Je voudrais d'abord souligner ce qui constitue pour moi un fil directeur. Ce pays a été très marqué par son effondrement de 2001-2002. Le président radical De La Rùa, n'a pas réussi à redresser une situation très dégradée. Sont ensuite arrivés Nestor, puis Cristina Kirchner, qui ont beaucoup marqué leur époque.
L'Argentine se caractérise par un fonctionnement politique très atypique. Le péronisme est un phénomène qui ne se compare à aucun autre, car il couvre un spectre qui va de l'extrême droite à l'extrême gauche. Le couple Kirchner représentait l'extrême gauche (on pourrait dire plus ou moins l'équivalent de notre Parti de gauche).
Les élections de novembre 2015 ont marqué une rupture. On a dû pour la première fois organiser un second tour – en général, le Président est élu au premier tour, car 40 % des suffrages suffisent. M. Macri est souvent présenté comme un représentant de la droite libérale. Je serais plus nuancé. Il a été pendant huit ans maire de Buenos Aires, où sa gestion a été plutôt centriste et moderne, avec par exemple une priorité au développement durable, une grande ouverture sur les questions sociétales du type « mariage pour tous », ou encore une politique active de logement social. L'Alliance nouvelle qui vient d'arriver au pouvoir est une coalition originale. Pour la première fois, l'Argentine n'est dirigée ni par un Péroniste, ni par un Radical. Mais M. Macri est allié au Parti radical.
Le Parti radical incarne historiquement la démocratie argentine ; il est très bien implanté dans tout le pays. La coalition comprend aussi un petit parti de centre gauche d'inspiration chrétienne-sociale (« coalition civique »). Ce parti est notamment représenté au Gouvernement par le ministre des finances, A. Prat-Gay, lequel est actuellement à Paris, car l'Argentine a décidé d'adhérer à l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
Cette décision marque une rupture avec la politique d'autarcie qui a prédominé dans le passé, laquelle pouvait se comprendre suite au traumatisme de la crise de 2001-2002.
M. et Mme Kirchner ont mené une politique très à gauche, populiste, mais aussi de relance keynésienne par la consommation. Cette politique a d'abord permis un réel redressement, poussé par les prix élevés des matières premières agricoles, avec des taux de croissance « asiatiques » de 7-8 %. Mais ensuite la situation s'est dégradée et les deux dernières années ont été calamiteuses. La croissance de l'Argentine reposait trop exclusivement sur les matières premières et en particulier, sur le soja, qui est quasiment devenu une monoculture. Tout cela a conduit à un déficit budgétaire de l'ordre d'au moins 7 % du PIB, du fait du poids des dépenses sociales.
Autre changement marquant de 2015, le fait que l'on ait désormais un Parlement qui est clairement d'opposition. Les Péronistes ont conservé une majorité relative à l'Assemblée et une majorité écrasante au Sénat. Cela dit, ils sont très divisés et leur aile droite, qui domine à l'Assemblée, soutient M. Macri. Au Sénat, en revanche, toutes les composantes du péronisme sont présentes. Cela dit, le Sénat argentin a, encore plus que le Sénat français, un rôle de représentation des provinces : chacune de celles-ci désigne trois sénateurs ; ils sont très liés aux gouvernements locaux, et ceux-ci sont très dépendants des subsides du gouvernement central.
Au total, une opposition forte mais que le Gouvernement de M. Macri a su gérer et accommoder jusqu'à présent.
Son programme a consisté en une politique que je qualifierai de « sans faute », ou du moins répondant aux nécessités. M. Macri a hérité d'une situation budgétaire catastrophique avec des dépenses sociales très élevées, un recrutement d'agents publics important, dans des proportions qui n'ont rien à voir avec ce qu'on connaît en Europe : des dépenses indiscriminées, un gel des tarifs publics quasiment total et un déficit de l'ordre de moins de 7 % fin 2015. Le Gouvernement de M. Macri a donc voulu, dès le départ, restaurer les grands équilibres et ouvrir l'Argentine au monde après des années de kirchnerisme.
Concernant la dette publique, un certain nombre de fonds spéculatifs, les « fonds-vautours », avaient refusé sa restructuration et avaient multiplié les procédures.
