Commission des affaires européennes

Réunion du 18 mai 2016 à 9h30

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

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  • sociétale
  • vigilance

La réunion

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Réunion interparlementaire sur la responsabilité sociétale des entreprises

COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES

Mercredi 18 mai 2016

Réunion interparlementaire sur la responsabilité sociétale des entreprises

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Mesdames et messieurs les parlementaires, je suis heureux de vous accueillir aujourd'hui si nombreux à l'Assemblée nationale ; les représentants de vingt-deux chambres de dix-huit États membres de l'Union européenne, ainsi que du Parlement européen, nous font l'honneur de leur présence à cette réunion interparlementaire. C'est la quatrième fois depuis 2012 que l'Assemblée nationale organise une telle réunion, à l'initiative, comme à chaque fois, de la commission des affaires européennes. Je tiens à remercier sa présidente, Mme Danielle Auroi, pour cette nouvelle manifestation de l'implication concrète des Parlements nationaux dans le débat démocratique européen. Ils sont le relais de la souveraineté des peuples.

Représentants des peuples souverains qui, ensemble, forment le peuple européen, il est en effet de notre devoir, par nos échanges, nos rapports et nos propositions, de participer activement à l'espace politique européen. Cet approfondissement démocratique est indispensable si l'on veut que l'Union renoue avec ses peuples. Face aux crises européennes, au moment où montent dangereusement nationalismes et extrémismes, il est plus que jamais nécessaire de refonder le projet politique européen, au plus près des aspirations populaires.

Les deux questions qui seront abordées aujourd'hui sont justement de celles qui préoccupent les citoyens européens, qu'ils soient travailleurs ou simples consommateurs. L'une et l'autre concernent la question de la responsabilité des entreprises au-delà de leurs frontières nationales. En effet, la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) est la grande affaire économique de notre temps. Le temps où le libéralisme devait construire à tout prix un progrès technique sur la ruine de ceux qu'il considérait comme archaïques, démodés, arriérés, est révolu. Les entreprises et l'économie – on l'a trop oublié –, ce sont d'abord des gens, des êtres humains, des travailleurs, des commanditaires et des clients ; nous appartenons tous à l'humanité.

La responsabilité sociétale des entreprises renvoie au constat qu'avec la mondialisation des chaînes d'approvisionnement, l'activité des entreprises européennes doit respecter les principes sur lesquels l'Europe s'est construite : dans les pays où sont installés leurs filiales, leurs sous-traitants ou leurs fournisseurs, les entreprises sont ambassadrices du rêve européen. Elles doivent respecter les droits humains, sociaux et environnementaux des travailleurs extra-communautaires comme ceux des travailleurs européens.

Les États membres de l'Union ont été les premiers à chercher à responsabiliser les entreprises pour leurs activités à l'étranger. Parmi de nombreuses initiatives nationales, vous me pardonnerez de citer la proposition de loi française relative au devoir de vigilance des sociétés mères et donneuses d'ordre, adoptée en deuxième lecture le 23 mars dernier et actuellement examinée au Sénat.

Cependant, les initiatives nationales ne sauraient à elles seules suffire ; une action au niveau européen apparaît indispensable. Certes, les entreprises de certains secteurs sensibles sont déjà soumises à des obligations européennes en matière de RSE, mais la question d'une RSE applicable à toutes les entreprises doit être posée afin que l'objectif de compétitivité des entreprises européennes ne remette pas en cause le développement durable – social et environnemental – qui est aussi l'un des objectifs de l'Union. Nous ne vaincrons pas contre nos principes.

Le deuxième sujet inscrit à l'ordre du jour de notre rencontre relève exactement de la même problématique. La libre circulation des personnes – donc des travailleurs – entre les États membres est incontestablement l'un des apports majeurs de la construction européenne, mais c'est aussi un atout économique pour nos entreprises ! Chacun sait naturellement que le détachement des travailleurs peut être à l'origine d'abus de la part d'entreprises qui profiteraient des différences en matière de règles fiscales et sociales entre les États membres pour pratiquer un dumping au détriment de leurs concurrents, comme des travailleurs nationaux.

Il faut donc se réjouir que l'Union européenne ait cherché dès 1996 à encadrer le détachement des travailleurs en les faisant bénéficier d'un « noyau dur » de droits en vigueur dans l'État membre d'accueil, même s'ils restent les employés de l'entreprise qui les détache et relèvent donc de la législation de l'État membre d'origine. Cet encadrement n'est certes pas parfait, malgré une première révision de la directive en 2014. La Commission elle-même en convient et a proposé le 8 mars 2016 une révision des règles sur le détachement de travailleurs au sein de l'Union européenne afin de les adapter aux besoins actuels. Cette initiative vient, au titre du contrôle de subsidiarité, de faire l'objet d'un « carton jaune » de la part des Parlements de onze pays de l'Union, dont plusieurs sont représentés aujourd'hui.

J'espère personnellement que le processus législatif ne va pas s'embourber car nous restons, pour notre part, attachés à la révision de cette directive. Il ne s'agit pas, bien sûr, de faire obstacle à la libre circulation des travailleurs, ni à la libre concurrence, qui sont des piliers de la construction européenne, mais, au contraire, de mettre en oeuvre les conditions pour que ces deux libertés puissent s'exercer correctement, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Je souhaite que notre rencontre permette à chacun d'exprimer ses positions et, ainsi, de contribuer à lever les réticences ou malentendus.

Vous l'aurez compris, ces deux sujets renvoient à la nécessité d'une Europe qui ne soit pas seulement économique mais aussi sociale. Certes, l'Europe doit soutenir la croissance des entreprises, mais ne doit pas se faire au détriment des droits sociaux, humains et environnementaux, à l'intérieur comme à l'extérieur de l'Union européenne. C'est le rôle de la politique de le rappeler, de l'imposer, de s'en réjouir. Puisque nous sommes dans la salle Lamartine, je citerai ce grand député qui fut un immense poète : « Qui peut créer dédaigne de détruire. » Comme il avait raison ! Si la politique peut créer des droits, alors l'homme raisonnable n'aura plus à détruire ses rêves.

Cette réunion interparlementaire est non seulement la marque concrète de l'implication des parlements nationaux dans les affaires européennes, mais également un utile rappel des bénéfices que tous, citoyens, États membres, et même États tiers, pouvons retirer d'une Europe qui fonctionne et va de l'avant. L'Europe n'est pas qu'un rêve ou qu'un agglomérat institutionnel. C'est une échelle de l'action politique, un sujet de puissance, un levier pour améliorer la vie. Je ne me satisferai jamais qu'elle ne puisse pas faire tant de belles choses.

Je souhaite donc que vos débats sur la responsabilité sociétale des entreprises et le détachement des travailleurs soient fructueux et contribuent à l'émergence de positions communes qui, j'en suis sûr, contribueront à construire un monde à venir plus juste, plus égalitaire et plus respectueux des droits des peuples. (Applaudissements.)

Première table ronde : Regards croisés sur la situation de la responsabilité sociétale des entreprises en Europe

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C'est pour moi un honneur et une joie de vous recevoir si nombreux dans cette salle symbolique, Lamartine ayant aussi été l'un des précurseurs de l'idée européenne. Notre premier sujet portera sur la responsabilité des entreprises, qui est à la fois sociale et environnementale. Nous en débattrons en deux temps : nous brosserons d'abord un état des lieux de la responsabilité sociétale des entreprises en Europe, puis tracerons les perspectives possibles et souhaitables de renforcement de la RSE dans les entreprises européennes. Notre deuxième sujet, cet après-midi, sera le détachement des travailleurs, qui engage lui aussi la responsabilité des entreprises.

S'agissant de la RSE, notre commission souhaite vous proposer un « carton vert », cette formule qui permet aux parlementaires d'attester de leur volonté de s'impliquer concrètement dans l'élaboration des règles européennes.

Une responsabilité sociétale effective et efficace suppose en effet de renforcer le devoir de vigilance des entreprises européennes tout au long de la chaîne de valeur. Les chaînes d'approvisionnement sont désormais mondialisées et les entreprises européennes possèdent des filiales et ont recours à des sous-traitants et à des fournisseurs dans le monde entier. La mondialisation du commerce présente un intérêt économique évident, mais les entreprises multinationales ne peuvent cependant pas se limiter à la recherche du profit en ignorant les conséquences humaines, sociales et environnementales de leur activité, qui peuvent être tragiques. L'effondrement du Rana Plaza, qui a fait 1 127 morts en 2013, nous le rappelle chaque jour, et encore n'est-il qu'un exemple parmi d'autres. Trois ans plus tard, il est manifeste que la bonne volonté ne suffit pas. Pourtant, le droit européen, en l'état, considère qu'une RSE principalement fondée sur le volontariat des entreprises et de leurs fédérations professionnelles suffit. Certaines ont joué le jeu en créant des mécanismes propres à prévenir les dommages pouvant être provoqués par leurs activités dans les pays en développement mais, hélas, elles ne constituent pas la majorité. Or, l'intérêt général commande de pouvoir contrôler l'efficacité de ces mesures qui nous engagent et engagent l'Union, ses valeurs et sa réputation.

Heureusement, le droit européen prévoit déjà quelques règles contraignantes en matière de devoir de vigilance dans certains secteurs à haut risque, comme ceux du diamant ou du bois, et peut-être demain dans celui des « minerais de conflit ». Quant à la seule règle applicable à toutes les entreprises, quel que soit leur secteur d'activité, il ne s'agit que d'une simple obligation d'information découlant de la directive 201495 du 22 octobre 2014. Malgré le progrès qu'elle constitue en matière de transparence, cette obligation ne concerne qu'un nombre réduit d'entreprises et ne leur impose qu'une obligation d'information, et non une responsabilité vis-à-vis de leurs filiales, encore moins de leurs sous-traitants et de leurs fournisseurs. Les bonnes pratiques ne suffisent pas à elles seules à réparer et à prévenir les drames.

Vous l'aurez compris : ce devoir de vigilance issu des Principes directeurs des Nations Unies et de l'OCDE est, au niveau européen, encore largement en devenir. Il est heureusement plus élaboré dans certains États membres comme le Royaume-Uni et le Danemark. La France, elle aussi, participe de ce mouvement, puisqu'une proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre est en cours d'adoption. Nous sommes nombreux à souhaiter que ce processus soit entrepris au niveau européen par l'élaboration à bref délai d'une directive.

Ces initiatives doivent être saluées, car elles contribuent à faire avancer la cause de la RSE au niveau européen : nos expériences nationales doivent être une source d'inspiration et un appel à agir en commun.

Pour entamer nos échanges, dont je suis convaincue qu'ils seront fructueux, je passe d'abord la parole à nos deux intervenants liminaires, M. Pedro Ortún Silván puis M. Pascal Durand.

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Pedro Ortún Silván, conseiller spécial à la Direction générale Entreprises de la Commission européenne sur les questions de responsabilité sociétale des entreprises

Permettez-moi de commencer par dresser un bref état des lieux du processus de RSE tel qu'il se déroule à la Commission et dans l'ensemble de l'Union européenne et d'en rappeler les étapes principales, avant d'aborder les perspectives qu'envisage la Commission.

