INSEE, s'arrêtent à l'année 2013. Nous avons contourné cette difficulté quand c'était possible, notamment pour l'industrie de la viande, qui a engagé une démarche volontaire visant à nous fournir les chiffres nécessaires au calcul des marges nettes ; en ce cas, les chiffres sont arrêtés à mi-2015. Pire : le dernier chapitre du rapport, relatif à « l'euro alimentaire », dans lequel nous recherchons une approche macro-économique, s'appuie sur les comptes de la Nation, et ceux-là s'arrêtent à l'année 2012.

Si j'insiste sur ces contraintes, je souligne qu'elles ne sont pas dues à la mauvaise volonté d'un acteur ou d'un autre. Au contraire, je me félicite que, parce que ce rapport existe et que chacun est conscient d'avoir intérêt à la transparence, tous jouent admirablement le jeu, en particulier en recueillant des données qu'ils n'étaient pas accoutumés à collecter. Il en est ainsi du calcul des marges nettes des rayons de la grande distribution : des méthodes nouvelles ont dû être mises au point, que l'on peut désormais considérer comme rodées.

D'autre part, l'Observatoire ne couvre pas toutes les filières mais, pour dire les choses de manière directe, l'essentiel des grandes filières, qui peuvent poser un problème politique. Nous collectons les données relatives aux filières de la viande. Il s'agit de la viande bovine – et nous avons cette année ajouté une rubrique consacrée au beefsteak haché, qui représente plus de la moitié de la valorisation d'une carcasse bovine – ainsi que de la viande porcine et de la volaille. Nous étudions aussi la filière des produits laitiers mais, faute de moyens – l'Observatoire étant une structure très légère dotée de trois unités de travail humain et qui vit pour le reste en « parasite » de FranceAgriMer –, nous avons renoncé à analyser l'évolution des prix du lait de chèvre et de brebis. Pour ce qui est des céréales, nous recensons les données relatives à la filière pain – le pain artisanal, non la filière industrielle. Nous analysons aussi ce qui a trait aux pâtes alimentaires, production dans laquelle la matière première agricole dans le produit consommé pèse le plus fortement, le blé dur comptant pour 35 à 45 % du prix. Nous étudions également les données relatives à la filière des fruits et légumes. Pour ce qui est des produits de la pêche et de l'aquaculture, les intéressés n'ayant pas fait preuve d'un enthousiasme délirant, et parce que nous ne pouvons travailler que si un certain enthousiasme se manifeste, nous nous sommes contentés d'un « flash » sur la filière saumon. Nous avions l'ambition de couvrir la filière vin mais nous ne la couvrons pas. Nous nous arrêtons là.

Enfin, nous tentons de suivre les produits de la ferme à l'assiette, mais nous n'entrons pas dans la complexité des produits alimentaires : nous nous arrêtons à la brique de lait UHT, à la plaquette de beurre, au beefsteak haché réfrigéré, à la tranche de jambon, aux paniers de fruits et légumes ; or, étant donné l'évolution du comportement des consommateurs, ces produits ont tendance à perdre en importance face à des produits plus élaborés. C'est une de nos limites, mais je vois mal comment nous pourrions aller plus loin.

Le rapport annuel de l'Observatoire constitue la base de données la plus complète sur la formation des prix et des marges dans les filières agricoles dont on dispose en Europe. Des travaux similaires ont été conduits en Espagne, mais il n'y a pas d'équivalent au niveau européen. C'est dommage. J'ai été entendu, il y a quelques jours, par la commission de l'agriculture et du développement rural du Parlement européen ; chacun est convenu qu'il serait intéressant de mener un tel travail à son terme, mais les canaux de distribution différant dans chaque État membre, l'harmonisation des données serait un exercice compliqué.

J'en viens au rapport que je suis venu vous présenter, et donc aux caractéristiques conjoncturelles. L'année 2015 – et cela n'a pas véritablement changé au cours des premiers mois de l'année 2016 – a été une année de baisse générale des prix agricoles, dans un contexte de baisse globale du prix des matières premières aux niveaux mondial, européen et français, exception faite des fruits et des légumes. D'un autre côté, il est frappant de constater la très grande stabilité, en France, du prix des produits alimentaires dont nous suivons l'évolution ; ils ont même légèrement décliné. On constate donc à la fois l'instabilité des marchés en amont, avec des prix à la baisse, et la très grande stabilité des prix pour les consommateurs.

Un ensemble de graphiques vous a été communiqué, auquel je vous prie de bien vouloir vous reporter. En page 3, les chiffres de l'INSEE font apparaître l'évolution des prix dans l'agro-alimentaire entre 2010 et 2015. On constate certes une augmentation des prix à la consommation, mais elle est relativement limitée si on la compare à l'évolution des prix agricoles et à celle du prix des moyens de production. L'instabilité des prix s'amortit donc progressivement à mesure que l'on va vers le consommateur. Cette tendance apparaît également aux pages 4 et 5, qui montrent l'évolution comparée des prix agricoles et de l'inflation d'une part, celle des prix alimentaires et de l'inflation d'autre part. Les graphiques des pages 6, 7 et 8 reflètent la baisse des prix agricoles au cours des deux ou trois dernières années pour les carcasses de porc et de bovin à l'entrée de l'abattoir, le lait – qui avait connu des heures glorieuses en 2014 – et le blé tendre ; ces données sont issues des études de FranceAgriMer.