Parmi les premières décisions de M. Macri, il y a eu la suppression du contrôle des changes, qui a fait passer la parité peso-dollar d'un taux de un à dix à un taux d'environ un à seize. On peut souligner également la suppression, dans un pays surtout agricole, d'une taxe sur les exportations qui freinait sa capacité d'accès aux marchés, et, de façon plus générale, la remise en cause d'un protectionnisme devenu caricatural. On ne pouvait pratiquement plus rien importer. Ce système a été remplacé par des licences quasi automatiques, ce qui a tout changé pour les entreprises.
Pour rétablir la confiance, le gouvernement de M. Macri a réussi à clore le contentieux avec les « fonds-vautours ». L'Argentine a bien négocié, ce qui lui a permis de revenir sur les marchés internationaux. Une première émission de dix-sept milliards de dollars a ainsi été lancée avec des taux d'intérêt de l'ordre de 7 %. L'Argentine avait été obligée de s'autofinancer et le faisait très mal. Dans ce contexte, aujourd'hui, il y a quelques difficultés, mais la remise à niveau était indispensable. Les déséquilibres étaient totalement hors de contrôle.
Une vraie difficulté dont souffre aujourd'hui l'Argentine est l'inflation, qui s'explique en partie par la remise au niveau des services publics. Le système de subventionnement de Mme Kirchner n'était pas soutenable, avec des factures d'électricité de l'ordre de 4 euros par mois pour une famille. Il en allait de même pour l'eau et la plupart des services publics. Les tarifs ont donc été réajustés à la hausse. Les Argentins payent donc cette politique avec un niveau d'inflation assez élevé.
L'ouverture au monde est un axe important de la politique de M. Macri. Mme Kirchner voulait s'éloigner des Etats-Unis et de l'Europe, et cet éloignement a été très marqué. On peut observer cette évolution avec la présence de M. Macri à Davos, ou la plus grande présence de l'Argentine dans le Mercosur, contrairement à la politique de protectionnisme interne au Mercosur de Kirchner, même si le Mercosur ne fonctionne pas au mieux aujourd'hui, ainsi que la réouverture de l'Argentine vis-à-vis de l'Europe. La décision de se réinvestir dans le Mercosur implique de relancer la négociation, même si les Argentins savent que ça sera long parce que les enjeux agricoles sont importants, de même que les enjeux industriels.
Le réengagement a également lieu vis-à-vis du Brésil (qui compte pour au moins 20 % des exportations argentines). Les économies argentine et brésilienne sont peut-être les économies les plus intégrées entre deux grands pays voisins, hors Union européenne.
On observe dans ce contexte une politique, non pas de rupture, mais de prise de distance avec la politique très marquée de Mme Kirchner de rapprochement avec la Chine et avec la Russie, plus d'ailleurs avec la Russie qu'avec la Chine. Avec la Russie, l'Argentine a bénéficié de l'effet d'aubaine lié aux sanctions et a vendu, en particulier, beaucoup de produits agricoles. Avec la Chine, c'était un choix plus délibéré, à la fois idéologique, et correspondant aussi aux intérêts bien compris de l'Argentine : le pays a ainsi pu acheter du matériel pour ce qui concerne les infrastructures (trains de banlieue, métros) à de très bas prix, bien que de très médiocre qualité, ce dont ils se rendent compte aujourd'hui.
Dans ce contexte, on assiste à un retour très remarqué de la France, puisque le Président de la République a été l'un des premiers à se rendre en Argentine après l'élection du Président Macri en février. C'était une visite très attendue et qui a été très réussie. Il y a en Argentine, quels que soient les gouvernements et les partis politiques – Madame Kirchner était un peu une exception – une francophilie politique extrêmement forte et marquée, où la France fait réellement figure de référence. Dans ce pays, qui parle espagnol et qui est composé à 60 de personnes d'origine italienne, la République française fait office de modèle politique. Cela a toujours été le cas : c'était vrai lorsque l'Argentine était la 11 ou 12ème puissance mondiale, dans les années 1890 juste devant la France. Nous restons à tous points de vue, une référence. L'Argentine est peut-être l'un des rares pays où nous avons à ce point une image de marque inentamée à tous points de vue (politiques, économiques, etc.).
