Monsieur le président, monsieur le rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, mesdames et messieurs les députés, nous sommes ici pour faire barrage à une nouvelle forme de discrimination qui a tendance à se propager dans le pays : la mise à l’écart de celles et ceux qui sont les plus fragiles, les plus vulnérables, celles et ceux qui, justement, ont le plus besoin d’aide.
Vous le savez, mais il convient de rappeler, la vie est faite de va-et-vient successifs, de petits pas, parfois de grands bonds en avant, mais aussi de périodes difficiles, d’accidents, de séparations, de ruptures. L’important, pour celles et ceux qui, à un moment donné, traversent un de ces moments difficiles, est de ne pas se sentir seuls, de ne pas se sentir isolés et de garder confiance en eux, dans leur environnement, dans leur entourage, bref, de garder confiance dans la société à laquelle ils appartiennent.
Le plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale – dont certains, au demeurant, semblent ignorer l’existence, à tel point qu’ils en font un argument de campagne dans le cadre des primaires de la droite – a été adopté dès le mois de janvier 2013. Il est destiné à permettre à chacun d’accéder à une vie digne sur le plan matériel, avec la revalorisation des minima sociaux et des prestations familiales, mais aussi, au-delà des questions purement financières, d’accéder à l’emploi, à la formation, au logement, aux soins et aux services de santé. Ce plan a été évalué chaque année depuis 2013 et régulièrement renforcé, enrichi, à partir de ces évaluations, afin de l’adapter à l’évolution des besoins et des situations. Il est conçu à la fois comme un bouclier social, protégeant ceux qui font face à des difficultés, mais aussi comme un tremplin social, afin de permettre aux personnes de se saisir des opportunités qui se présentent à elles pour rebondir et pour s’émanciper. C’est l’idée qu’il faut adapter l’environnement aux individus et non les individus à leur environnement, afin que chacun puisse trouver la liberté d’agir, de choisir et de s’émanciper pleinement.
Qu’est-ce que la précarité ? C’est une absence d’opportunités : telle est la définition qu’en a donné le prix Nobel d’économie Amartya Sen. Elle peut conduire à la grande pauvreté lorsqu’elle compromet gravement les chances de reconquérir ses droits. Et c’est bien de cela qu’il s’agit aujourd’hui : ce qui est au coeur de ce texte, déposé par le sénateur Yannick Vaugrenard, dont je veux saluer ici l’engagement et la détermination, c’est l’idée de garantir les mêmes droits et les mêmes chances à tous nos concitoyens ; c’est aussi celle de ne pas enfermer définitivement les personnes dans leurs difficultés.
L’accès aux droits est précisément au coeur du plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté. Même si, bien sûr, il reste encore beaucoup à faire, nous avons mis en place, avec Marisol Touraine – et aussi avec Christophe Sirugue –, un certain nombre d’actions très concrètes pour simplifier les démarches des personnes en difficulté et ainsi simplifier l’accès au droit. Nous avons par exemple mis en place les rendez-vous des droits dans les caisses d’allocations familiales et nous avons mis en ligne un simulateur des droits sociaux qui permet à chacun de connaître, en quelques clics, l’ensemble de ses droits.
Mais force est de constater qu’un certain nombre de personnes se heurtent encore à des parois invisibles, dressées souvent involontairement par la société elle-même : ces parois invisibles empêchent les personnes non seulement d’accéder à leurs droits mais aussi de rebondir quand elles sont en difficulté.
Le plan pauvreté affirme le principe d’objectivité comme un principe fondamental face aux situations de pauvreté et d’exclusion : il s’agit de ne pas porter de jugement sur les personnes confrontées à des difficultés et de ne considérer que les faits.
Le second principe affirmé par le plan pauvreté est le principe de non-stigmatisation : on n’a pas à s’excuser d’être pauvre, comme si l’on avait choisi d’être pauvre. Certains pensent encore qu’on choisit de l’être, par volonté ou par paresse ; ce plan pluriannuel affirme exactement le contraire.
Oui, les personnes en difficulté sociale sont encore trop régulièrement perçues comme responsables de leur situation. Or, la plupart du temps, elles n’osent même plus faire valoir leurs droits : chacun sait ici que le non-recours aux droits, en France, représente une masse financière plus importante que la prétendue fraude aux prestations sociales. Beaucoup de personnes renoncent, de peur d’avoir à essuyer un refus et d’être renvoyées à leur situation, comme si elles ne devaient plus jamais espérer en sortir.
Ces situations ne sont absolument pas dignes de la France et de ses valeurs, valeurs d’humanité, de fraternité, d’égalité et de solidarité qui semblent parfois bien fragiles. C’est pourquoi nous devons, au quotidien, réagir collectivement.
Au-delà de ses intentions louables que personne ne conteste, je sais qu’un certain nombre de questions se posent quant à l’intérêt et à l’utilité de cette proposition de loi ; ces questions sont légitimes et je veux y répondre précisément.
Tout d’abord, en quoi ce texte permettra-t-il de faire progresser réellement les droits des personnes en difficulté ? Ne disposons-nous pas déjà un arsenal juridique suffisant, comportant vingt critères de discrimination, dont certains ajoutés très récemment, comme l’apparence physique ou le lieu de résidence, en 2014 ?
