Intervention de Philippe Chalmin

Réunion du 25 mai 2016 à 9h30
Commission des affaires économiques

Philippe Chalmin, président de l'Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires :

J'ai plusieurs casquettes, Monsieur Antoine Herth, cela est vrai. Ma casquette principale est celle de professeur à l'Université Paris-Dauphine. Il se trouve que je suis considéré comme un spécialiste de l'économie internationale des matières premières. J'ai présenté hier le 30e rapport Cyclope à ce sujet ; c'est mon autre activité. Je m'intéresse aussi d'assez près aux questions agricoles, dont j'ai été responsable au Centre des démocrates sociaux du temps où ce parti existait. Il y a un lien entre toutes ces questions et le rapport relatif à l'avenir des politiques agricoles en Europe et en France, à l'élaboration duquel j'ai participé au sein du Conseil d'analyse économique lorsque j'en étais membre. Ces diverses activités sont cohérentes. Cyclope a une expertise sur les marchés mondiaux de matières premières ; cette année, nous avons complété notre rapport par un chapitre passionnant sur le miel, dont la Chine est le premier producteur mondial et aussi le premier exportateur – à cette remarque près qu'elle exporte souvent du miel largement frelaté.

Plusieurs questions ont porté sur les observations du CESE et, plus généralement, sur nos méthodes de calcul de la marge nette de la grande distribution. M. Philippe Boyer, secrétaire général de l'Observatoire et cheville ouvrière de ces calculs, est malheureusement empêché, mais il se tient à votre disposition. Il a rendu cet exercice exemplaire.

Dans le rapport intégral, que vous trouverez sur notre site, cinq pages sont consacrées à la méthodologie employée pour l'ensemble des postes. La ligne « autres charges » peut poser problème, c'est vrai. Nous pourrions aller beaucoup plus loin dans le détail, mais nous sommes confrontés aux différences de méthodes comptables des enseignes. Il y a sept acteurs dans la grande distribution, et une concentration des centrales d'achat dont on ignore où elle s'arrêtera. Mais la concentration est plus forte au Royaume-Uni, et aussi forte en Belgique, aux Pays-Bas et même en Allemagne, pays où l'on a inventé le hard discount et où les négociations ne donne pas lieux aux mêmes problèmes qu'en France. Il convient donc de relativiser une concentration qui n'est pas différente dans notre pays de ce qu'elle est au niveau européen.

Nous nous sommes engagés à ne publier que des chiffres moyens issus de la moyenne des sept enseignes. Cela me permet d'ailleurs de dire à toute chaîne qui, une année, traîne des pieds, que puisqu'il en est ainsi je publierai la moyenne des six autres, ce qui permettra par déduction de connaître précisément ses résultats ; l'effet est immédiat. Pour certaines chaînes complétement intégrées, on obtient pratiquement d'un clic l'ensemble des éléments qui nous sont nécessaires, mais il n'en va pas de même pour les franchisés et les chaînes volontaires, dont les structures centrales sont très légères. Ainsi avons-nous eu un problème l'année dernière avec une chaîne parce que notre interlocuteur unique ayant changé de poste sans être remplacé, personne ne pouvait extraire les données. Ce n'était pas de la mauvaise volonté. Il faut aussi déterminer où est le centre de profit : en haut pour les chaînes intégrées, au niveau du magasin pour les franchisés et les chaînes volontaires. Ce travail est très lourd, car nous vérifions toutes les données reçues. On pourrait certes aller plus dans le détail du poste « autres charges », mais le problème est qu'il n'a pas les mêmes caractéristiques d'une chaîne à l'autre. Nous avons donc maintenu en l'état ce poste qui peut paraître important.

En page 42 du rapport figure l'explication des principales lignes de la nomenclature des postes. Les locations immobilières sont définies ainsi qu'il suit : « Loyers versés par l'exploitant du magasin à une société propriétaire du terrain ou des murs. Le taux de charges immobilières issu de l'enquête de l'Observatoire, de 2,1 % à 2,2 % de 2012 à 2014 tous rayons frais, est du même ordre que celui tiré des données Esane sur le secteur des GMS, soit 2,3 %. » Il se produit que la SCI soit la SCI familiale du propriétaire du magasin. Mais vous savez aussi que certaines chaînes dont Carrefour ont revendu à des investisseurs les murs de leurs magasins. Les données dont nous disposons à ce sujet sont relativement bonnes.

Si nous avons un point faible, c'est probablement sur le taux de remontée des frais financiers. Je sais nos faiblesses, mais je n'accorde pas un grand crédit aux critiques du CESE. Oui, il y a des produits d'importation, mais pas dans le rayon le plus tendu – la boucherie. Si les restaurants servent souvent de la vache de réforme laitière allemande, la viande bovine que vend la grande distribution est presque à 100 % de la viande française. Des problèmes sont possibles pour la viande de porc – et encore : il y a des échanges intra-européens mais ils sont marginaux. Ce n'est donc pas la question.