Tout a vraiment commencé en octobre 2011 par l'adoption au terme d'un long processus de concertation avec l'ensemble des parties prenantes – États membres, entreprises, organisations non gouvernementales, syndicats – de la stratégie de la Commission sur la RSE, qui fixe les principes de base et une définition nouvelle de la RSE, et qui contient un plan d'action pour les années 2011 à 2015. Depuis, plusieurs évolutions politiques positives se sont produites : les conclusions du G7 de juin dernier, puis l'adoption des objectifs de développement durable en septembre et l'accord obtenu au terme de la COP21 en décembre. La présidence néerlandaise de l'Union a donné une nouvelle impulsion au processus, qui a notamment progressé suite à des tragédies comme celle du Rana Plaza au Bangladesh ou à des scandales touchant de grandes entreprises, y compris européennes.

Nous venons d'achever l'évaluation de la mise en place de la stratégie de la Commission sur la RSE. La définition, l'approche et les principes adoptés en 2011 demeurent valables aujourd'hui : créer de la valeur partagée pour les entreprises, mais aussi pour les sociétés dans lesquelles elles sont établies, mettre en place des processus internes dans les entreprises en associant tous leurs partenaires afin d'intégrer les dimensions sociales, environnementales, éthiques et de respect des droits de l'homme dans leurs principales stratégies, et aboutir à une combinaison intelligente – un smart mix – de mesures que les entreprises prennent de leur propre initiative et, si nécessaire, d'initiatives législatives. L'idée est de favoriser ce processus afin d'atteindre au plus tôt l'objectif commun, que partagent tous les acteurs publics et privés, que le plus grand nombre possible d'entreprises européennes intègre pleinement les principes de RSE dans leurs grandes stratégies et qu'elles prennent les mesures adéquates de prévention et d'atténuation des risques sociaux, environnementaux et éthiques.

Cette évaluation a produit les résultats suivants, que partage la très grande majorité des parties prenantes européennes : un progrès important a été réalisé mais la mise en place de la stratégie a été complexe et souvent lente, et les résultats demeurent insuffisants. Une vingtaine d'États membres seulement ont adopté des plans d'action en matière de RSE, et seuls sept d'entre eux ont également adopté des plans d'action visant à élaborer une stratégie nationale de respect des droits de l'homme, tandis que sept autres y travaillent. Autrement dit, plus de la moitié des États membres n'ont pas encore entrepris de se doter de tels plans. D'autre part, un nombre croissant de grandes entreprises européennes agissent conformément à la stratégie de la Commission sur la RSE, mais elles ne sont encore que quelques centaines, un millier tout au plus, alors qu'il existe en Europe plus de 10 000 entreprises employant plus de 1 000 salariés, et environ 15 000 qui en emploient plus de 500. En clair, le chemin est encore long.

La Commission, quant à elle, a pris la plupart des initiatives qu'elle avait prévues dans sa stratégie de 2011, y compris plusieurs initiatives législatives dont la révision de la directive « Marchés publics », destinée à ce que les États membres intègrent des critères environnementaux et sociaux dans leurs processus de passation de marchés publics. D'autres projets s'ajoutent à la directive sur la publication d'informations non financières, comme une directive concernant les droits des actionnaires et un règlement relatif aux minerais provenant de zones en conflit, qui ont déjà atteint les phases ultimes de trilogue. De même, la Commission a adopté en janvier un paquet relatif à la transparence fiscale, et proposera bientôt une directive imposant, pays par pays, des règles de transparence fiscale aux entreprises. Enfin, ces mesures législatives sont assorties d'une série de mesures d'accompagnement.

Face à un bilan encore mitigé, nous avons répertorié plusieurs mesures dont il est nécessaire d'approfondir ou d'accélérer la mise en oeuvre, ainsi que de nouvelles pistes de réflexion à ouvrir. L'objectif, encore une fois, vise à impliquer le plus grand nombre d'entreprises dans le processus de RSE. La responsabilité n'en incombe pas qu'aux seules autorités publiques, mais aussi à tous les acteurs concernés, y compris les entreprises qui sont en pointe dans leur secteur. L'impulsion doit provenir du plus haut niveau, dans les pouvoirs publics comme dans les entreprises.

Nous préparons donc un plan d'action actualisé qui sera prêt avant la fin de l'année, comme le préconise le Conseil. Notre action portera en particulier sur les domaines suivants. Il faut tout d'abord consolider et accélérer l'application des mesures législatives déjà adoptées. La directive sur la publication d'informations non financières, par exemple, a été adoptée il y a près d'un an et demi avec un délai de transposition de deux ans. Or, très peu d'États membres l'ont transposée, alors qu'il ne reste que six mois. La Commission prépare actuellement un guide destiné à faciliter cette transposition. D'autre part, des mesures seront prises pour renforcer les capacités des États membres, des entreprises, des organisations professionnelles nationales et sectorielles à ces fins, car sur les 6 000 grandes entreprises concernées par la directive, environ 4 000 n'ont pas encore entamé ce processus.

Il faudra ensuite veiller à la transposition la directive « Marchés publics » révisée, ce que n'ont pas fait plus de sept États membres alors que le délai de transposition était fixé au mois d'avril. Il reste donc beaucoup à faire pour transposer et surtout intégrer ces nouvelles dispositions dans les processus de passation de marchés publics, de fourniture de services et d'investissement.

Il restera à finaliser avec les États membres l'adoption de la directive sur les droits des actionnaires et du règlement sur les minerais provenant des zones de conflit. L'adoption du paquet relatif à la transparence fiscale, si elle risque d'être plus compliquée, va dans le même sens. De même, nous devrons inciter les États membres qui ne l'ont pas encore fait à adopter des plans d'action en matière de RSE et de respect des droits de l'homme, en encourageant les initiatives associant diverses parties prenantes issues de la sphère publique et du secteur privé, et ce à l'échelle sectorielle – qui est la moins difficile.

Au-delà de ces différentes mesures, nous devons susciter une plus grande demande de ces pratiques responsables, parmi les investisseurs tout d'abord. Seuls 10 % à 15 % de l'ensemble des capitaux disponibles dans le monde sont investis dans des projets durables et responsables : c'est trop peu. Tous les investisseurs doivent intégrer des critères de viabilité sociale, environnementale et éthique dans leurs stratégies de prise de participation, de prêts et de garanties. Un effort est à faire auprès des consommateurs, ensuite : les citoyens doivent en effet être sensibilisés davantage à ces mêmes critères afin qu'ils les intègrent dans leurs choix d'achat et d'investissement.

Enfin, il faut renforcer le cadre de coordination internationale avec l'OCDE, l'Organisation internationale du travail (OIT) et l'ONU, pour veiller à ce que ces initiatives européennes se répercutent ailleurs, en particulier dans les pays en voie de développement.

L'élan politique existe, mais d'importants obstacles – la question des réfugiés, celle du terrorisme et de la sécurité, la crise économique – peuvent entraver le processus de RSE. À condition que les dirigeants politiques et les dirigeants d'entreprise donnent une véritable impulsion, j'espère néanmoins que nous pourrons poursuivre sa mise à jour, car une chose est certaine : une entreprise ne peut être compétitive à moyen et à long terme que si elle adopte des pratiques durables et éthiques en son sein et dans l'ensemble de sa chaîne d'approvisionnement.

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Le fait que la transposition de mesures facultatives traîne en longueur ne doit-il pas nous inciter à adopter des mesures contraignantes ?

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Pascal Durand, membre de la commission du marché intérieur et de la protection des consommateurs du Parlement européen

La question majeure de la RSE touche au coeur de l'humain et du modèle de société que nous souhaitons, fondé sur un équilibre entre les nécessités de l'économie et de la production, d'une part, et, de l'autre, le respect des droits des citoyens où qu'ils soient nés, surtout s'ils n'ont pas la possibilité de choisir les conditions de leur travail – ce qui est évidemment le cas dans de nombreux pays où interviennent des entreprises européennes.

Vous avez raison, madame la présidente, de poser la question du droit contraignant – hard law – et des règles non contraignantes – soft law. J'entends beaucoup ressasser le leitmotiv de la nécessité d'adopter des bonnes pratiques et de dialoguer avec les parties prenantes, mais, curieusement, il n'est plus jamais question de soft law dès qu'il s'agit de réguler pour défendre les investisseurs ou les entreprises – en protégeant le secret des affaires, par exemple. Au contraire, les règles adoptées en la matière sont les plus contraignantes qui soient, et obéissent parfois même à une procédure accélérée, comme vient de l'illustrer la directive sur le secret des affaires. En revanche, pour ce qui concerne la responsabilité sociale et environnementale, les droits des travailleurs vivant dans des pays lointains, l'accaparement des terres ou encore la déforestation, alors mieux vaut se contenter de bonnes pratiques pour ne pas nuire au bon fonctionnement de l'économie.

Toute la difficulté est là. La RSE n'est pas une priorité de la législation européenne actuelle – ni pour le Conseil, ni pour la Commission, ni pour le Parlement. Je souffre profondément de l'opposition qui est faite entre la question des droits humains et celle de la compétitivité des entreprises européennes. La norme et la régulation, nous dit-on, porteraient atteinte à la capacité des entreprises européennes à agir partout dans le monde. C'est exactement le contraire ! L'Europe ne se grandit qu'en appliquant à l'ensemble des maillons de sa chaîne de valeur les règles qu'elle s'applique à elle-même ; c'est la définition des droits humains. C'est ainsi que l'Europe pourra jouer un rôle majeur dans le monde : en veillant à ce que toutes les dispositions qu'elle applique dans l'Union européenne s'appliquent aussi ailleurs. C'est aussi en veillant à ce que les tribunaux – puisque l'Europe a la chance de disposer d'une justice indépendante et compétente – puissent enfin connaître d'éventuelles violations des droits humains, sociaux et environnementaux pour que les entreprises européennes répondent des comportements de leurs filiales. Chacun sait en effet que le maître d'ouvrage est le donneur d'ordre et qu'à ce titre, il doit rendre des comptes – comme l'illustrent les règles récemment adoptées en droit français concernant les sociétés mères et les entreprises donneuses d'ordre, qui partent du maître d'oeuvre pour se décliner à travers les différents niveaux de sous-traitance.

En réalité, il n'existe en Europe aucune règle globale en la matière. Certains secteurs particuliers sont certes réglementés, comme les minerais de conflit. Néanmoins, il est extrêmement difficile de bâtir une vision transversale, même si certains domaines relèvent sans doute du principe de subsidiarité. À ce stade, par exemple, la directive sur les droits des actionnaires, en cours d'élaboration dans le cadre d'un trilogue entre le Conseil, la Commission et le Parlement, ne contient rien de substantiel sur ces questions, et je le regrette. Certes, la directive comptable existe, de même que les Principes directeurs des Nations unies – quoique l'Europe ne brille pas par l'efficacité de sa participation à ces débats, puisqu'elle y a posé des conditions préalables, l'une d'entre elles étant que les Principes s'appliquent à toutes les entreprises, et non pas seulement aux plus grandes, ce qui revient à bloquer le processus car chacun sait que les petites entreprises ne disposent pas des capacités nécessaires d'information.