Nous reconstituons l'itinéraire du prix d'un produit depuis son entrée sur le marché jusqu'au consommateur. Ainsi, le graphique de la page 9 reflète l'évolution des prix et des marges brutes de la viande de porc entre 2001 et 2015 et montre la grande stabilité du prix au niveau du consommateur au cours de ces années. La page 10 dépeint l'évolution des prix et marges brutes de la carcasse bovine entre 2000 et 2015 ; on voit qu'en 2015, le kilo de carcasse reconstituée a été payé en moyenne 7,33 euros par le consommateur. Même si, je l'admets, cette reconstitution – qui mêle prix du morceau à braiser et prix de l'entrecôte – est quelque peu théorique, on constate que dans cette filière également la stabilité du prix au stade du consommateur est assez grande. Elle est très frappante pour le beefsteak haché réfrigéré, ce qu'illustre le graphique de la page 11.

La stabilité du prix pour le consommateur est tout aussi frappante pour le lait, comme le montre le graphique figurant en page 13 : depuis dix ans environ, le consommateur paye le litre de lait UHT demi-écrémé entre 70 et 75 centimes. De même, malgré la très grande instabilité du prix du blé dur, le prix des pâtes alimentaires est plutôt orienté à la baisse, comme l'indique le graphique de la page 14. Les calculs sont à peu près identiques pour les fruits et les légumes.

Nous couvrons aussi les prix de production à tous les stades. Cela fait prendre conscience de l'extrême difficulté de la situation en 2015 et de ce qu'elle est encore en 2016. Dans les filières que nous suivons, exception faite des producteurs de fruits et légumes, et après que l'on a intégré le coût de la main-d'oeuvre –calculé, sans excès, à hauteur de 1,5 SMIC – et la rémunération du capital au taux moyen du livret A, aucun agriculteur n'a couvert ses coûts de production. C'est ce que montre le graphique de la page 16 pour le coût de production du porc ; si, certaines années, le prix de marché a été supérieur au coût de production, ce n'est pas structurellement le cas.

Comme on le voit à la lecture du graphique figurant en page 17, c'est pour l'élevage bovin que la situation est la pire. Il s'agit essentiellement – c'est une spécificité française – de l'élevage de bovins allaitants. La viande mangée par le consommateur est pour moitié de la vache de réforme et donc un sous-produit du lait, si bien que, malheureusement, ceux qui font de l'élevage pour la viande seulement subissent les conséquences des évolutions laitières. En aucun cas, même en 2014, alors que les prix étaient assez élevés, le prix de vente des bovins n'a couvert les coûts de production. Même en tenant compte des produits joints et des aides européennes, les éleveurs de bovins ne couvrent pas leurs coûts réels aujourd'hui, et ils ne les ont jamais couverts depuis que l'Observatoire existe – ni, probablement, avant cela. On peut comprendre qu'ils protestent.

On voit, en page 18, que les choses sont un peu différentes pour les producteurs de lait : la rémunération du producteur est permise, mais il faut y intégrer le coût du travail et celui du capital, et l'on voit qu'elle a été réduite de moitié en 2015. Enfin, le graphique de la page 19 montre que les céréaliers, après avoir vécu de belles années, sont aussi passés dans le rouge en 2015.

En page 20 figure la série la plus commentée de toutes celles que nous publions : les comptes des rayons des grandes et moyennes surfaces – pour l'année 2014, je le rappelle. Selon les chiffres de l'INSEE, sur l'ensemble des rayons, la marge nette de la grande distribution, qui joue évidemment sur le volume, s'établit autour de 1,5 %. Sur les rayons que nous étudions – le frais – la marge nette, en 2014, a été de 1,2 %, mais on constate une certaine hétérogénéité entre les rayons, et elle se maintient dans le temps. C'est la quatrième fois que nous procédons à cet exercice, et la hiérarchie ne change pas : dans trois rayons, la marge nette est structurellement négative. C'est au rayon « poissonnerie » que la grande distribution perd le plus d'argent ; ensuite viennent la boucherie et la boulangerie. Pour la poissonnerie, les produits étant à 80 % d'importation, c'est moins important qu'au rayon « boucherie », dont la marge nette avant impôt sur les sociétés est toujours négative : elle s'est établie à -2,1 % en 2014 encore. Cela vaut aussi pour le rayon « boulangerie-pâtisserie-viennoiserie », la baguette étant vendue entre 30 et 40 centimes car le pain est considéré par la grande distribution comme un produit d'appel. En 2014 toujours, la marge nette du rayon « produits laitiers » a été très faible ; elle a considérablement diminué au cours des deux dernières années étudiées. En 2014, le prix du lait avait été élevé et les prix des produits laitiers sont restés stables dans les linéaires ; cela signifie qu'il y a eu un amortissement par l'industrie et la grande distribution, cette dernière portant manifestement une partie de la charge ; on peut imaginer qu'en 2015, la marge nette du rayon « produits laitiers », ordinairement comprise entre 1,5 % et 2 %, s'améliorera. En général, la marge nette du rayon « fruits et légumes » se situe entre 0 et 1 % : il occupe une grande superficie de vente et le chiffre d'affaires au mètre linéaire y est donc plus faible qu'ailleurs. En revanche, les marges nettes sont assez élevées pour les rayons « charcuterie » et « volailles ».

Mes conclusions personnelles sont celles qui figurent dans mon introduction au rapport de l'Observatoire pour 2016 : je suis frappé par la décorrélation entre les prix agricoles et les prix alimentaires. Elle s'explique par la réforme de la politique agricole commune, dont la fonction de stabilisation et de garantie des prix a disparu. J'ai souligné, lors de mon audition par les parlementaires européens, le paradoxe qui fait que l'Union européenne est ainsi devenue la zone agricole probablement la plus libérale au monde.

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