Intervention de Cees Van Dam

Réunion du 18 mai 2016 à 9h30
Commission des affaires européennes

Cees Van Dam, professeur au King's College de Londres :

(interprétation de l'anglais). Je recenserai les options juridiques qui s'ouvrent à ceux qui souhaitent réglementer la responsabilité sociétale des entreprises. Il existe trois instruments : les Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l'homme ; le droit administratif, singulièrement le droit de la concurrence ; le droit de la responsabilité civile. Les principes directeurs des Nations unies peuvent être appliqués sur une base volontaire mais ne sont pas juridiquement contraignants ; le droit administratif est mis en oeuvre par une autorité régulatrice publique ; le droit de la responsabilité civile est actionné par les victimes, soit individuellement, soit par le biais d'actions de groupe, pour tenter d'obtenir un dédommagement.

Ni les Principes directeurs des Nations unies ni le droit administratif n'emportent de droit à recours et à réparation pour les victimes ; elles ne peuvent être indemnisées que dans le cadre du droit de la responsabilité civile. Les Principes directeurs des Nations unies n'emportent pas de sanctions pénales pour les entreprises accusées de manquements. Dans le cadre du droit administratif, une amende peut être imposée à l'entreprise jugée fautive au regard du droit de la concurrence. Enfin, une indemnisation est due à la victime au titre du droit de la responsabilité civile mais, en pratique, il est très compliqué pour elles de l'obtenir ; c'est tout à fait insatisfaisant.

Quelle voie choisir pour rendre obligatoire, le plus facilement possible, le devoir de vigilance, afin de contraindre les entreprises à tenir compte des droits de l'homme, conformément aux principes directeurs des Nations unies? J'écarte le droit pénal, car si cette possibilité existe au plan national, comme on l'a vu au Royaume-Uni avec l'adoption de la loi relative à l'esclavage moderne, elle n'existe pas au niveau européen. L'obligation peut être imposée par les pouvoirs publics nationaux, et nous entendrons avec intérêt la présentation qui nous sera faite de la proposition de loi française. En ce cas, quand un manquement est avéré, la sanction infligée imposée à l'entreprise considérée est généralement une amende, qui peut d'élever à plusieurs millions d'euros, pour infraction à la réglementation du marché : par exemple, une entreprise faisant travailler des enfants est considérée coupable de distorsion de concurrence, les autres entreprises du secteur ne procédant pas de la sorte.

On peut s'attacher à expliquer aux entreprises que, respecteraient-elles les principes directeurs des Nations unies qu'elles en bénéficieraient ; de nombreux travaux le démontrent. Encore faut-il, bien sûr, qu'une autorité soit chargée de l'application de la réglementation. Ce peut-être la Commission européenne, mais pas nécessairement.

L'optique n'est pas la même selon que l'on envisage le manquement au titre du droit administratif – qui contraint l'entreprise à ne pas fausser la concurrence – ou au titre du droit de la responsabilité civile, qui oblige à dédommager les victimes. Cette possibilité s'offre aux personnes lésées dans de nombreux pays, mais elle ne vaut pas forcément dans les pays où s'applique la common law ; la disposition ne s'applique donc pas comme une évidence en tous lieux au sein de l'Union européenne.

Autant dire que si l'on souhaite rendre contraignant le devoir de vigilance des entreprises, mieux vaut, à mon avis, privilégier le droit administratif en considérant qu'il s'agit d'une question liée au fonctionnement du marché, plutôt que le droit de la responsabilité civile.

En effet, en droit de la responsabilité civile, on se heurte à divers obstacles. Le premier tient à l'extra-territorialité. Peut-on réglementer hors ses frontières ? La question a longtemps agité les débats entre juristes, mais ce n'est plus le cas. On peut réglementer le marché aussi longtemps que l'on s'intéresse aux activités des sociétés-mères européennes, les entreprises donneuses d'ordres qui achètent des biens par le biais d'une chaîne d'approvisionnement. Pour le reste, l'Union européenne ne peut évidemment imposer sa législation au-delà de ses frontières.

Le deuxième obstacle est le droit applicable. Conformément au règlement Rome II, c'est celui du pays de la victime : si une victime nigériane poursuit une société-mère dont le siège est situé aux Pays-Bas, le droit nigérian s'appliquera. C'est dire que même si le législateur européen impose des obligations, dans le cadre du droit de la responsabilité civile, à des entreprises dont le siège est situé dans l'Union européenne, elles ne s'appliqueront pas systématiquement dans les cas où les personnes lésées ne sont pas ressortissantes de l'Union. Des exceptions sont prévues à ce principe mais des divergences d'interprétation empêchent de savoir précisément si elles valent en pareils cas. Si, donc, le législateur européen s'engage dans la voie d'une réglementation contraignante au titre du droit de la responsabilité civile, il devra modifier ou amender le règlement « Rome II » pour renforcer les droits des victimes à indemnisation.

Sur un plan général, le renversement de la charge de la preuve permettrait de partir du principe que l'entreprise a causé un dommage aux victimes sauf si elle parvient à démontrer le contraire et prouve qu'elle a respecté son devoir de vigilance et pris les précautions nécessaires ; la proposition suisse contient une telle suggestion, mais elle tord assez sérieusement le droit de la responsabilité civile, ce qui lui fait perdre en réalisme.

Je suggérerais de commencer par agir en droit administratif puis, en seconde intention, de s'intéresser à ce qui peut être fait en matière de responsabilité civile dans la plupart des juridictions.

J'ajoute que les demandes de réparation sur le fondement du droit de la responsabilité civile peuvent être contre-productives dans les cas mettant en cause la chaîne d'approvisionnement : si l'on tente de faire condamner par ce biais une entreprise parce que certains de ses fournisseurs, dans un pays donné, font travailler des enfants, cela peut avoir pour effet que cette entreprise se retire du pays considéré, ce qui n'aidera en rien les familles et les enfants mis au labeur forcé.

En d'autres termes, le droit de la responsabilité civile est, en l'espèce, un instrument de portée limitée qui ne permet pas toujours de garantir aux victimes le droit à réparation. Utiliser la voie du droit administratif permettrait d'inciter avec plus de souplesse les entreprises à mettre de l'ordre dans leur chaîne d'approvisionnement.

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