Avant d’entrer au Gouvernement, j’ai moi-même contribué, en tant que parlementaire, à faire ajouter, dans la loi relative au harcèlement sexuel, une circonstance aggravante en cas de vulnérabilité économique de la personne victime, afin que l’abus de faiblesse soit puni plus sévèrement dans ce domaine. Mais je suis aujourd’hui convaincue que ce critère doit désormais valoir dans tous les domaines.
Pourquoi ? Parce qu’il n’est pas acceptable que des personnes déjà en difficulté se voient refuser l’accès à des biens essentiels, qui leur permettraient pourtant de s’en sortir, pour la simple raison qu’on les soupçonne de façon injustifiée de ne pas être en capacité de payer.
Je pense bien sûr au logement, préalable essentiel pour pouvoir envisager sereinement le quotidien. Il n’est pas question, bien sûr, de remettre en cause le refus de vente ou de location en cas d’insolvabilité, expressément prévu par la loi. Mais l’insolvabilité présumée, pour la simple raison qu’on serait par exemple bénéficiaire de prestations sociales, ne peut en aucun cas constituer un motif légitime de refus : cela reviendrait à condamner ces personnes et à les assigner à leur situation. Face à ce risque de dérive vers ce que je qualifierai de société du soupçon et de l’arbitraire, nous avons un devoir d’objectivité, qui nous oblige à poser de nouvelles limites.
Après la logement, je pense également à l’accès aux services publics : ils doivent être ouverts à tous de façon universelle et inconditionnelle, sans quoi ils cesseraient d’être des services publics. L’accès à la culture pour tous, à l’emploi, à l’énergie, à l’eau et maintenant à internet : ces services, essentiels pour accéder à la vie sociale et professionnelle, doivent être garantis à tous, dans les mêmes conditions, afin que chacun dispose des mêmes opportunités pour s’émanciper. C’est à cette condition que nous pourrons redonner confiance à l’ensemble de nos concitoyens.
Ce nouveau critère permettra également, je l’espère, de dissuader les tentatives de retraits de droits au préjudice de personnes en difficulté, comme on en voit parfois, aussi bien que les tentatives d’ajouts de devoirs supplémentaires. Par exemple, il y a deux semaines, une proposition de loi sur la fraude sociale était examinée au Sénat : l’un de ses articles consistait à imposer la signature d’une charte des valeurs républicaines aux bénéficiaires du RSA, et seulement à eux, comme si cette charte n’était valable que pour les bénéficiaires du RSA et non pour l’ensemble des citoyens français. Les allocataires du RSA seraient-ils des sous-citoyens, qui auraient un devoir de réparation vis-à-vis de la République ? Quelle faute ont-ils commise ? Avec de telles propositions, nos valeurs républicaines sont en partie brouillées, je le crains. C’est pourquoi je crois nécessaire que la législation soit renforcée, afin qu’elle puisse jouer son rôle de garde-fou.
Cette proposition de loi n’est pas un simple étendard que l’on brandirait pour se donner bonne conscience. Il s’agit bel et bien de se doter d’un nouvel arsenal juridique, qui devra se traduire par des peines, afin qu’il puisse pleinement jouer son rôle de sanction mais aussi de dissuasion des comportements qui s’écarteraient de la loi. C’est de cette façon que nous avons pu faire reculer le racisme, le sexisme ou l’homophobie. Eh bien, nous aurons désormais une nouvelle tâche : celle d’inventer un terme pour désigner cette forme de discrimination à l’encontre des plus précaires.
Bien sûr, pour être appliquée, cette loi devra être interprétée par les juges de façon équilibrée, afin de préserver à la fois la liberté économique et la non-discrimination. Pour cela, je fais confiance à tout ce que notre pays compte de juristes.
Quoi qu’il en soit, la complexité de ce nouveau critère – sachant que la difficulté n’est pas plus grande que lorsque nous en avons défini d’autres – ne doit pas faire obstacle au combat essentiel que nous devons mener pour l’égalité entre les citoyens. Vous le savez, à chaque fois qu’est ajouté un critère de discrimination dans la liste, l’argument des opposants – en tout cas de ceux qui ne sont pas pour – est de dire qu’il sera inapplicable ou trop compliqué à invoquer. C’est ce qui s’est produit au sujet de l’apparence physique. Je crois qu’il ne faut pas céder à cet argument parce que, de fait, prouver la discrimination est toujours difficile, quel que soit le critère.
Au-delà des contentieux juridiques qui pourront intervenir, cette loi vise par ailleurs à agir contre les stéréotypes, car la loi a aussi un rôle pédagogique : en établissant une nouvelle norme, elle permettra de faire évoluer les représentations, de faire prendre conscience à tous que la pauvreté n’est pas une fatalité, qu’on n’est pas responsable de sa situation et que celle-ci n’est pas irréversible ni innée.
Cette loi vise aussi à redonner confiance à celles et à ceux qui ont perdu espoir, afin qu’ils sachent que le droit peut être de leur côté, qu’il est possible de demander un logement, un emploi, une place en crèche, dans les mêmes conditions que les autres. Si on est insolvable, on est insolvable, mais on n’a pas moins de droits que les autres. Ces personnes ne doivent pas être renvoyées à leur situation, comme s’il ne leur était jamais permis d’en sortir. De telles attitudes sont contraires à nos valeurs ; grâce à ce texte, je l’espère, elles deviendront contraires à nos lois.
Vous l’avez compris, le Gouvernement est donc tout à fait favorable à cette proposition de loi.