Oui, Madame Brigitte Allain, il y a des importations – mais elles conditionnent nos exportations, et le secteur agro-alimentaire et un poste positif de notre balance commerciale. Pour les critiques formulées par le CESE, je suis juge et partie. Nous essayons d'aller un peu plus loin chaque année si bien qu'en quatre ans l'amélioration méthodologique a été considérable ; je ne suis pas sûr que l'on puisse faire tellement mieux. L'idéal serait d'avoir déjà les marges nettes de la grande distribution en 2015, mais nous sommes dans la période de publication des comptes sociaux, et nous avons besoin d'informations beaucoup plus pointues. L'Observatoire pourrait publier son rapport annuel à l'automne, mais cela n'apporterait rien ; nous préférons couvrir une année civile complète.

Que la marge nette de certains rayons des grandes et moyennes surfaces soit négative peut paraître choquant, mais l'art de la grande distribution est d'équilibrer pertes et gains. La mesure rationnelle serait de supprimer les rayons « poissonnerie », mais un beau rayon de poissons donne une certaine image que les enseignes veulent maintenir. De la même manière, les supermarchés de campagne tiennent à avoir un beau rayon « boucherie ».

En bref, j'entends les critiques, nous essayons d'améliorer nos méthodes, mais je ne suis pas sûr que nous puissions aller tellement plus loin.

Le sentiment que l'on peut légitimement éprouver à la lecture des graphiques est que la marge brute de l'industrie et de la transformation augmente cependant que la part revenant aux producteurs diminue, et qu'elle est insuffisante. C'est, je vous l'ai dit, qu'il n'y a plus de lien. Ni l'industriel, ni le distributeur ne font plus les prix agricoles, qui sont de plus en plus déterminés par le rapport entre l'offre et la demande mondiales, comme le sont ceux du pétrole, du blé, du cuivre ou du dollar. En décidant d'en finir avec la politique agricole commune pensée par les pères fondateurs de l'Union, on a jeté le bébé avec l'eau du bain. Il est un peu tard pour se lamenter de l'instabilité du marché du lait quand personne, à l'époque, n'a défendu le maintien des quotas laitiers : il était pourtant évident que leur suppression aurait pour effet l'instabilité du prix du lait. Certains acteurs sont prêts à s'adapter, mais c'est particulièrement difficile pour d'autres et singulièrement pour la filière laitière française où la confiance n'a jamais régné.

Les prix agricoles ne sont plus liés à la gestion tout au long d'une filière ; ce sont des prix de marchés agricoles. Les céréaliers en ont pris acte. Cela vaut de plus en plus pour les produits laitiers, à quelques exceptions près : ceux qui sont sous appellation d'origine protégée (AOP). Ainsi, les producteurs de comté s'en sortent bien. Mais on sait les menaces qui pèsent sur les AOP, certains avançant que les normes qui les définissent sont une forme de protectionnisme. L'intérêt de l'agriculteur est, bien sûr, de n'être plus seulement un producteur de matière première, et de différencier son produit par un signe officiel – « bio » ou « AOP »… – ou d'intégrer un circuit court. Cela explique le développement des associations pour le maintien d'une agriculture paysanne, les AMAP. Cela fait plaisir aux bobos parisiens (Mme Michèle Bonneton proteste) mais le problème tient à ce que l'agriculture de niche n'est pas extensible à l'infini : si tout le monde fait du « bio », il n'y a plus de différences.

L'agriculture française compte au nombre des plus efficientes pour ce qui concerne particulièrement le blé, la betterave et certains oléagineux, avec un patrimoine génétique remarquable pour les productions animales. Cela étant, il ne faut pas se leurrer : prétendre se retrancher dans le village gaulois n'est pas une stratégie applicable alors que nous sommes sur la scène mondiale. Trop longtemps, nous n'avons pas assumé ce que cela représente, notamment en matière de biotechnologies.

Chaque exploitation est une histoire particulière ; là est peut-être la vraie faiblesse de notre rapport. Il donne des coûts de production moyens, mais dois-je raisonner en entreprise agricole, en exploitation, en revenu de l'intégralité de la famille ? La double activité au sein des couples d'agriculteurs est devenue fondamentale ; il faut l'intégrer. Je me méfie de plus en plus des solutions générales.