Le carton vert auquel vous avez fait allusion, madame la présidente, est une excellente initiative. Au-delà, l'Europe attend de la France qu'elle fasse évoluer sa législation en matière de RSE, vers laquelle tous les acteurs ont tourné leur regard. Hélas, cette loi n'est pas en débat au Sénat, comme nous l'a dit le président Bartolone, car elle n'est pas encore inscrite à son ordre du jour. Les parlementaires européens et les autres parties prenantes souhaitent que le Sénat puisse s'en saisir très rapidement, car il est désormais indispensable que certains pays prennent l'initiative dans ce domaine, et que l'Europe suive l'exemple ainsi donné parce que nous oserons, dans la salle Lamartine, appeler un « phare de la pensée ». Rappelons en effet à l'Europe que sur certaines questions, le droit contraignant – qui n'est en fait que le droit – peut avoir une efficacité que les règles non contraignantes n'ont pas, puisque leur application dépend de la bonne volonté d'entreprises plus vertueuses que d'autres. Nous ne saurions continuer ainsi. En matière de RSE, l'Europe est très en retard ; c'est pourquoi nous attendons beaucoup de la législation française, qui est à la fois intelligente et équilibrée.

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Je vous remercie pour cet éclairage. La discussion est à présent ouverte.

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Lucio Romano, membre de la commission des politiques européennes du Sénat italien

(interprétation de l'italien). La responsabilité sociétale des entreprises et le respect des droits de l'homme sont des questions fondamentales : il s'agit de faire respecter des droits qui ont trop longtemps été négligés à cause de la crise financière et des politiques d'assainissement budgétaire. Rappelons l'article 3 du Traité sur l'Union européenne, en vertu duquel le développement de l'Europe est fondé sur une économie sociale de marché qui tend au progrès social. De même, l'article 41 de la Constitution italienne stipule que l'initiative économique privée est libre, mais qu'elle ne peut s'exercer en opposition avec l'utilité sociale ou porter atteinte à la dignité humaine.

Le modèle social européen se fonde donc sur deux piliers : la liberté d'entreprise, mais aussi le respect et la protection des plus faibles. C'est pour défendre ces valeurs que la commission des affaires européennes du Sénat italien soutient la proposition de Mme la présidente consistant à présenter un « carton vert » concernant la responsabilité sociétale des entreprises. Nous avons toujours approuvé les mesures visant à responsabiliser les entreprises en matière sociale. En décembre 2014, le Sénat italien s'était déjà déclaré favorable à un projet de réglementation destiné à autoriser l'auto-certification des entreprises socialement responsables. Notre intention était de transformer peu à peu un système facultatif en système contraignant. Le Parlement européen convient de la nécessité d'une certification obligatoire ; c'est en élargissant son champ d'application que cette proposition pourra se fonder sur des bases plus solides.

Autre question importante : l'application de la directive sur la publication d'informations non financières, qui oblige les entreprises à dresser dans leurs rapports annuels un bilan de leur action en matière sociale et environnementale et de respect des droits de l'homme, ainsi que des mesures prises pour lutter contre la corruption active et passive. Le délai de transposition de cette directive expirera en décembre prochain. Ce sera l'occasion d'évaluer la prise en compte dans les entreprises des questions de responsabilité sociétale, et la concrétisation de notre engagement à améliorer la réglementation pour donner corps aux objectifs fixés à l'article 3 du Traité européen. Il faut certes renforcer la compétitivité de l'Union européenne sur la scène mondiale, mais sans pour autant renoncer à nos normes sociales et environnementales. De ce point de vue, le Sénat italien et son président apportent leur plein soutien au processus de responsabilité sociétale et environnementale.

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Antonio Costa Silva, membre de la commission de l'économie, de l'innovation et des travaux publics de l'Assemblée de la République du Portugal

(interprétation de l'anglais). L'importance de la question de la RSE mérite un débat approfondi. La proposition de « carton vert » que Mme la présidente a formulée lors de la réunion informelle du groupe de travail de la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (COSAC) est pertinente. Pour développer le modèle européen, il faut définir une norme européenne de développement durable fondée sur les principes essentiels de la Charte des droits fondamentaux de l'Union. Le développement de l'Europe, tant en termes de modernisation de l'économie, de compétitivité et de productivité, que de politiques sociales et environnementales, est un objectif qui nous rassemble tous, par-delà les intérêts économiques et sociaux. La RSE peut contribuer à promouvoir le modèle social européen qui offre à tous les États membres, notamment le Portugal, la possibilité de participer au processus d'intégration européenne.

S'agissant d'une question d'envergure mondiale, il est nécessaire d'associer l'ensemble des parties prenantes européennes – entrepreneurs et actionnaires, chefs d'entreprise et salariés, associations locales, pouvoirs publics, syndicats et organisations professionnelles, organisations non gouvernementales, consommateurs et citoyens dans leur ensemble – au débat, au processus de reconnaissance de la RSE et à l'élaboration des stratégies visant à lui donner corps. Ce débat doit déboucher sur l'adoption d'une législation visant à garantir la RSE en Europe et au-delà des entreprises, et ce tout au long de la chaîne de production.

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Fred Teeven, membre de la commission des affaires économiques de la Seconde Chambre des états Généraux des Pays-Bas

(interprétation de l'anglais). La commission du commerce extérieur et de la coopération pour le développement de la Chambre basse du Parlement des Pays-Bas a décidé de soutenir la proposition de carton vert transmise par l'Assemblée nationale française, que je remercie d'avoir organisé cette rencontre tant il est important que nous adoptions de nouvelles pratiques afin d'apprendre les uns des autres.

Je tiens toutefois à réagir en toute clarté aux propos de M. Durand. Nous entendons souvent prôner l'adoption de règles concernant le devoir de vigilance, par exemple. La réglementation peut être utile, et les gouvernements ne devraient pas craindre d'y recourir ; nous croyons cependant qu'il ne faut s'y résoudre que lorsque c'est nécessaire. Pour que les pratiques infusent à tous les stades de la chaîne de valeur, gardons-nous d'adopter des lois trop précipitamment. Les Pays-Bas comme l'Allemagne offrent d'innombrables preuves que le dialogue social, lorsqu'il est non contraignant, est une voie prometteuse. Je crois au potentiel de la coopération facultative entre parties prenantes. C'est pourquoi nous préférons les accords facultatifs résultant d'un débat entre les parties qui s'engagent ensemble à progresser. Si ces accords fonctionnent, c'est parce que toutes les parties prenantes endossent de leur plein gré la responsabilité de son application ; elles en partagent les risques et se rendent mutuellement compte de leurs actions. En clair, les mesures non contraignantes me semblent plus efficaces que l'adoption de lois prématurées.

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Richard Howitt, membre de la commission de l'emploi et des affaires sociales du Parlement européen

(interprétation de l'anglais). Avant toute chose, je tiens à remercier nos collègues français non seulement d'avoir organisé cette réunion, mais aussi pour l'impulsion qu'ils donnent en matière de RSE. Le débat sur l'alternative entre droit contraignant et règles non contraignantes est capital. J'étais rapporteur du Parlement européen sur la responsabilité sociale des entreprises : nous avons convaincu la Commission d'en modifier la définition pour aboutir à une combinaison intelligente de mesures contraignantes et de mesures facultatives, plutôt que de privilégier uniquement les unes ou les autres, ce qui nous conduirait à l'échec.

Il est vrai que Commission actuelle n'a pas fait de la RSE une priorité, mais M. Ortún Silván et ses collègues possèdent une vaste expertise sur ces questions et la commissaire Elżbieta Bieńkowska s'est engagée à adopter un nouveau plan d'action, qu'il faudra concrétiser ; en attendant, convenons que le mouvement est enclenché.

La directive sur la publication d'informations non financières est une initiative majeure qui arrive à un moment crucial. Il ne s'agit pas que de transposer de simples mesures techniques ; les entreprises doivent s'emparer de cette règle pour favoriser le développement durable et le respect des droits de l'homme.

Concernant les minerais provenant des zones de conflit, par exemple, l'Europe n'a fait qu'emboîter le pas aux États-Unis, et la Commission vient seulement d'adopter une initiative phare – mais l'est-elle vraiment ? – dans le secteur textile. Lorsque nous prenons des mesures à l'échelle européenne, elles doivent être à l'avant-garde des pratiques en vigueur dans le reste du monde, et ne pas simplement servir à montrer que nous agissons.

Les parlements participent à la mise en oeuvre des Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l'homme, mais force est de constater que la moitié des États membres ne se sont pas encore dotés de plans d'action – un mécanisme que l'Europe a pourtant été la première à concevoir. Nos collègues néerlandais ont conduit la semaine dernière un vaste exercice d'examen par les pairs, mais nous devons accroître davantage la pression sur les États membres pour qu'ils honorent leurs engagements. De même, je soutiens pleinement l'initiative du Parlement français concernant le devoir de vigilance, mais il faut l'articuler avec les plans d'action européens.

Le développement des mécanismes d'accès aux recours pour les victimes est un échec complet. La proposition de révision de l'accord « Bruxelles I » qu'a formulée la Commission pour permettre aux victimes d'obtenir réparation a été rejetée. De surcroît, l'Union européenne a adopté la politique de la chaise vide lors de la réunion du groupe de travail intergouvernemental du Conseil des droits de l'homme de l'ONU sur un traité contraignant relatif aux entreprises et aux droits de l'homme ; c'est honteux. Que l'on n'approuve pas tout ce qui se dit, soit ; mais assistons au moins aux réunions.

Nous devons soutenir les conclusions de nos collègues néerlandais concernant les chaînes d'approvisionnement mondiales tout en veillant à ce qu'elles marquent un progrès sans se limiter à répéter ce que nous savons déjà.

À l'échelle européenne, nous pouvons faire bien davantage en utilisant des mécanismes externes tels que les Principes directeurs de l'OCDE. Ne nous contentons pas de mentionner la RSE et les droits de l'homme dans les accords commerciaux que nous concluons avec des pays tiers : ajoutons-y de véritables mécanismes de contrôle.

Enfin, nous devons continuer de prôner la participation des syndicats aux normes et accords en matière de droit du travail et l'Europe doit apporter son concours à l'agenda de l'OIT pour le travail décent. Nous devons aussi participer aux mécanismes mondiaux en matière de RSE, qu'il s'agisse de la commission Entreprises et droits de l'homme du Forum économique mondial ou de l'Objectif de développement durable 12.2. Contribuons à ces processus plutôt que d'agir en vase clos !

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Marina Berlinghieri, membre de la commission des politiques de l'Union européenne de la Chambre des députés italienne

(interprétation de l'italien). Des rencontres telles que celle d'aujourd'hui sont essentielles au bon fonctionnement de l'Europe. La RSE est un élément-clé du rétablissement durable de la confiance des citoyens et des consommateurs européens. Nous devons en effet contribuer à l'élaboration d'une stratégie prônant le développement de la RSE afin de mieux faire respecter les droits humains, les normes sociales et environnementales et le droit du travail.

Ces normes doivent être intégrées aux traités européens et aux conventions internationales afin de soutenir le développement d'un marché compétitif qui ne soit pas fondé sur des pratiques de dumping social, mais sur des acteurs économiques qui respectent les valeurs de l'Union européenne, les droits humains, la législation sociale et la protection de l'environnement.

