Nos travaux croisent les discriminations et les inégalités à raison du sexe avec les autres formes de discrimination. Ce fut particulièrement le cas pour le rapport EGALiTER consacré aux territoires de la politique de la ville et aux territoires ruraux fragilisés. Dans cet écrit publié en juin 2014, le Haut Conseil alertait les pouvoirs publics sur le fait que les fractures territoriales entravaient les libertés et l'autonomie des femmes, faisaient le lit des extrémismes et des replis, laissaient prospérer les peurs et l'obscurantisme, et contribuaient à affaiblir les principes républicains, au premier rang desquels l'égalité entre les femmes et les hommes.
Nous saluons ce projet de loi qui tend à combler le fossé entre les promesses républicaines et la réalité que connaissent celles et ceux qui rencontrent le plus de difficultés. Nous souscrivons à l'approche générale : affirmer la volonté de l'État tout en soutenant le pouvoir d'agir et l'engagement des citoyens.
Nous avons relevé avec satisfaction l'intégration des femmes victimes de mariages forcés aux publics prioritaires pour l'accès au logement social. Les femmes constituant la grande majorité des personnes dans la précarité, nous nous réjouissons aussi des mesures visant à favoriser l'engagement citoyen, l'autonomie des jeunes et la mixité sociale dans l'habitat.
Toutefois, nous nous inquiétons de la faible prise en compte dans le texte des obstacles spécifiques que rencontrent les femmes dans l'accès à l'emploi et à la citoyenneté. C'est pour nous un souci de justice autant qu'un impératif d'efficacité des politiques publiques. En effet, sans juste diagnostic – et nous parlons de discriminations qui concernent potentiellement la moitié de la population –, les mesures prises risquent d'être inadaptées et, après quarante ans de politiques publiques dans les territoires concernés par la politique de la ville, de manquer une nouvelle fois leurs objectifs.
Je veux bousculer deux idées reçues. La première est que, dans les quartiers, les jeunes filles s'en sortent mieux que les jeunes hommes. Il est vrai que, là comme ailleurs, les filles obtiennent de meilleurs résultats que les garçons dans l'enseignement secondaire. Mais cette performance occulte la suite de leur parcours, caractérisé par une présence dans l'espace public et une insertion professionnelle beaucoup plus difficiles pour elles en raison des discriminations croisées. On peut voir et entendre les garçons des quartiers au pied des immeubles, sur les terrains de football et ailleurs. On ne voit pas les adolescentes : comme le montre le géographe Yves Raibaud, à partir de la puberté, elles sont effacées des espaces publics, en particulier les espaces de sport et de loisirs.
Les inégalités entre les sexes sont renforcées dans les quartiers. Les données recueillies en attestent. Ainsi, les femmes y sont mères plus tôt : une femme de moins de 25 ans sur cinq a déjà un enfant, une proportion de plus du double de celle qui prévaut hors des quartiers. Les familles monoparentales représentent 25 % des familles pour une moyenne française de 17 % ; ces ménages, dont les chefs de famille sont neuf fois sur dix des femmes, vivent deux fois plus souvent sous le seuil de pauvreté qu'en dehors des zones urbaines sensibles.Autre chiffre alarmant : depuis la crise de 2008, on observe le décrochage progressif du marché de l'emploi des femmes vivant dans les quartiers. Près d'une sur deux n'est ni employée ni au chômage, contre 30 % pour les femmes vivant hors des quartiers. L'inégalité de taux d'activité entre les femmes et les hommes est deux fois plus forte que sur le reste du territoire.Qu'il s'agisse de sport, de santé ou de maîtrise de la langue, les chiffres fournis par le dernier rapport de l'Observatoire national de la politique de la ville (ONPV) illustrent les violentes inégalités dont sont victimes les filles et femmes des quartiers.
La deuxième idée reçue est que les inégalités sociales sont si fortes que l'action en faveur de l'égalité entre hommes et femmes serait un luxe et que, d'ailleurs, on a déjà tant fait pour elles que tout l'arsenal juridique nécessaire existe déjà. Au cours des auditions que nous avons menées, nous avons relevé les résistances coriaces auxquelles se heurte l'objectif d'égalité chez les professionnels de la politique de la ville. Elles s'expliquent par deux raisons. La première est que les inégalités socio-économiques sont fortement accrues dans les quartiers considérés. La seconde tient à la crainte de courir le risque d'une instrumentalisation tendant à stigmatiser l'origine des populations des quartiers considérés en mettant l'accent sur les inégalités subies par les femmes en ces lieux. L'action en faveur de l'égalité entre hommes et femmes dans les quartiers est ainsi perçue au mieux comme un « supplément d'âme », au pire comme une concurrence envers la lutte contre les inégalités sociales.
Le Haut Conseil souhaite que deux priorités soient prises en compte dans la loi. La première est le soutien à la liberté et à l'autonomie des femmes, en particulier les plus jeunes et celles qui vivent dans la plus grande précarité. Plusieurs leviers peuvent être actionnés. À l'article 17, qui porte sur l'information à la santé pour les jeunes, nous proposons d'ajouter un volet relatif à l'éducation à la sexualité, à la contraception et à l'interruption volontaire de grossesse : c'est indispensable dans un contexte de violences sexistes. À l'article 18, qui concerne la Grande École du numérique, il est dit que 30 % des étudiants doivent être de sexe féminin. Le Haut Conseil considère que ce pourcentage doit être un minimum et l'objectif de parité explicitement mentionné, sans quoi le risque de décrochage des filles sera très élevé. Il convient aussi d'insérer au chapitre II du titre Ier, consacré à l'autonomie des jeunes, une disposition complétant les ambitions assignées aux missions locales en y ajoutant l'objectif d'égalité entre femmes et hommes. À l'article 34, relatif aux conseils citoyens, nous proposons de prévoir la présentation d'un rapport annuel sur les actions menées en faveur de l'égalité entre femmes et hommes dans le cadre des contrats de ville. Enfin, l'objectif pourrait être ajouté aux missions de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU).
La deuxième priorité doit être de mener une lutte contre le sexisme aussi implacable que contre le racisme et l'homophobie ; c'est une condition nécessaire pour atteindre l'égalité entre les citoyens et permettre l'exercice de la citoyenneté à tous et toutes. Or, l'article 38, dans sa rédaction actuelle, propose de modifier le code pénal afin de généraliser les circonstances aggravantes de racisme et d'homophobie à l'ensemble des crimes et délits, mais ne dit mot du sexisme. Historiquement, la lutte juridique contre le sexisme s'est construite en décalage avec celle contre le racisme. Le Haut Conseil considère que l'occasion est donnée par ce véhicule législatif de reconnaître en droit pénal – en non plus seulement en droit civil – que le sexisme tue. Rappelez-vous le meurtre de Sohane Benziane, brûlée vive à dix-sept ans, en 2002 ; ce meurtre comportait, selon le procureur lui-même, une dimension sexiste. Quant au point commun des victimes des tueurs en série Guy Georges ou Patrice Alègre, c'était d'être des femmes. Parce que le sexisme tue, le Haut Conseil propose l'introduction d'une circonstance aggravante sur ce fondement.
Enfin, parce que le sexisme est un phénomène mal connu et mal mesuré, nous proposons que le Haut Conseil, dont le Président de la République a souhaité le 8 mars dernier la « consécration par l'inscription dans la loi », soit chargé d'élaborer un rapport régulier sur l'état de la lutte à son encontre, comme le fait la CNCDH pour le racisme.
Le temps me manque pour détailler nos autres propositions ; je vous en dirai davantage en répondant à vos questions.