Mon expérience passée de membre du Conseil des biotechnologies me fait dire à Monsieur François André que, sans vouloir être vexant, je ne suis pas certain que la présence de parlementaires au sein du comité de pilotage de l'Observatoire apporterait quelque chose (Rires). Je ne suis qu'un vecteur ; je ne peux changer les hommes, mais l'Observatoire a un comité de pilotage et chaque année se tiennent de vingt à trente réunions des groupes de travail. Je préside les groupes de travail « grande distribution » et « filière viande bovine et ovine » : je puis témoigner que l'on s'y parle et que les gens se comprennent.

L'Observatoire est une structure très légère. Ce n'est pas plus mal : il ne coûte pas très cher puisqu'il n'a pas de budget et vit en « parasite » de FranceAgriMer. Son secrétaire général, M. Philippe Boyer, personnalité remarquable, est un grand travailleur. J'ai une autre collaboratrice qui travaille à trois quarts de temps, et nous pouvons compter sur le personnel de FranceAgriMer, un organisme qui est lui-même soumis à de fortes restrictions budgétaires. Il est proposé, dans le cadre de l'examen du projet de loi Sapin II, que je puisse saisir le président du tribunal de commerce du cas des entreprises de transformation et de distribution qui ne déposeraient pas leurs comptes. Je n'ai pas besoin de cette disposition : dans la relation de confiance que nous avons instaurée, c'est à moi et à mon équipe qu'il revient d'obtenir les données qui nous sont nécessaires. De plus, d'autres moyens coercitifs sont déjà à ma disposition – faire savoir que je m'ouvrirai à la presse de ce qui me chagrine, par exemple – qui peuvent être beaucoup plus violents si je les utilise. D'autre part, les comptes sociaux ne m'intéressent pas en soi, et je ne pourrai pas aller plus dans le détail si les intéressés ne coopèrent pas. Je n'ai pas de problème pour la filière de la viande bovine. S'il est très compliqué de calculer les marges nettes pour l'industrie laitière, cela tient à des difficultés d'ordre méthodologique. Un litre de lait UHT ne sort pas de la ferme : il y a des sous-produits et les coproduits ; comment les valoriser ? Les comptes globalisés de Lactalis ne m'intéressent pas ; il faudrait pouvoir descendre aux comptes de chaque usine laitière en fonction de sa spécialisation, et cela donnerait des résultats différents en fonction des diverses filières laitières. Enfin, je n'ai pas le personnel nécessaire pour faire cela.

Dans un autre ordre d'idée, il serait passionnant de faire des comparaisons européennes mais l'Observatoire n'en a pas les moyens et je ne suis pas sûr qu'en ce moment FranceAgriMer puisse m'affecter du personnel supplémentaire. La naissance d'un observatoire européen supposerait une initiative en ce sens de la Commission européenne. Nous avons participé à divers travaux et nous continuons de le faire. M. Philippe Boyer est allé exposer nos études à Bruxelles. Un groupe de travail sur ces questions vient d'être créé à l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) auquel on nous a demandé de participer – mais, je le redis, notre structure est très légère. Pour autant, nous pouvons, me semble-t-il, être assez fiers du rapport qualité-prix de nos travaux.

C'est à M. Bruno Lasserre, président de l'Autorité de la concurrence, qu'il vous faut soumettre l'idée de dissoudre l'oligopole des centrales d'achat, Monsieur Thierry Benoit, mais je signale qu'il ne s'agit pas d'un cartel, puisque les enseignes de la grande distribution se font une concurrence acharnée. J'ai d'ailleurs pour interprétation personnelle que l'une des tensions actuelles tient à ce que le modèle même du supermarché et de l'hypermarché est attaqué, pour sa partie non-alimentaire, et par le commerce électronique et par les grandes surfaces spécialisées. Dans ce contexte, il reste à la grande distribution, pour attirer le chaland, les rayons alimentaires ; c'est donc sur l'alimentaire qu'ils font porter leurs efforts. Certaines marques de distributeur jouent la carte de la qualité et de la proximité ; certains magasins font des efforts considérables d'approvisionnement local mais, dans le même temps, ils se servent de la baguette à 30 centimes et de la côte de porc à 2,50 euros comme produits d'appel. Voilà pourquoi les prix des produits de base déclinent. Et, en cinq ans, les charges sociales et le coût du travail ont augmenté !

Je me demande si l'on pourrait envisager d'étendre à d'autres filières que celle des fruits et légumes un mécanisme de coefficient multiplicateur. Il y a 35 ans, ce coefficient était de 1 à 3, et cela n'a pas profondément changé. Mais c'est une filière dans laquelle il y a toujours une identité de produit, et pas de sous-produits. Comment faire pour la viande ou le lait, sachant qu'il a fallu près deux ans pour se mettre d'accord sur ce que représente le coût de la matière première dans le yaourt ? Tout est dit, à la page 136 du rapport, de la complexité de la filière « lait » ; je ne sais pas comment on pourrait lui appliquer un mécanisme de coefficient multiplicateur.

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