Pour y parvenir, nous devons renforcer les mécanismes de contrôle. C'est ensemble que nous devons exercer le devoir de vigilance et le respect des normes communes, afin de poursuivre le processus d'intégration européenne qui, rappelons-le, est né de la volonté de créer une maison sociale européenne commune. L'édification de l'Europe sociale ne se fera qu'à l'échelle supranationale, et non par chaque État isolé. Plus ce processus sera partagé par tous les États membres, plus l'Europe pourra peser sur la scène internationale. Nous devons relever les grands défis de la mondialisation que sont le mouvement des êtres humains, des capitaux, du travail. De ce point de vue, l'Europe doit favoriser une réflexion internationale, notamment lors du sommet mondial qui se tiendra en juin prochain. Le Parlement et le gouvernement italiens, quant à eux, n'ont épargné aucun effort pour transposer rapidement la directive sur la RSE, avec la participation active des entreprises.

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Joël Labbé, membre de la commission des affaires économiques du Sénat français

Face à l'antagonisme entre le business d'un côté et la défense des droits fondamentaux de l'autre, quel rôle doivent endosser les responsables politiques que nous sommes ? M. Durand a prôné l'adoption de règles contraignantes ; je crois en effet que nous en avons la responsabilité. Certes le dialogue facultatif avec l'ensemble des parties prenantes est indispensable mais vient un temps où les mesures contraignantes s'imposent.

En France, la balle est désormais dans le camp du Sénat, qui doit se saisir de la proposition de loi sur la RSE et la retravailler en termes politiques. En première lecture, j'ai été témoin du rôle tenu par l'Association française des entreprises privées (AFEP) – dont l'équivalent existe dans tous les pays européens. S'il est nécessaire d'entendre de tels interlocuteurs, rappelons qu'il ne leur appartient pas de prendre les décisions politiques : c'est à nous de le faire.

S'agissant de la question de l'accaparement des terres qu'a évoquée Pascal Durand, la situation, jusqu'ici, était déjà scandaleuse en Afrique ou en Asie. Désormais, l'Europe elle-même, en particulier la France, est touchée par un mouvement qui va s'accélérer parce que nous ne disposons pas des outils juridiques pour y faire face et que la législation européenne nous empêche de nous en doter. Il y va de la souveraineté alimentaire de la France et de l'Europe, mais aussi de la défense du bien public que constitue la terre agricole nourricière.

Enfin, qu'entendez-vous précisément, monsieur Ortún Silván, lorsque vous évoquez la complexité de la mise en oeuvre des mesures de transparence fiscale ? Certes, la tâche est ardue, mais cet objectif doit impérativement être atteint !

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Ulrike Hiller, vice-présidente de la commission des questions de l'Union européenne du Bundesrat

(interprétation de l'allemand). En Allemagne, nous envisageons aussi toutes les mesures facultatives prises pour renforcer le respect des droits humains, favoriser le travail décent et améliorer le respect des normes environnementales à la lumière de la question des réfugiés. C'est pourquoi le débat relatif à la responsabilité des grandes entreprises multinationales est tout à fait indispensable.

Certes, la question ancienne de savoir s'il faut se contenter de mesures facultatives ou s'il est nécessaire d'adopter des règles contraignantes se pose encore. Selon notre collègue néerlandais, il n'est pas toujours aisé d'adopter des règles contraignantes qui emportent l'adhésion des entreprises. En effet, comment garantir l'adhésion du plus grand nombre d'entreprises tout en prévoyant des mécanismes de contrôle efficaces ?

De ce point de vue, la Commission européenne fournit un travail approfondi concernant la passation de marchés publics, mais aussi en termes de stratégie commerciale, sous l'impulsion de Mme Malmström. En Allemagne, à Brême en particulier, nous nous efforçons de passer des marchés publics qui respectent les normes sociales et environnementales de l'OIT, lesquelles sont intégrées à notre législation.

Pour qu'elles trouvent l'écho le plus large dans la société, les initiatives prises en matière de RSE doivent impliquer le plus grand nombre de citoyens, d'organisations non gouvernementales, d'associations confessionnelles. C'est pourquoi nous travaillons avec la Commission à l'élaboration d'un mécanisme de récompense et de reconnaissance des collectivités locales qui s'engagent particulièrement en faveur du commerce équitable, des droits de l'homme et de la protection de l'environnement.

Enfin, la proposition de carton vert formulée par la France est tout à fait positive, même si nous devons encore en débattre en Allemagne.

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Finn Sørensen, membre de la commission des affaires européennes du Parlement danois

(interprétation de l'anglais). Le Parlement danois n'ayant pas encore eu l'occasion d'aborder la question de la RSE en détail, je vous présenterai le point de vue de mon parti, l'Alliance rouge-verte. La proposition de loi en cours d'examen au Parlement français nous semble particulièrement intéressante et nous serions curieux d'en savoir davantage.

De même, la proposition de « carton vert » me semble tout à fait pertinente. Le droit européen nous autorise à imposer des obligations strictes aux grandes entreprises multinationales en matière de RSE, de devoir de vigilance et de responsabilité. Hélas, de nombreux pays – dont le mien – sont à la traîne. De ce point de vue, nous sommes favorables à la modification du droit européen afin d'imposer des règles de RSE aux grandes entreprises.

Quant à la possibilité que cette conférence donne lieu à une déclaration, nous proposons qu'elle fasse explicitement référence aux droits des travailleurs tels qu'ils sont énoncés dans les conventions fondamentales de l'OIT.

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Le débat sur les mérites respectifs des accords facultatifs et des lois contraignantes est ancien au Parlement européen, où j'ai siégé une dizaine d'années. La concurrence est saine quand elle se traduit par l'amélioration de la qualité des services et des produits et quand elle stimule l'innovation. Elle devient très malsaine quand elle se fonde sur la seule exploitation des travailleurs et sur l'émergence d'un marché du travail à bas coût – dont on ne peut envisager de profiter indéfiniment sans y contribuer soi-même. De surcroît, les tragédies telles que celle du Rana Plaza nourriront sans doute des lendemains qui déchantent pour l'image et les positions économiques de nos pays occidentaux. C'est pourquoi, même si nous nous armons des meilleures résolutions éthiques, nul ne saurait résister à la concurrence par les prix, qui signifie l'exploitation des travailleurs sous de nouvelles formes, que l'Europe a tâché d'expurger mais qui se nourrissent, ailleurs, de la pauvreté, des écarts de niveaux de vie et de salaire, du désarmement du droit du travail. Nous sommes loin, dès lors, des vertus de la concurrence, des fondements du projet européen – un projet humaniste, parce que l'Europe assume des responsabilités en la matière – mais aussi des règles de concurrence équitable sur lesquelles repose notre marché intérieur.

Dans ces conditions, je doute que des accords facultatifs produisent des résultats et se traduisent par un cadre qui nous permette d'imposer nos valeurs. Sur la question du diesel, par exemple, j'ai longtemps entendu dire au Parlement européen que les accords facultatifs suffiraient ; de fait, ils ont suffi à produire un mensonge généralisé de l'ensemble des entreprises, liées en cartel, par rapport aux objectifs de l'Union.

Loin d'être un farouche partisan de la lutte des classes, je suis souvent taxé de « social-libéralisme », mais je crois que nous devons rester réalistes et ne pas nous mentir : l'Europe s'honorerait à prendre une initiative législative.

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Lord Cromwell, membre de la sous-commission de la justice européenne de la Chambre des Lords du Royaume-Uni

(interprétation de l'anglais). M. Ortún Silván pourrait-il nous préciser les nouveaux éléments qui seront intégrés dans le plan d'action actualisé que la Commission publiera avant la fin de l'année ? D'autre part, quelle réponse pouvons-nous attendre de la part de la Commission suite à la proposition de « carton vert », que nous soutenons officiellement ?

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Nous sommes tous d'accord sur les principes et sur le nécessaire respect des droits sociaux et environnementaux, dans l'Union européenne et au-delà. En revanche, la méthode – droit contraignant ou accords facultatifs – fait débat.

À titre d'exemple, l'entreprise Michelin, dont le siège se trouve dans ma ville, est l'une de celles qui ont demandé à la Commission européenne d'élaborer la directive sur le secret des affaires – ce que la Commission a fait très rapidement… Cette même entreprise possède une usine dans le Tamil Nadu, dans le sud de l'Inde, où les autorités ont détruit une forêt primaire et asséché trois lacs, d'où une catastrophe environnementale majeure. L'entreprise Michelin se décharge naturellement de toute responsabilité sur les pouvoirs publics locaux, même si elle était parfaitement informée de ces mesures et des expropriations qui en résulteraient. Certes, elle a quelque peu corrigé son discours depuis, mais elle continue de se dédouaner.

M. Ortún Silván nous a expliqué les progrès qui nous restent à accomplir au sein même de l'Union. La Commission peut-elle lancer le chantier d'une nouvelle directive que le Parlement européen et les Parlements nationaux défendent par cette initiative du « carton vert » ?

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Pedro Ortún Silván, conseiller spécial à la Direction générale Entreprises de la Commission européenne sur les questions de responsabilité sociétale des entreprises

Nous sommes pleinement impliqués, monsieur Romano, en faveur de l'application rapide de la directive sur la publication d'informations financières, étant entendu que la balle est désormais dans le camp des États membres qui doivent la transposer dans les délais. Suite à une consultation publique qui s'est achevée voici un mois, la Commission prépare un guide d'application à cet effet, mais il appartient aussi aux États membres de sensibiliser davantage les entreprises qui n'ont pas encore commencé à modifier leurs processus internes. Si elle est correctement appliquée dans les six mille entreprises visées, cette directive donnera un nouvel élan au processus de RSE, car elle prévoit non seulement que ces entreprises produiront un rapport, mais surtout qu'elles se doteront pour ce faire d'un processus interne de vigilance et d'identification des risques ainsi que des mesures visant à les atténuer, en y associant les actionnaires, les syndicats et les populations affectées par leurs activités. Ce serait un grand pas en avant vers l'adoption d'autres mesures relatives au devoir de diligence, telles que celles qui figurent dans la loi récemment adoptée en France, qui concerne les très grandes entreprises. La priorité de l'ensemble des acteurs privés et publics est donc d'appliquer cette directive dans les meilleurs délais et avec efficacité, car elle aura une incidence sur les processus en vigueur non seulement dans les entreprises concernées mais aussi dans l'ensemble des entreprises de leurs chaînes d'approvisionnement, y compris les PME.

La politique fiscale européenne, monsieur Labbé, a toujours été très complexe. Elle est pour partie soumise à l'approbation unanime du Conseil. On peut espérer que l'adoption de la dernière directive relative à la publication d'informations pays par pays sera moins ardue, mais il faudra tout de même qu'un nombre suffisant d'États membres accepte de l'appliquer au plus vite – de ce point de vue, les commissaires Moscovici et Hill ont déjà obtenu plusieurs engagements.

