Intervention de Christine Lazerges

Réunion du 1er juin 2016 à 16h30
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi Égalité et citoyenneté

Christine Lazerges, présidente de la Commission nationale consultative des droits de l'homme, CNCDH :

Je souhaite excuser l'absence de ma collègue Gwénaële Calvès, qui rapporte l'avis que la Commission nationale consultative des droits de l'homme prépare sur le titre III du projet de loi.

La discrimination est au coeur des préoccupations de la Commission qui, depuis 1990, a pour tâche de présenter un rapport annuel sur la lutte contre le racisme, l'antisémitisme la xénophobie. Nombre de nos avis portent d'ailleurs sur la lutte contre les discriminations.

L'avis que la CNCDH publiera le 16 juin prochain sur l'accès au logement rejoint l'un des objets du projet de loi « Égalité et citoyenneté » dont le titre II, consacré à cette question, nous donne toute satisfaction. Notre avis sur le titre III, pour lequel notre appréciation est plus réservée, sera adopté lors de la réunion plénière que nous tiendrons le 2 juillet.

Notre première critique sur le titre III porte sur son intitulé. Nous considérons qu'au lieu des mots « égalité réelle » il est préférable de recourir au terme, plus juste et que vous avez d'ailleurs employé, madame la présidente, de « lutte contre les discriminations ». La notion d'égalité réelle relève de l'utopie. Ce titre est par ailleurs singulièrement lacunaire même s'il met en jeu plusieurs thématiques : le droit de la presse et les infractions à la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, les conseils citoyens créés par la loi du 21 février 2014 de programmation pour la ville et la cohésion urbaine, dite « loi Lamy », ainsi que la question des emplois dans la fonction publique.

Mille autres questions pourraient être évoquées, comme l'action de groupe, pilier de la lutte contre les discriminations, dont le projet de loi de modernisation de la justice du XXIe siècle, en cours d'examen par le Parlement, tend à préciser le cadre légal. Si l'instauration de circonstances aggravantes en cas de crime raciste ou assimilé est parfaitement à sa place dans le titre III, la lutte contre les discriminations en général est malheureusement éclatée entre plusieurs textes. Ainsi la révision de la loi du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations demeure-t-elle non codifiée, et personne n'en connaît pleinement la portée.

C'est un reproche que je m'adresse à moi-même en tant qu'ancienne députée. Le temps est venu d'édicter un code des discriminations – si le temps est encore aux codes – car cet éparpillement donne l'impression regrettable d'une ambition faible et d'une réforme à la marge sur les trois sujets que j'ai évoqués.

Aujourd'hui, on se borne à toiletter les textes, à alourdir les sanctions et à simplifier quelques procédures. On s'intéresse bien peu – même si cela concerne moins le Législateur – à l'efficience des textes en aval. Nous autres, Français, sommes champions de la production législative, mais nous le sommes moins lorsqu'il s'agit de mettre en oeuvre des mesures que nous adoptons. Je prends l'exemple du dépôt de plainte pour les victimes de discrimination. Il est éminemment compliqué : quantité de postes de police et de gendarmerie ne prennent pas les plaintes pour discrimination, pas même en main courante. Cela fait des années que la CNCDH dénonce cette situation, et nous revendiquons haut et fort la possibilité de porter plainte par internet, ce qui est singulièrement adapté à la discrimination. Dans le cas d'une injure raciste, on imagine mal qu'un jeune « encapuchonné » aille déposer plainte : il risque de ressortir ou de ne pas ressortir, qu'on trouve une raison de l'interpeler ou de le mettre en garde à vue. Quoi qu'il en soit, de lui-même, il aura très peur d'aller déposer plainte.

La question du dépôt de plainte ne relève sans doute pas du Législateur mais, dans notre pays comme dans d'autres, elle n'est pas résolue, surtout quand l'infraction en cause n'est pas un délit classique. Porter plainte constitue une réelle épreuve : dans les faits, si vous n'êtes pas fils d'avocat, et je connais des exemples où il a fallu afficher cette qualité, vous ne pouvez pas déposer plainte. Je donne souvent cet exemple lorsque j'évoque le problème de l'effectivité de la loi, mais je pourrais en évoquer quantité d'autres.

Je tiens toutefois à féliciter l'Assemblée nationale pour les améliorations apportées à la clause générale de dérogation au principe de non-discrimination, que la France avait été conduite à intégrer dans son droit interne en 2008 sous la pression de l'Union européenne. Ce texte prévoit qu'une dérogation n'est pas applicable aux différences de traitement fondées sur l'origine, le patronyme, l'appartenance ou la non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie ou une prétendue race. Bravo donc, particulièrement pour avoir adopté l'expression « prétendue race », emprunt bienvenu à la législation belge, car le mot « race » est difficile à éliminer en tant que tel. Cette formulation heureuse constitue une avancée considérable.

L'ajout de la perte d'autonomie comme chef de discrimination illicite est sans doute bienvenu également, mais ce critère, qui venait à peine d'être consacré par la loi du 28 décembre 2015 relative à l'adaptation de la société au vieillissement, ne l'est toujours pas par le code pénal : à un an d'intervalle, nous tombons dans la dispersion des dispositifs. Cette situation illustre à l'envi la nécessité absolue de bâtir un droit autonome de la discrimination comme a été bâti un droit de la construction, par exemple.

La suppression des convictions comme chef de discrimination illicite inquiète plusieurs membres de la CNCDH. La préparation de notre avis n'est pas assez avancée pour que j'aille plus loin, mais l'Assemblée nationale a-t-elle conscience de placer la France en situation de manquement à l'égard du droit de l'Union européenne, pour lequel ce chef d'inculpation n'est pas facultatif ?

Depuis des années, nous sommes penchés sur les aspects les plus techniques de la loi sur la presse de 1881. Nous nous réjouissons que le projet de loi ne prévoie pas de faire basculer de la loi de 1881 dans le code pénal le régime de sanction des infractions prévues par ce texte, ce qui avait été envisagé un temps par le Gouvernement dans le cadre de la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la xénophobie. Dans nos rapports successifs, nous avons exprimé notre hostilité à l'éventualité de la comparution immédiate pour ce type d'infraction. Nous sommes très attachés à ce que la sanction soit éducative et non simplement répressive.

La CNCDH est, par ailleurs, partagée au sujet de la possibilité de requalification au cours du processus judiciaire. La loi de 1881 l'interdit radicalement aujourd'hui, ce qui est protecteur des droits de la défense, car le prévenu d'injure ne se défend pas de la même manière que dans un contexte de diffamation. Permettre la requalification est considéré comme un abaissement de la protection de la liberté d'expression. Jusqu'à présent, la Commission refusait absolument cette perspective, mais elle est désormais plus divisée, et j'ignore quel parti l'emportera au moment de l'adoption de notre avis. Le sujet est plus délicat qu'il n'y paraît : faut-il préserver les droits de la défense ou privilégier une procédure rapide ?

Enfin, je souhaite préciser qu'il n'y a pas lieu d'unifier le quantum des peines encourues pour les infractions à caractère raciste. L'injure n'est pas la diffamation. Or, l'article 37 du projet de loi prévoit les mêmes peines en matière de diffamation, d'injure et de provocation à caractère raciste. C'est mettre dans le même sac des choses très différentes : une injure est vite jetée, surtout si vous êtes adolescent. Ce serait par ailleurs contrarier les deux grands principes qui gouvernent le code pénal : nécessité et proportionnalité, le second faisant échec à toute unification des sanctions.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion