Intervention de Marcel Rogemont

Séance en hémicycle du 13 juin 2016 à 16h00
Conditions d'octroi de l'autorisation d'émettre de la chaîne numéro 23 — Présentation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMarcel Rogemont, rapporteur de la commission des affaires culturelles et de l’éducation :

Monsieur le président, mes chers collègues, le spectre hertzien fait partie du domaine public et reste une ressource rare. Seul l’État peut mettre des fréquences à la disposition temporaire et conditionnelle d’acteurs publics et privés pour diffuser leurs programmes.

Afin que les attributions de fréquences en matière audiovisuelle échappent aux accusations de partialité, le législateur a mis en place des règles et procédures ayant pour objet d’assurer une pluralité des opérateurs dans le respect de l’utilité publique. Il a confié la tâche de les délivrer et d’en contrôler l’utilisation à une autorité publique indépendante, appelée aujourd’hui Conseil supérieur de l’audiovisuel – CSA.

Cependant, les révélations de certains agissements liés à l’octroi, le 3 juillet 2012, d’une autorisation d’émettre à la société éditant la chaîne de télévision Numéro 23, à son retrait par décision du Conseil supérieur de l’audiovisuel du 14 octobre 2015, puis à l’annulation subséquente de cette dernière décision par le juge administratif dans un arrêt du 30 mars 2016 ne peuvent que pousser la représentation nationale à s’interroger.

Avant même la décision d’annulation, j’avais eu l’occasion de soulever ces interrogations fondamentales sur le déroulement de la procédure d’attribution et de gestion d’une autorisation d’émettre dans le rapport d’information sur l’application de la loi du 15 novembre 2013 relative à l’indépendance de l’audiovisuel public. Aussi les députés membres du groupe socialiste, écologiste et républicain ont-ils déposé la présente proposition de résolution relative à la création d’une commission d’enquête sur les conditions d’octroi d’une autorisation d’émettre à la chaîne Numéro 23 et de sa vente.

Conformément à notre règlement, il revient à la commission de se prononcer sur la recevabilité juridique de la proposition de résolution et sur l’opportunité de créer cette commission d’enquête.

S’agissant de la recevabilité, la création d’une commission d’enquête est soumise à plusieurs conditions. Premièrement, les propositions de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête doivent, en application de l’article 137 du règlement de l’Assemblée, « déterminer avec précision soit les faits qui donnent lieu à enquête, soit les services ou entreprises publics dont la commission doit examiner la gestion ». Cet impératif est satisfait par l’intitulé de la commission d’enquête qui résulterait de l’adoption de la proposition déposée par les députés du groupe SER ainsi que par le dispositif de la résolution.

La commission d’enquête aurait à se pencher sur trois types de faits : les circonstances dans lesquelles une autorisation d’émettre a été octroyée à la société Diversité TV France pour diffuser la chaîne Numéro 23, les contrôles mis en oeuvre envers la société titulaire de l’autorisation pour vérifier le respect des engagements qu’elle a souscrits, notamment dans les documents présentés à l’appui de sa candidature et dans la convention signée avec le CSA, et, enfin, les conditions dans lesquelles ont évolué l’actionnariat et le contrôle de la société titulaire de l’autorisation, ainsi que les moyens et les actions mis en oeuvre par le CSA dans ce cadre.

Deuxièmement, en application du premier alinéa de l’article 138 de notre règlement, « Est irrecevable toute proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête ayant le même objet qu’une mission […] ou qu’une commission d’enquête antérieure, avant l’expiration d’un délai de douze mois à compter du terme des travaux de l’une ou de l’autre ». Tel n’est pas le cas ici, la proposition de résolution remplit donc ce critère de recevabilité.

Enfin, troisièmement, en application du deuxième alinéa de l’article 139 du règlement de notre assemblée, la proposition de résolution ne peut être mise en discussion si le garde des sceaux fait connaître que des poursuites judiciaires sont en cours sur les faits ayant motivé le dépôt de la proposition.

Jean-Jacques Urvoas, garde des sceaux, ministre de la justice, a été interrogé par le président de l’Assemblée nationale. Dans sa réponse du 31 mai, il signale qu’une procédure visant des faits de trafic d’influence et de corruption est actuellement ouverte, s’intéressant aux conditions d’octroi des autorisations d’émettre, mais qu’à ce jour, la société Diversité TV France n’est pas mise en cause dans cette procédure. Il a dès lors indiqué laisser à l’Assemblée nationale le soin d’apprécier si l’existence de cette procédure est de nature à faire obstacle à la création de la commission d’enquête.

Au vu de ce nihil obstat, j’estime que cette procédure ne fait pas en soi obstacle à la création d’une commission d’enquête, à condition que celle-ci s’abstienne de faire porter ses investigations sur des faits qui feraient l’objet de la procédure judiciaire engagée.

S’agissant de l’opportunité de la création de la commission d’enquête, je me contenterai de rappeler que la présente proposition de résolution a été déposée à la suite de trois événements nécessitant l’ouverture d’une enquête sur les conditions d’octroi, de contrôle et de régulation de l’autorisation d’émettre sur le réseau numérique terrestre au service de télévision qui sera dénommé Numéro 23.

L’information livrée par le garde des sceaux signalant que d’autres faits liés à l’attribution de fréquences et extérieurs à cette affaire font l’objet d’une information judiciaire et pourraient relever des incriminations de trafic d’influence ou de corruption ne fait que renforcer la nécessité d’examiner celle-ci en détail pour en tirer les conséquences utiles.

À la suite d’un appel à candidatures pour la diffusion de six nouvelles chaînes de télévision numérique terrestre – TNT – le CSA a délivré le 3 juillet 2012 à la société TVous La Télédiversité, devenue Diversité TV France, une autorisation d’émettre pour diffuser une chaîne à partir du 12 décembre 2012.

De façon inédite, les conventions signées le même jour avec les sociétés retenues comportaient chacune une disposition interdisant au titulaire de l’autorisation de « procéder à aucune modification de l’organisation juridique ou économique de la société titulaire de l’autorisation qui aurait pour effet de modifier le contrôle direct de ladite société » pendant un délai de deux ans et demi à compter de la signature, sauf autorisation du Conseil supérieur de l’audiovisuel.

L’autorisation octroyée a vocation à permettre d’exploiter une chaîne de télévision dans le temps et non de procéder à une cession après moins de deux années de diffusion. La diffusion a en effet commencé le 12 décembre 2012 à douze heures, douze minutes, douze secondes ; au mois de mars 2013, déjà, le mandataire social de cette société allait chercher de l’argent autre part…

Le 9 avril 2015, soit trois mois après l’expiration du délai prévu par la convention du 3 juillet 2012, la société Diversité TV et le groupe NextRadioTV ont déposé auprès du CSA une demande d’agrément de la vente de Diversité TV pour la somme de 88,3 millions d’euros. À l’occasion de l’instruction par le CSA de ce projet de cession, des agissements condamnables ont été mis à jour.

Premièrement, moins de six mois après le lancement effectif, les actionnaires se sont rapprochés d’un investisseur russe pour signer un pacte d’actionnaires. Pourtant, lorsqu’une chaîne connaît quelques difficultés, elle se rapproche généralement d’un groupe qui est dans l’audiovisuel et non pas à l’extérieur, en l’occurrence un fonds de pension russe…

Deuxièmement, le pacte a été dissimulé au CSA jusqu’en avril 2015. Cela révèle que l’actionnaire majoritaire de la société Diversité TV France a, dès le mois de mai 2013, soit cinq mois seulement après la première diffusion, et en contradiction avec les objectifs affirmés dans sa candidature, cherché avant tout à valoriser à son profit l’autorisation administrative dont bénéficiait la société, et ce dans la seule perspective d’une cession de son capital social à un nouvel actionnaire.

Quand une société perd une dizaine de millions par an, sa valeur commerciale ne peut pas être de 88,3 millions ! Ce montant de 88,3 millions d’euros proposé pour la cession du contrôle de Diversité TV est donc apparu peu en rapport avec la situation financière de la société, ses pertes et son plan d’affaires prévisible. Il en découle que « la valorisation de la société Diversité TV, telle qu’elle ressort du projet de vente soumis au Conseil, repose, à titre principal, sur la valeur de l’autorisation administrative qui lui a été attribuée ».

Constatant que les démarches menées représentent un abus de droit à caractère frauduleux, qui ne peut conduire qu’à remettre en cause le choix opéré par le CSA en délivrant une autorisation d’émettre à Diversité TV, le régulateur a décidé de manière exceptionnelle, le 14 octobre 2015, de retirer purement et simplement cette autorisation d’émettre à compter du 30 juin 2016, comme l’y autorise le premier alinéa de l’article 42-3 de la loi du 30 septembre 1986.

À la suite d’un recours pour excès de pouvoir de la société Diversité TV France, le Conseil d’État a estimé, dans son arrêt du 30 mars 2016, qu’il ne résultait pas de l’instruction « qu’une fraude à la loi, de nature à justifier le retrait de l’autorisation, soit démontrée en l’espèce », alors que son rapporteur public avait conclu à l’existence d’une violation, délibérée et avec dissimulation, des obligations légales.

Bien que le Conseil d’État ait rappelé que, selon un principe général du droit, une décision administrative obtenue par fraude ne créait pas de droits au profit de son titulaire et pouvait être retirée à tout moment par l’autorité qui l’a délivrée, il a également relevé qu’il revenait au CSA de démontrer, par un faisceau d’indices, l’existence de la fraude. Or le CSA a expliqué ne pas disposer des moyens d’investigation nécessaires pour assurer un tel contrôle, ainsi encadré par le juge administratif.

L’affaire de la chaîne Numéro 23 soulève ainsi des interrogations fondamentales sur la manière dont une autorité publique indépendante a pu exercer ses missions d’attribution et de gestion des fréquences, mais aussi sur son rôle et les moyens à sa disposition dans le contrôle du respect des obligations, tant légales que conventionnelles, par les diffuseurs, missions qui lui ont été confiées par le législateur.

Enfin, il est clair que l’accès aux informations utiles permettant au Parlement de tirer les conséquences de cette affaire nécessite le recours aux pouvoirs d’investigation d’une commission d’enquête.

J’invite donc mes collègues ici présents à adopter cette proposition de résolution, qui fera date puisque c’est une résolution qui, pour la première fois, met en cause une autorité administrative indépendante dans l’exercice de ses missions. Il appartient effectivement au Parlement de vérifier que les autorités administratives indépendantes fonctionnent dans le cadre des missions que nous leur confions.

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