S'agissant du plan d'action actualisé, Lord Cromwell, il reste encore un long chemin à parcourir. Nous allons commencer par faciliter la mise en place de l'ensemble du paquet législatif déjà prévu, soit qu'il ait déjà été adopté par la Commission, le Conseil et le Parlement, soit qu'il soit encore en cours de trilogue ou en début d'examen au Parlement – pour ce qui concerne le paquet fiscal, en particulier. Ensuite, nous pourrons envisager d'autres mesures facultatives et si nécessaire, monsieur Teeven, des mesures d'ordre réglementaire. Le débat concernant la portée des mesures à prendre pour permettre aux victimes dont les droits ont été bafoués d'obtenir réparation est très ouvert au sein de la Commission et des États membres, dont les positions divergent encore. Plusieurs instruments existants comme les points de contact nationaux pour les Principes directeurs de l'OCDE à l'intention des entreprises multinationales devraient, si leurs moyens et leurs pouvoirs sont renforcés, jouer un rôle croissant et s'ouvrir aux plaignants, mais leur fonctionnement encore très inégal dépend beaucoup des ressources qui leur sont allouées, sans parler des États membres qui ne se sont pas encore dotés de cet outil.

En somme, le plan d'action actualisé consistera à renforcer la mise en oeuvre des dispositifs en vigueur tout en ouvrant des pistes de réflexion concernant d'éventuelles mesures non contraignantes – nous soutiendrons par exemple la conclusion de partenariats public-privé en matière de gestion responsable des chaînes d'approvisionnement dans des pays en voie de développement. D'autre part, quelques mesures sectorielles ont déjà été prises dans les secteurs pharmaceutiques, textile, de l'huile de palme ou encore des minerais.

Je conclurai en évoquant les mesures destinées à promouvoir la demande de pratiques responsables. Les investisseurs, de ce point de vue, doivent mieux jouer leur rôle. Les pouvoirs publics doivent intégrer au plus vite les clauses environnementales et sociales dans leurs procédures de passation de marchés. Rappelons que la directive sur les marchés publics n'est pas encore transposée dans plus de vingt États membres ! Commençons donc par mettre en oeuvre les dispositions déjà adoptées, avant d'envisager l'adoption de mesures supplémentaires telles que celle que je viens d'évoquer, même si la question de l'extraterritorialité et la révision des règlements « Bruxelles I » et « Rome II » présente une grande complexité juridique, et si le consensus n'existe pas encore entre les États membres, en dépit de la pression exercée par le Parlement.

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Heinz-Joachim Barchmann, vice-président de la commission des affaires de l'Union européenne du Bundestag

(interprétation de l'allemand). Il va de soi, monsieur Teeven, qu'il est indispensable de prendre des mesures facultatives fondées sur le volontariat. Le débat actuel montre néanmoins que cela ne suffit pas, et qu'il faut dans le même temps promouvoir une initiative juridique. Il est vrai qu'au Bundestag, par exemple, où nous avons travaillé de manière approfondie sur la question des minerais de conflit, la commission que je représente a en la matière une position bien différente de celle de la commission des affaires économiques, signe qu'il est très difficile d'obtenir un consensus sur ces sujets. Il faut néanmoins avancer malgré les obstacles. Autre problème majeur : le contrôle de l'application des règles, pour lequel il convient de prévoir les moyens adéquats.

Suite à la catastrophe du Rana Plaza, l'Allemagne a proposé que l'Europe prenne une initiative d'ampleur mondiale – et non pas seulement européenne – en matière de travail décent afin que les questions de dumping social, notamment, n'aient plus l'importance qu'elles ont aujourd'hui et que les conditions de travail s'améliorent tout au long de la chaîne d'approvisionnement.

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Pascal Durand, membre de la commission du marché intérieur et de la protection des consommateurs du Parlement européen

Il va de soi que l'on ne saurait résumer le débat entre droit contraignant et accords non contraignants à une simple alternative binaire : les parties prenantes doivent naturellement dialoguer en tenant compte des circonstances. Je souhaite néanmoins que l'on considère que le respect des droits humains et de l'environnement est tout aussi important que la protection du secret des affaires, par exemple. Nous devons en effet trouver un juste équilibre permettant de préserver notre modèle social et environnemental, et de l'étendre au reste du monde, car les droits humains sont universels. On peut critiquer ce modèle mais, en l'approuvant, on renonce à le différencier selon les êtres humains auquel il s'applique. Puisque nous légiférons dans certains domaines, il me semble indispensable de légiférer aussi dans d'autres, qui sont plus importants encore.

Vous évoquez à juste titre, monsieur Ortún Silván, les avancées obtenues concernant la publication d'informations pays par pays. Cela étant, le Parlement s'est prononcé en juillet sur la directive relative aux droits des actionnaires, dans laquelle il a intégré cette obligation de publication – dans l'indifférence générale. Face à mon étonnement, M. Sapin, ministre français des finances, m'a expliqué que la compétitivité des entreprises européennes ne permettait pas d'aller au-delà de cette obligation de publication. Voilà que se produisent les scandales de Luxleaks et des Panama Papers et, comme par enchantement, la Commission se saisit de cette question et défend désormais une proposition qui l'honore, même si elle ne fait que reprendre les dispositions adoptées par le Parlement – dans l'indifférence générale, je le répète. Pourquoi la modification des normes est-elle possible suite à un scandale alors qu'elle ne l'est pas en amont, dans le respect d'une concurrence sinon saine, en tout cas possible ? Je m'étonne que, sous pression, on estime parfois nécessaire de légiférer, mais que, sans pression, on l'estime superflu !

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En guise de synthèse de cette première table ronde, je commencerai par remercier M. Ortún Silván de nous avoir montré que nous progresserions davantage si les États appliquaient les mesures déjà en vigueur, et de nous inviter à alerter à ces fins nos pouvoirs exécutifs respectifs.

D'autre part, il a insisté sur ce qui peut être fait en matière de réparation des victimes. En effet, les victimes de l'effondrement du Rana Plaza et leurs familles ne sont toujours pas reconnues ! En France, certaines associations comme Sherpa ont déposé des plaintes pour défendre ces victimes, mais elles ont été déboutées faute de règles juridiques. En clair, comme l'a dit notre collègue Barchmann, il n'y a point de reconnaissance des victimes sans droit contraignant, seule voie possible pour mettre fin, dans certains pays, à la situation – choquante au regard de nos principes sociaux et environnementaux – de ceux qui sont de véritables « damnés de la terre ».

L'outil du point de contact national (PCN), lorsqu'il existe, est utile mais insuffisant : dans le cas du Rana Plaza, encore une fois, le réseau des PCN a fait son travail sans pour autant obtenir la reconnaissance des victimes.

Puisque nous convenons tous des mêmes principes et que nous sommes d'accord pour poursuivre la réflexion – même si elle se poursuit parfois à très vive allure dans certains domaines, comme celui du secret des affaires –, nous pouvons, en proposant ce carton vert, inciter la Commission à formuler un projet qui serait un premier pas en vue d'intégrer pleinement la RSE à l'arsenal des outils juridiques dont l'Europe doit se munir. D'autres pays – les États-Unis ou le Canada, par exemple – ont une conduite éthique bien plus rigoureuse en matière de RSE. Soyons cohérents et agissons ensemble, car c'est ensemble que nous sommes efficaces. L'Europe pourra ainsi faire la preuve de son avant-gardisme en matière de droits sociaux et environnementaux.

La séance est suspendue de onze heures cinq à onze heures trente.

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Cette deuxième table ronde sera introduite par M. Cees Van Dam, professeur au King's College de Londres, à l'École de management de Rotterdam et à l'Université Erasme, qui nous donnera un point de vue juridique, et par M. Dominique Potier, député, rapporteur de la proposition de loi française relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre.

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Cees Van Dam, professeur au King's College de Londres

(interprétation de l'anglais). Je recenserai les options juridiques qui s'ouvrent à ceux qui souhaitent réglementer la responsabilité sociétale des entreprises. Il existe trois instruments : les Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l'homme ; le droit administratif, singulièrement le droit de la concurrence ; le droit de la responsabilité civile. Les principes directeurs des Nations unies peuvent être appliqués sur une base volontaire mais ne sont pas juridiquement contraignants ; le droit administratif est mis en oeuvre par une autorité régulatrice publique ; le droit de la responsabilité civile est actionné par les victimes, soit individuellement, soit par le biais d'actions de groupe, pour tenter d'obtenir un dédommagement.

Ni les Principes directeurs des Nations unies ni le droit administratif n'emportent de droit à recours et à réparation pour les victimes ; elles ne peuvent être indemnisées que dans le cadre du droit de la responsabilité civile. Les Principes directeurs des Nations unies n'emportent pas de sanctions pénales pour les entreprises accusées de manquements. Dans le cadre du droit administratif, une amende peut être imposée à l'entreprise jugée fautive au regard du droit de la concurrence. Enfin, une indemnisation est due à la victime au titre du droit de la responsabilité civile mais, en pratique, il est très compliqué pour elles de l'obtenir ; c'est tout à fait insatisfaisant.

Quelle voie choisir pour rendre obligatoire, le plus facilement possible, le devoir de vigilance, afin de contraindre les entreprises à tenir compte des droits de l'homme, conformément aux principes directeurs des Nations unies? J'écarte le droit pénal, car si cette possibilité existe au plan national, comme on l'a vu au Royaume-Uni avec l'adoption de la loi relative à l'esclavage moderne, elle n'existe pas au niveau européen. L'obligation peut être imposée par les pouvoirs publics nationaux, et nous entendrons avec intérêt la présentation qui nous sera faite de la proposition de loi française. En ce cas, quand un manquement est avéré, la sanction infligée imposée à l'entreprise considérée est généralement une amende, qui peut d'élever à plusieurs millions d'euros, pour infraction à la réglementation du marché : par exemple, une entreprise faisant travailler des enfants est considérée coupable de distorsion de concurrence, les autres entreprises du secteur ne procédant pas de la sorte.

On peut s'attacher à expliquer aux entreprises que, respecteraient-elles les principes directeurs des Nations unies qu'elles en bénéficieraient ; de nombreux travaux le démontrent. Encore faut-il, bien sûr, qu'une autorité soit chargée de l'application de la réglementation. Ce peut-être la Commission européenne, mais pas nécessairement.

L'optique n'est pas la même selon que l'on envisage le manquement au titre du droit administratif – qui contraint l'entreprise à ne pas fausser la concurrence – ou au titre du droit de la responsabilité civile, qui oblige à dédommager les victimes. Cette possibilité s'offre aux personnes lésées dans de nombreux pays, mais elle ne vaut pas forcément dans les pays où s'applique la common law ; la disposition ne s'applique donc pas comme une évidence en tous lieux au sein de l'Union européenne.

Autant dire que si l'on souhaite rendre contraignant le devoir de vigilance des entreprises, mieux vaut, à mon avis, privilégier le droit administratif en considérant qu'il s'agit d'une question liée au fonctionnement du marché, plutôt que le droit de la responsabilité civile.

En effet, en droit de la responsabilité civile, on se heurte à divers obstacles. Le premier tient à l'extra-territorialité. Peut-on réglementer hors ses frontières ? La question a longtemps agité les débats entre juristes, mais ce n'est plus le cas. On peut réglementer le marché aussi longtemps que l'on s'intéresse aux activités des sociétés-mères européennes, les entreprises donneuses d'ordres qui achètent des biens par le biais d'une chaîne d'approvisionnement. Pour le reste, l'Union européenne ne peut évidemment imposer sa législation au-delà de ses frontières.

Le deuxième obstacle est le droit applicable. Conformément au règlement Rome II, c'est celui du pays de la victime : si une victime nigériane poursuit une société-mère dont le siège est situé aux Pays-Bas, le droit nigérian s'appliquera. C'est dire que même si le législateur européen impose des obligations, dans le cadre du droit de la responsabilité civile, à des entreprises dont le siège est situé dans l'Union européenne, elles ne s'appliqueront pas systématiquement dans les cas où les personnes lésées ne sont pas ressortissantes de l'Union. Des exceptions sont prévues à ce principe mais des divergences d'interprétation empêchent de savoir précisément si elles valent en pareils cas. Si, donc, le législateur européen s'engage dans la voie d'une réglementation contraignante au titre du droit de la responsabilité civile, il devra modifier ou amender le règlement « Rome II » pour renforcer les droits des victimes à indemnisation.

Sur un plan général, le renversement de la charge de la preuve permettrait de partir du principe que l'entreprise a causé un dommage aux victimes sauf si elle parvient à démontrer le contraire et prouve qu'elle a respecté son devoir de vigilance et pris les précautions nécessaires ; la proposition suisse contient une telle suggestion, mais elle tord assez sérieusement le droit de la responsabilité civile, ce qui lui fait perdre en réalisme.

Je suggérerais de commencer par agir en droit administratif puis, en seconde intention, de s'intéresser à ce qui peut être fait en matière de responsabilité civile dans la plupart des juridictions.

J'ajoute que les demandes de réparation sur le fondement du droit de la responsabilité civile peuvent être contre-productives dans les cas mettant en cause la chaîne d'approvisionnement : si l'on tente de faire condamner par ce biais une entreprise parce que certains de ses fournisseurs, dans un pays donné, font travailler des enfants, cela peut avoir pour effet que cette entreprise se retire du pays considéré, ce qui n'aidera en rien les familles et les enfants mis au labeur forcé.

En d'autres termes, le droit de la responsabilité civile est, en l'espèce, un instrument de portée limitée qui ne permet pas toujours de garantir aux victimes le droit à réparation. Utiliser la voie du droit administratif permettrait d'inciter avec plus de souplesse les entreprises à mettre de l'ordre dans leur chaîne d'approvisionnement.

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Je vous remercie. Cette analyse éclairante devrait nous inciter à privilégier la voie du droit administratif, mais comme ce droit varie selon les pays membres de l'Union, cela sera source de débat pendant quelque temps encore… Comment faire un premier pas pour aller ensuite vers un droit européen ? C'est ce que nous dira notre collègue, le député Dominique Potier. Les principes qui sous-tendent la proposition de loi française que nous sommes plusieurs, ici, à avoir soutenue, sont repris dans la proposition de carton vert dont vous avez pris connaissance.

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C'est une grande innovation démocratique que celle du carton vert, et je salue l'organisation de cette réunion interparlementaire qui nous rassemble pour la belle cause qu'est l'inscription dans la loi du devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre à l'égard de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs. C'est l'objet de la proposition de loi française que vous avez soutenue dès l'origine, madame la présidente, tout comme mon collègue Philippe Noguès. Des centaines de députés participent à ce combat dont nous avons été appelés à témoigner dans plusieurs pays européens ; je l'ai fait à Amsterdam à l'occasion de la présidence néerlandaise du conseil des ministres de l'Union européenne, et aussi en Autriche.

Je suis sûr que notre mobilisation, aujourd'hui, donnera de l'écho à ce combat législatif en faveur de l'application des principes définis par John Ruggie, contre une compétitivité low cost et pour le respect de la dignité humaine mais aussi de la sécurité politique et économique des relations internationales. Il nous semble nécessaire de compléter par une loi l'élévation des normes européennes en matière commerciale qui, un jour peut-être, ne permettront plus l'importation en Europe de produits souillés par une empreinte environnementale démesurée ou fabriqués dans des conditions délétères pour les travailleurs concernés. À ce sujet, la vigilance s'impose à tous égards, notamment parce que se discute le projet de partenariat transatlantique. La proposition de loi est complémentaire du volontarisme des entreprises elles-mêmes mais aussi des citoyens qui, en tant que consommateurs, font des choix éthiques cohérents avec leurs choix politiques.

À la régulation des échanges commerciaux et à la volonté citoyenne qui peut être partagée par le grand patronat – c'est un moteur éthique très puissant –, il faut ajouter la contrainte législative, sans laquelle nous resterons dans une dimension poétique, certains de ne pas atteindre l'objectif visé. C'est pourquoi nous souhaitons que notre initiative fasse école au sein de l'Union.

Il s'agit d'obliger par la loi les grandes entreprises donneuses d'ordres à exercer elles-mêmes le devoir de vigilance à l'égard de leurs filiales et sous-traitants en les obligeant à définir un plan à cette fin, dont le juge pourra dire s'il est efficient et effectivement mis en oeuvre. Ce plan devra comporter des mesures propres à prévenir la commission de certains crimes déjà réprimés par la loi au Royaume-Uni tels l'esclavage moderne et le travail des enfants, et aussi les dommages environnementaux graves, ainsi que la corruption comme l'a souhaité le ministère français de l'économie.

Toute personne justifiant d'un intérêt à agir – dont les collectivités, syndicats, pays tiers – pourra contester le plan de vigilance devant un juge, qui vérifiera s'il est effectivement conçu pour atteindre les objectifs internationalement partagés. C'est une obligation faite aux pouvoirs économiques car toute puissance doit s'accompagner de responsabilité. Tel est le principe de cette proposition, qui s'affranchit des questions d'extra-territorialité et fait porter aux donneurs d'ordres une responsabilité particulière dans la mise en oeuvre effective des principes de Ruggie par leurs filiales et par les sous-traitants avec lesquels elles ont des relations commerciales établies, ce qui règle la question de la sous-traitance en cascade. Une grande entreprise qui ne se serait pas dotée d'un plan de vigilance efficient pourrait faire l'objet d'une sanction administrative, plafonnée à dix millions d'euros, la juridiction concernée pouvant ordonner l'exécution de sa décision sous astreinte – astreinte dont le montant n'est pas plafonné. Le juge pourrait également décider la publication de la condamnation. Cet arsenal répressif paraît suffisamment étayé pour être efficace.

Quelles sont les entreprises visées par ces mesures ? Par pédagogie et par souci de compromis avec l'exécutif qui a accepté l'inscription de ce texte à l'ordre du jour des travaux du Parlement, nous avons retenu les plus importantes des entreprises présentes en France, celles qui emploient plus de 5 000 salariés sur notre sol ou plus de 10 000 si l'on inclut leurs filiales européennes. Leur nombre est compris entre 150 et 200. Il s'agit donc des multinationales les plus puissantes, qui représentent près des deux tiers de nos échanges commerciaux internationaux. La santé économique de ces grands groupes leur permet parfaitement de se conformer à ce devoir de vigilance. D'ailleurs, parce qu'elles ont une image et une réputation internationales à préserver, elles ont pour la plupart déjà mis en oeuvre volontairement des principes relevant de la responsabilité sociétale des entreprises. Pour la majorité d'entre elles, il s'agira simplement de la transcription dans la loi de pratiques qu'elles ont déjà très largement adoptées.

Nous ne ciblons donc pas toutes les entreprises. Par cette loi pionnière, nous voulons faire école en partant de grands groupes déjà plutôt vertueux, selon ce qu'en disent les agences de notation. Il s'agit en quelque sorte de mettre un pied dans la porte pour pouvoir ensuite progresser. Comme l'ont montré tant de scandales récemment révélés – Panama papers et autres –, les dérives du libéralisme international trouvent en grande partie leur source dans la fragmentation du droit et de la fiscalité. Il s'agit donc de lever le voile juridique qui sépare artificiellement les donneurs d'ordres de ceux qui les exécutent de l'autre côté de la planète.

Ce texte novateur n'est pas né du hasard. C'est le fruit d'une coopération intense avec des organisations non gouvernementales telles que le Comité catholique contre la faim et pour le développement-Terre Solidaire, Sherpa, les Amis de la Terre et tant d'autres. Un collectif s'est ainsi constitué, qui a saisi les députés de tous bords. Au-delà des rangs de la majorité, de nombreux députés ont été sensibles à ce combat ; un flottement s'est fait sentir à droite, ce qui nous aide à faire avancer ces idées. La coalition entre parlementaires et société civile, qui s'est rapidement élargie aux principaux syndicats français, bénéficie du bouillonnement créatif de cercles universitaires. Il s'agit de définir la vocation, les responsabilités et les missions de l'entreprise du XXIe siècle dans la marche du monde.

Des démarches plus pragmatiques sont menées par certains États membres de l'Union européenne. L'Histoire doit nous instruire. La fin de la traite négrière n'a pas été le fait d'un continent en bloc, en une fois : des États pionniers ont entraîné les autres, progressivement. L'aboutissement que nous appelons de nos voeux suppose des initiatives singulières mais aussi le courage politique dont sauront faire preuve quelques États. Rappelons-nous : il y a un siècle, la réforme de la comptabilité des entreprises avait été vigoureusement combattue au prétexte de la liberté d'entreprendre et de la compétitivité. Il s'agissait alors de rendre obligatoire un regard extérieur, celui du commissaire aux comptes, chargé de certifier la sincérité des comptes de l'entreprise. De la même manière, les grands donneurs d'ordres doivent maintenant tenir compte du bien commun et rendre compte de leur gestion extra-financière.

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Je vous remercie. Pour répondre à M. Sørensen qui en a fait la demande, j'indique qu'une version anglaise de la proposition de loi pourra vous être communiquée ultérieurement, après que le texte aura été traduit. Mais la proposition de « carton vert », inspirée des principes sous-tendant la proposition de loi, figure en français et en anglais dans le dossier de séance qui vous a été remis.

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Ana Birchall, présidente de la commission des affaires européennes de la Chambre des députés du Parlement roumain

(interprétation de l'anglais). Je vous remercie, madame la présidente, d'avoir organisé ce débat qui porte sur un sujet de première importance. Le Parlement roumain a adopté une loi qui transcrit la directive relative aux marchés publics et à la chaîne d'approvisionnement ; nous espérons contribuer de la sorte à des progrès concernant l'Union européenne dans son ensemble. Nous soutiendrons la proposition de carton vert, et je signerai le projet de déclaration que vous avez préparé, mais je vous saurai gré de faire distribuer nos propositions d'amendements à ce texte.

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Carlo Sommaruga, membre de la commission de politique extérieure du Conseil national de la Confédération helvétique

Je vous remercie, madame la présidente, de m'avoir invité à témoigner au nom du Parlement d'un État non-membre de l'Union européenne, la Suisse. Depuis 2011 et l'adoption des principes de John Ruggie, un groupe de travail informel réunissant parlementaires et société civile a été installé en Suisse pour accompagner la réflexion politique sur les mesures relatives à la responsabilité sociale et environnementale des entreprises. Il en est résulté, en 2012, une motion demandant au Conseil fédéral de présenter à l'Assemblée fédérale un rapport visant à l'instauration d'une « stratégie Ruggie » pour la Suisse. Malheureusement, en dépit de la décision majoritaire du Parlement, nous attendons toujours que le Conseil fédéral nous soumette un document en ce sens. Cela s'explique par la bataille interministérielle qui oppose le département des affaires étrangères et le département fédéral de l'économie, ce dernier freinant des quatre fers. La commission de politique étrangère que je présidais a présenté d'autres requêtes qui ont permis quelques avancées timides, mais le débat au Parlement s'est bloqué en 2015 après qu'une intervention directe de l'organisation faîtière des grandes entreprises suisses auprès de députés a eu pour effet que l'on revienne sur un vote.

