Intervention de Michel Vergnier

Séance en hémicycle du 14 juin 2016 à 15h00
Discrimination et précarité sociale — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMichel Vergnier :

Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, monsieur le rapporteur, le maître d’école a distribué une belle feuille de papier Canson à l’ensemble des élèves de la classe. « Dessinez-moi vos vacances ! », a-t-il dit. Très vite, les feutres grattent la feuille, des soleils apparaissent, des cimes de montages maladroites, le bleu de la mer, des ruisseaux et toujours le soleil… Sur la feuille de Romain, il n’y a rien. Les yeux dans le vague, il attend. Si on le regardait, peut-être verrait-on une larme perler au coin de ses yeux. « Allons, Romain, décide-toi ! Toujours à rêvasser ? » Le ton n’est pas agressif mais insistant, et Romain se sent perdu. « Pourquoi ne dessines-tu pas ? Tu ne pars pas en vacances ? – Euh, non, pas cette année, monsieur. » Ni celle-ci, ni les autres d’ailleurs. Cela, il ne veut pas le dire. La honte. La culpabilité. Les autres le regardent – certains autres, qui ne comprennent pas. Les vacances ne sont pas pour lui, ni pour son frère, ni pour sa petite soeur. Ce n’est pas un sujet d’actualité.

Son père recherche désespérément un emploi et sa mère fait, chaque fois qu’elle le peut, quelques petits boulots. On évite les voisins, on a perdu ses amis, on fait semblant, on se cache, on ment même sur la réalité. Coupables d’être pauvres, coupables de ne pas travailler, ces fainéants qui vivent au crochet de la société et préfèrent rester chez eux ! Ils s’appellent M. et Mme Tout-le-Monde. Pierre est le grand frère, Romain vient après et Isabelle a de si beaux yeux qu’on aimerait les voir sourire. C’est lors d’une de mes visites aux Restos du coeur – vous savez, on devait les fermer très vite et, trente ans plus tard, ils sont toujours ouverts – que je les ai rencontrés. Je les connaissais et je n’aurais jamais pensé les trouver là. À mon arrivée, ils ont d’abord essayé de se cacher. « Vous savez, monsieur le maire, dès qu’on pourra, on ne viendra plus. » Alors, nous avons parlé, nous avons bu le café ensemble et, bien sûr, j’ai proposé mon aide. La suite n’est toujours pas très glorieuse mais, au moins, nous avons cherché tout ce qu’il était possible de faire et ce que nous avons mis en place a permis de petites améliorations.

« Dis-moi, Romain, qu’est-ce que tu feras quand tu seras grand ? – Moi, monsieur le maire, je veux travailler. » Voilà, mes chers amis, la réalité des choses. Il n’y a ni sensiblerie, ni exagération dans mon histoire : c’est ce que vivent tous les jours des gens dont la situation nous surprend.

La précarité, qui recouvre de nombreuses situations, n’avait pas de définition juridique. Ce terme s’est répandu pour désigner l’incertitude et l’instabilité professionnelles, les difficultés matérielles de toutes sortes. Son apparition est concomitante au creusement des inégalités depuis les années 1980, à la flexibilisation du marché du travail et à la généralisation des formes d’emplois atypiques, que l’on englobe désormais dans le « précariat ».

En tant qu’élus de terrain, nous ne cessons de le répéter : les personnes en situation de pauvreté et de précarité sont d’abord et avant tout des victimes. En matière d’accès au logement, aux soins, à la cantine scolaire ou à la culture, chacun d’entre nous peut constater ces inégalités. Imputer ou reprocher aux précaires la responsabilité de leur situation passée ou présente, c’est mépriser ou ignorer la solidarité républicaine, c’est nier les possibilités d’évolution. Car non, une vie n’est jamais rectiligne !

La spirale de la pauvreté est confortée par ce sentiment de honte qui conduit les précaires à renoncer à exercer leurs droits : le RSA activité se caractérise par un taux de non-recours de 68 %, tandis qu’un tiers des personnes susceptibles de bénéficier du RSA socle n’entreprennent pas la moindre démarche pour l’obtenir. Cette mise au ban de la société couplée à la marginalisation économique les empêche d’accéder à ce qui fait la vie, c’est-à-dire la citoyenneté pleine et entière, souvent dans une indifférence quasi générale. Rappelons que la pauvreté ne relève jamais de la responsabilité individuelle mais qu’elle résulte du contexte économique et social.

Ce texte composé d’un article unique tend à réprimer, en droit pénal, en droit civil et en droit du travail, la discrimination sur le fondement de la vulnérabilité économique des personnes. Ce renforcement de l’effectivité des droits des personnes, issu d’une bonne initiative de notre collègue sénateur Yannick Vaugrenard, a fait l’objet d’un vaste consensus, et je m’en félicite.

Cette proposition de loi a pour esprit de faire évoluer les mentalités, d’élever notre conscience collective en réaffirmant les valeurs républicaines de solidarité et de fraternité, et, je l’espère, de redonner confiance en l’action de l’État. Merci du fond du coeur à toutes celles et à tous ceux qui ont contribué à ce que nous puissions nous retrouver ici, ensemble, pour voter ce texte, sans aucune hésitation !

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