Deux démarches parallèles ont alors été entreprises. D'une part, une pétition a sensibilisé la population et le monde politique à la responsabilité sociétale des entreprises. D'autre part, une initiative populaire a été lancée. Cet instrument particulier à la Suisse permet, pour peu que 100 000 signatures soient réunies en dix-huit mois, de demander une révision de la Constitution. Cela permet d'envisager un débat au sein du Conseil fédéral d'abord, au Parlement ensuite ; si ces discussions n'aboutissent pas à un texte allant dans le sens de l'initiative, un débat populaire aura lieu, suivi d'un vote par referendum. Étant donné le contexte politique, les chances que cette initiative aboutisse sont minces, mais elle peut déboucher sur une contre-proposition parlementaire. Elle a reçu le soutien de 77 organisations, d'anciens ministres, de l'ancien président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), d'universitaires et de bien d'autres personnalités.

On trouve dans l'initiative populaire les éléments essentiels qui figurent dans la proposition de loi française visant à imposer le respect du devoir de diligence – identification des risques, mesures à prendre, nécessité d'un rapport – en excluant toute dimension pénale. Le texte, qui vise principalement à renforcer la responsabilité civile des entreprises, compte à ce jour 140 000 signataires ; il sera déposé incessamment et nous espérons que le débat qui s'ouvrira alors permettra d'avancer. Mais nous comptons beaucoup sur le travail du Parlement européen à ce sujet car, vous le savez, la Suisse est affligée d'un syndrome sévère, dit « du secret bancaire » : il a pour conséquence qu'elle ne fait progresser les dossiers que si elle y est un peu poussée par les pays étrangers…

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Il n'y a pas non plus d'aspect pénal direct dans la proposition de loi française.

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Fred Teeven, membre de la commission des affaires économiques de la Seconde Chambre des états Généraux des Pays-Bas

(interprétation de l'anglais). Après avoir entendu M. Van Dam, notre délégation est encore un peu plus convaincue qu'elle ne l'était des problèmes qui se poseraient si l'on voulait régler cette question en légiférant. Je le redis, il faut commencer par des initiatives volontaires prises au niveau national ; elles formeront le socle d'une d'approche européenne. C'est exactement ce qui se passe en Suisse, avec une initiative populaire qui va de la base au sommet et non l'inverse. Les droits des États européens différant, M. Van Dam pourrait-il nous en dire davantage sur les problèmes liés à l'extra-territorialité ? Quand on envisage de réglementer, il est indispensable de cerner les questions que l'on entend traiter. Avec tout le respect dû à l'approche française, nous pensons qu'il faut commencer par des initiatives volontaires pour aboutir à une réglementation commune et non l'inverse. D'autre part, n'appliquer la loi qu'aux grandes entreprises, n'est-ce pas fausser la concurrence, le risque que les petites et moyennes entreprises ignorent leurs responsabilités étant plus grand que pour les grandes multinationales, qui doivent déjà suivre des règles en ces matières ? Vous l'aurez compris, je ne suis pas certain que légiférer réglerait tout.

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Richard Howitt, membre de la commission de l'emploi et des affaires sociales du Parlement européen

(interprétation de l'anglais). Mes félicitations vont à M. Potier pour son initiative que nous soutenons vigoureusement ; nous ne ménagerons pas nos efforts pour l'aider au niveau européen s'il a besoin de nous. Nous ne pouvons plus longtemps laisser les entreprises se dissimuler derrière leurs sous-traitants pour échapper à leurs responsabilités. De nouvelles formes de partenariats commerciaux doivent être définies. Nous observons d'ailleurs que le terme « chaîne de valeur » se substitue de plus en plus à « chaîne d'approvisionnement », à tous les niveaux. L'initiative suisse est, elle aussi, extrêmement intéressante et, bien que je sois opposé à certains aspects de la politique que mène le Gouvernement du Royaume-Uni, je reconnais que la loi britannique relative à l'esclavage moderne comporte également des dispositions importantes.

Nous nous devons de traiter la question de la responsabilité sociétale des entreprises même si le problème de l'extra-territorialité demeure pendant. Nous savons que des entreprises européennes sont donneuses d'ordres dans certains États fragiles où il n'y a pas de justice véritable. Nous devons mettre fin aux cas les plus scandaleux de violations des droits de l'homme au travail qui ont lieu dans les filiales et entreprises sous-traitantes ; si nous ne proposons pas une solution efficace, nous ne serons plus crédibles. John Ruggie, qui avait été chargé par le Secrétaire général des Nations unies de dire comment régler cette question, nous a demandé de le faire, et le Conseil européen avait indiqué qu'il mettrait ses recommandations en oeuvre. Mais huit ans se sont écoulés depuis que John Ruggie a rendu ses conclusions, et cela n'a pas été fait. Des travaux sont en cours à ce sujet au conseil des droits de l'homme des Nations unies ; je ne doute pas que si nous ne faisons rien qui permette de prévenir les cas les plus honteux de violations de droits de l'homme, cela finira par des traités contraignants, ceux-là mêmes dont beaucoup d'entreprises ne veulent pas.

On parle beaucoup des difficultés liées à l'extra-territorialité, mais les dispositions déjà adoptées pour lutter contre le tourisme sexuel et la corruption montrent qu'il est parfaitement possible d'agir si la volonté est là. L'ONG Sherpa a démontré que l'on peut traiter ces affaires en faisant valoir la négligence devant les tribunaux européens. Le devoir de diligence n'est pas un principe hors sol : il fait partie des principes directeurs des Nations Unies et il a un soutien international considérable, y compris au sein des organisations d'employeurs et des chambres de commerce internationales. Je rappelle d'autre part que la responsabilité sociétale des entreprises a fait l'objet de la directive européenne relative à la publication d'informations non financières. En bref, ce que proposent le texte français et la proposition de carton vert est d'appliquer des mesures qui sont généralement admises au plan international. Je signerai le projet de déclaration, et je souhaite continuer à travailler avec vous pour faire progresser ce dossier.

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Lord Cromwell, membre de la sous-commission de la justice européenne de la Chambre des Lords du Royaume-Uni

(interprétation de l'anglais). Je l'ai dit, la commission compétente de la Chambre des Lords s'est formellement prononcée en faveur de la proposition de carton vert. Nous considérons qu'en l'état les initiatives volontaires sont insuffisantes et qu'il faut faire davantage, au niveau européen. La question est de savoir comment y parvenir, et nous souhaitons quelques précisions. Par quelles méthodes, pratiquement, les manquements seront-ils détectés et les sanctions appliquées ? Comment contraindre les entreprises à rendre compte ? Comment permettre concrètement aux victimes d'avoir accès à réparation ?

La publication d'un rapport sur la manière dont une entreprise exerce sa responsabilité sociétale, même si elle est imposée, peut se transformer en exercice d'autopromotion au lieu d'être ce pourquoi elle est conçue : un audit ou un aveu. Aussi, plutôt que de privilégier la réglementation, nous penchons en faveur de la transparence, ou plus exactement du naming and shaming, autrement dit de la dénonciation publique des entreprises fautives, assortie d'une sanction dans les cas les plus graves. J'expliciterai mon propos comme il suit : beaucoup de gens savent qu'un événement terrible s'est produit au Bangladesh, mais beaucoup moins savent que cela a eu lieu au Rana Plaza et bien moins encore connaissent les noms des entreprises européennes pour lesquelles travaillaient les sociétés bangladaises qui étaient installées dans ces bâtiments. Si les gouvernements nomment explicitement les sociétés donneuses d'ordres, il peut en résulter, par le bais des réseaux sociaux et des ONG, une incidence sur le plan commercial. Il y a là un moyen de pression sur les entreprises.

D'autre part, si une directive définit l'approche à privilégier sur le plan européen, chaque État déterminera pour ce qui le concerne les sanctions à appliquer et la manière de le faire. En passer par une directive peut donc paraître une méthode propre à parvenir plus facilement à un accord, mais ce peut aussi, si l'on n'est pas très prudent, sembler conduire à un pas en avant pour au moins un demi-pas en arrière.

En résumé, nous soutenons le « carton vert », nous félicitons nos collègues français d'avoir pris cette initiative et nous observerons si cette intention louable se traduit par un changement réel.

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Charoula Kafantari, présidente de la commission sur la production et le commerce du Parlement grec

(interprétation de l'anglais). Parce que nous considérons que l'Union européenne doit être leader en matière de renforcement de la responsabilité sociétale des entreprises, nous soutenons l'initiative du Parlement français et nous avons signé le projet de déclaration.

La Grèce s'est elle-même dotée d'un plan d'action pour la période 2014-2020 qui vise à la mise en oeuvre de la responsabilité sociétale des entreprises par les plus grandes d'entre elles. Plus largement, nous tentons de modifier notre modèle de développement et nous inclurons dans la loi que va discuter le Parlement les principes de la responsabilité sociétale des entreprises – le respect des droits de l'homme, des droits sociaux, du droit du travail, du droit de l'environnement et du droit de la consommation, tant dans leurs stratégies que dans leurs relations commerciales et leurs activités.

Vous avez évoqué plusieurs fois le respect de l'environnement, madame la présidente. De fait, le volet relatif à l'environnement de la responsabilité sociétale des entreprises ne saurait être ignoré ; elles ont un rôle majeur à jouer dans le recyclage du papier, l'usage durable des ressources, la réduction de la consommation d'eau ou la diminution de leur empreinte carbone. Entreprises et consommateurs doivent coopérer pour trouver les moyens de contenir le changement climatique. À cette fin, les sociétés doivent faire la transparence sur les efforts qu'elles engagent en faveur de la protection de l'environnement. On sait l'impact néfaste qu'elles peuvent avoir : accidents, pollution des sols et de la nappe phréatique, forte consommation des ressources naturelles, émissions de gaz toxiques dans l'atmosphère, création de déchets… Les patrons des grandes entreprises sont soumis à une pression croissante visant à les sensibiliser davantage à la consommation d'énergie des sociétés qu'ils dirigent et à leur impact environnemental.

Pour que les entreprises prennent au sérieux leur responsabilité en ces matières, leur comportement doit être pris en compte dans la détermination de leur bénéfice. Qu'elles souhaitent être rentables, certes, mais elles doivent aussi se montrer soucieuses des individus et de l'environnement, et cela doit se traduire dans la nature des emplois qu'elles proposent, la qualité des produits qu'elles fabriquent et la manière dont elles utilisent les ressources naturelles.

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Heidi Hautala, membre de la commission du développement du Parlement européen

(interprétation de l'anglais). Les initiatives volontaires et la désignation des entreprises malfaisantes à la vindicte des populations sont des idées louables, mais, pour s'assurer que toutes les entreprises sont sur un pied d'égalité, il est temps d'en venir à une réglementation contraignante. Aussi la Commission européenne devrait-elle étudier sérieusement la proposition de loi française et la proposition de carton vert au moment d'élaborer son plan d'action visant à renforcer la responsabilité sociétale des entreprises. Apprendre qu'il faudra attendre la fin de l'année pour que la Commission publie ce plan d'action est décevant. La présidence néerlandaise du Conseil européen a été très active sur ce point, et cela pourrait sembler une occasion perdue que la Commission ne publie aucune conclusion à ce sujet avant que cette présidence ne s'achève.

M. Van Dam pourrait-il préciser comment mettre en oeuvre au niveau européen le droit à réparation qui figure dans le rapport du Haut-Commissariat aux droits de l'homme des Nations unies relatif au renforcement du droit à réparation des victimes de violations des droits de l'homme impliquant des entreprises ? Comme l'a souligné mon collègue Richard Howitt, si l'on n'y parvient pas, on tendra vers une réglementation contraignante, ce qui ne serait pas mon premier choix.

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À ce jour, sept Parlements nationaux ont soutenu notre proposition de carton vert. J'invite ceux qui ne l'auraient pas fait et qui y sont favorables à nous rejoindre, de manière que nous puissions faire avancer ce dossier lors de la Conférence des organes parlementaires spécialisés dans les affaires de l'Union des Parlements de l'Union européenne (COSAC). Je rappelle qu'un projet de déclaration, précisé par un amendement bienvenu de M. Sørensen, est aussi ouvert à la signature.

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Ulrike Hiller, vice-présidente de la commission des questions de l'Union européenne du Bundesrat

(interprétation de l'allemand). Je partage l'avis de Mme Hautala ; nous devons définir précisément à quel niveau des progrès sont possibles et comment collaborer au mieux. C'est pourquoi des échanges tels que ceux d'aujourd'hui sont précieux. Les sujets abordés sont complexes et il nous faut déterminer quels instruments les régleront utilement. Est-ce la loi ? Au Bangladesh, elle n'est pas forcément respectée. Le contrôle et la transparence ont donc une importance capitale ; comment les garantir ? Pour que l'ensemble des chaînes d'approvisionnement soient contrôlées, dans tous les secteurs, on ne peut se contenter de contrôles aléatoires ; les comités d'entreprise et les organisations syndicales, qui savent très bien comment les choses se passent, ont un rôle majeur à jouer.

L'activation de la procédure du « carton vert » est une excellente initiative qui mérite une réflexion approfondie en Allemagne. Je signerai le projet de déclaration, mais je juge important que le Parlement européen joue un rôle actif dans cette procédure législative ; il est indispensable que les députés européens aient le droit effectif de proposer des textes de loi et qu'ils prennent, comme les parlementaires nationaux, des initiatives propres. Les parlements nationaux, le Parlement européen et le Comité des régions ne doivent pas jouer les uns contre les autres ; il faut coordonner les niveaux de décision.

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En France, la totalité des syndicats, y compris de cadres, soutiennent la proposition de loi présentée par Dominique Potier.

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Kalle Palling, député, président de la commission des affaires européennes du Parlement d'Estonie

(interprétation de l'anglais). Notre Parlement est l'un de ceux qui ont soutenu l'initiative de « carton vert ». Nous appuyons résolument le principe du renforcement de la responsabilité sociétale des entreprises mais nous considérons qu'il doit être introduit dans la législation européenne de manière proportionnée. Une attention particulière doit être portée aux capacités des PME : la complexité administrative qui pèse sur elles ne doit pas être accrue. Il faut aussi insister sur le rôle que doivent jouer les consommateurs par leurs choix. L'Estonie, pays nordique, considère la responsabilité sociétale des entreprises comme un marqueur de qualité : il devrait être de leur intérêt de vendre leurs produits et services en en tenant compte. Cela étant, nous jugeons l'initiative importante non seulement pour les filiales et sous-traitants installés dans des pays tiers mais aussi pour les entreprises des pays européens – toutes ne respectent pas forcément leurs responsabilités sociétales.

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Carlo Sommaruga, membre de la commission de politique extérieure du Conseil national de la Confédération helvétique

Il me paraît nécessaire de préciser l'amendement soumis par M. Sørensen pour indiquer plus nettement à quelles conventions relatives aux droits des travailleuses et travailleurs il est fait référence.

M. Potier l'a indiqué, certaines multinationales ont pris des initiatives volontaires en matière de responsabilité sociétale. En Suisse, c'est le cas de Nestlé et de certaines banques – mais elles ne représentent, en tout, que 10 % de l'ensemble des grandes multinationales helvétiques ! C'est dire, collègues qui en doutez, qu'il faut dépasser le cadre du volontariat. L'initiative populaire soutenue par les forces progressistes et la société civile suisses vise à responsabiliser l'ensemble de la chaîne de valeur et de commandement économique. Cela peut s'appliquer aux PME aussi, en fonction du rôle qu'elles assument ; il faut certes être attentif à leur situation, mais ne pas considérer qu'elles doivent être exemptées d'office des règles à venir.

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Finn Sørensen, membre de la commission des affaires européennes du Parlement danois

(interprétation de l'anglais). Je suis d'accord pour préciser mon amendement en mentionnant les « conventions clés » – core conventions – de l'Organisation internationale du travail(OIT). Chacun saurait ainsi plus sûrement de quoi il s'agit.

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Je constate que, pour les PME, les attentes sont contradictoires, certains orateurs souhaitant qu'elles soient soumises à la publication d'informations non financières, d'autres qu'elles en soient exemptées. Selon moi, le reporting extra-financier à l'échelle européenne ouvre une voie. Il faut pour commencer soumettre à cette obligation les plus grandes entreprises et descendre progressivement, de manière raisonnable et adaptée aux entreprises de plus petite taille. L'argument de la complexité administrative ne tient pas, puisque la proposition de loi française laisse aux entreprises une grande liberté d'initiative pour déterminer les facteurs de risque les plus importants. C'est cette cartographie des risques et la manière choisie pour les résorber qui pourra être évaluée par le juge. Nous ne demandons pas l'élaboration d'inventaires mais une vigilance adaptée à la diversité des situations. Il ne s'agit donc pas de sur-administrer mais de placer chaque entreprise devant ses responsabilités.

D'autre part, réglementation et action volontaire ne s'excluent pas. Pour prendre la route, il est bon d'avoir un permis de conduire. Nous demandons que tous ceux qui roulent sur l'autoroute de la mondialisation aient un permis de conduire et un véhicule en bon état ; cela n'empêche pas d'être par ailleurs un conducteur courtois. Il n'y a pas lieu d'opposer à la bonne volonté la réglementation, qui est la garantie de la sécurité ; elles doivent toujours être associées.

De même, il faut éviter d'opposer réglementation nationale et réglementation européenne. L'Histoire montre que l'Union européenne avance quand des États membres avancent ; un cercle vertueux se forme. Peut-être, dans une étape intermédiaire, les pays les plus volontaristes, appuyés par des ONG internationales, pourraient-ils se coaliser en une avant-garde pour affirmer que leurs entreprises font du respect des droits de l'homme et de l'environnement un élément de leur compétitivité et de leur marque de fabrique. Un groupe de pays coalisés pourrait entraîner les autres.

Vos interventions, chers collègues, ont marqué un fort encouragement à l'initiative française. Je m'en réjouis. Le terme de la législature approche et la décision n'a pas encore été prise, au sommet de l'État, d'accélérer le processus. Les multinationales les plus conservatrices ou les plus libérales exercent de très vives pressions pour empêcher le processus législatif d'aller à son terme. Dans ce contexte, votre soutien et celui des ONG peuvent modifier le rapport de forces et faire pencher la décision en faveur de la justice et du droit. Je vous remercie de votre appui dans ce combat commun pour la loyauté, qui vise à poser des limites au nom de la vie. La mondialisation ne peut se faire sans foi ni loi : elle doit être canalisée et porter la trace d'une civilisation dont les valeurs imposent de tracer des limites à l'économique.

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Cees Van Dam, professeur au King's College de Londres

(interprétation de l'anglais). Pour répondre à Mme Hautala, le rapport du Haut-Commissariat aux droits de l'homme des Nations unies, qui promeut une initiative au niveau international, ne saurait évidemment être ignoré, mais les Nations unies n'ont pas la faculté d'imposer des règles contraignantes à des États. Il faut donc toujours chercher à faire appliquer les principes directeurs, mais cela ne se fera pas automatiquement, du jour au lendemain, par la seule action de l'ONU. De même, les traités sur lesquels l'accord s'est fait dans le cadre des Nations unies ne sont contraignants que pour les pays qui les ont ratifiés. C'est dire en creux que si les pays en développement ratifient un texte visant à renforcer la responsabilité sociétale des entreprises, cela peut avoir un impact considérable pour les sociétés occidentales qui travaillent avec des fournisseurs situés dans les pays du Sud ou qui ont des filiales dans ces pays.

Par souci de précision, on pourrait faire référence non seulement aux « conventions clés » mais aussi au document-cadre rédigé par John Ruggie, qui cite les traités signés aux Nations Unies et les conventions de l'OIT.

Ma présentation ne tendait pas à expliquer que réglementer compliquerait les choses, monsieur Teeven, mais qu'il était compliqué de réglementer, singulièrement par la voie du droit de la responsabilité civile, et que pour faciliter ce qui pouvait l'être il serait bon de privilégier la voie du droit administratif. En l'état, le droit administratif ne prévoit pas le droit à réparation pour les victimes ; c'est là que le bât blesse. Dans la plupart des cas, les mesures volontaires n'entraînent pas non plus de droit à dédommagement. Le volontariat est une option très intéressante, mais sa portée diffère selon les pays. Les Pays-Bas, où les consultations entre les entreprises, les ONG et les pouvoirs publics sont de tradition, sont à l'avant-garde en ce domaine, mais il n'en est pas ainsi dans tous les pays de l'Union. Cela étant, il est intéressant d'analyser comment les Pays-Bas procèdent pour changer les choses.

Enfin, il a été question des difficultés d'application de règles à visée extraterritoriale. Mais les lois britanniques relatives à la corruption et à l'esclavage moderne montrent qu'une législation extraterritoriale existe déjà. Ces lois concernent pour l'essentiel des activités qui ont lieu au-delà des frontières du Royaume-Uni ou de l'Union européenne, mais elles ne sont pas centrées sur ceux qui se livrent à ces activités illégales hors des frontières de l'Union : la responsabilité pénale pèse sur les entreprises installées au Royaume-Uni, contraintes de mettre au point des stratégies de prévention. Je donnerai pour conclure l'exemple frappant d'une procédure dans laquelle une société-mère installée dans un pays européen a été assignée pour répondre de dommages provoqués par l'une de ses filiales dans un pays tiers. Il s'agit en l'espèce de la société anglo-néerlandaise Shell : les plaignants, des paysans nigérians, ont attaqué la société-mère, sise aux Pays-Bas, et aussi sa filiale Shell Nigeria. Le tribunal néerlandais n'a pas retenu la plainte contre la société-mère, mais il a déclaré fondée la plainte à l'encontre de la filiale, se prononçant donc sur le comportement d'une entreprise dont le siège et les activités sont au Nigeria. La situation n'est donc pas aussi tranchée qu'on veut bien le dire : l'extra-territorialité existe déjà et l'on ne peut arguer qu'elle empêcherait absolument de faire progresser le dossier qui nous occupe aujourd'hui.

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Je remercie tous les orateurs, dont les interventions ont brillamment enrichi nos débats.

La séance est levée à 12 h 45.