La visite présidentielle s'est très bien passée : 27 accords ont été signés, dont une déclaration solennelle entre les deux présidents, qui ne s'appelle pas « partenariat stratégique » mais qui correspond globalement à ce que nous faisons avec le Brésil et le Mexique, et qui met vraiment l'Argentine au coeur de nos priorités en Amérique latine. Ces accords, très détaillés, sont pour une vingtaine d'entre eux très techniques. On relève aussi parmi eux un accord relatif à la coopération scientifique, technique et universitaire, qui est un des points forts de notre ancrage : cet accord a permis le renouvellement et la mise à jour de l'accord de coopération scientifique et technique signé en 1964 par le général de Gaulle, qui avait besoin d'être complété par une sorte de plan d'action, mais qui, 50 ans après, fonctionne toujours très bien . Une série d'accords techniques a aussi été conclue dans ce domaine, et notamment un accord entre le CNRS et son équivalent argentin.
D'autres accords interviennent dans des domaines des plus variés : la défense, le tourisme, le sport, etc. Un autre accord, qui n'avait pu se faire car les délais étaient trop courts, a été signé hier par Mme Malcorra, la ministre des affaires étrangères, et Jean-Marc Ayrault : il s'agit d'une feuille de route économique, qui constitue une véritable relance de nos relations. Cette feuille de route vient compléter le tableau de cette visite présidentielle, encore une fois extrêmement réussie, et qui marque un véritable retour de la France et plus généralement des Occidentaux, après des années d'absence liées à la crise de 2001-2002 et à la coupure des Argentins des marchés financiers internationaux. Cette feuille de route économique se traduit par une série de perspectives qui viennent compléter celles qui avaient été ouvertes lors de la visite présidentielle :
– la décision de l'Argentine d'adhérer à l'Organisation internationale de la Francophonie, l'Argentine ayant depuis déposé son dossier à temps pour le prochain sommet ;
– l'appui français à l'adhésion de l'Argentine à l'OCDE, et une offre technique pour coopérer ;
– la perspective de réouverture des financements Coface, totalement interrompus depuis 2002 ;
– la perspective d'une mission, d'abord d'exploration, de l'AFD, notamment pour participer au plan de relance des infrastructures, dans la mesure où l'Argentine est totalement sinistrée en termes d'infrastructures, ferroviaires notamment.
Après la remise à plat de la situation économique (contrôle des changes, fin des subventions excessives aux services publics), qui était indispensable, les priorités du gouvernement, 5 ou 6 mois après les élections, concernent le maintien des politiques sociales et la mise en place d'un plan de relance des infrastructures. Celui-ci se fonde, en particulier, sur le renouveau du ferroviaire et, bien entendu, des infrastructures routières et des ports. Sur ce dernier point, l'Argentine est très largement sous-équipée, ce qui créé des engorgements et des goulets d'étranglement phénoménaux, notamment lors des grandes récoltes (en particulier celle du soja).
La feuille de route économique, signée hier, marque aussi un réengagement très marqué en matière énergétique. On y voit une volonté de s'engager sur le terrain des énergies renouvelables, l'Argentine présentant un potentiel considérable sur le plan solaire, éolien, et de l'énergie marine, aujourd'hui largement sous-exploité, et qui constitue probablement à terme une capacité de l'ordre de 25 % de son bilan énergétique. C'est également un pays qui a parmi les plus grandes réserves au monde de pétrole et de gaz non conventionnel, mais à de faibles profondeurs, ce qui lui permet de recourir à la technologie de la fracture hydraulique sans probablement de grand dommage pour l'environnement.
On observe également une volonté de relancer le nucléaire, l'Argentine étant le seul pays d'Amérique latine à avoir une vraie politique du nucléaire. Ils ont déjà trois centrales. La prochaine sera probablement chinoise, car ils ont décidé de poursuivre avec une technologie qui avait été choisie à l'époque, à savoir la technologie CANDU, technologie canadienne à eau lourde et uranium non enrichi, que seuls les Chinois continuent encore de maîtriser. Ils devraient, pour la cinquième centrale, passer à une technologie plus moderne, qui est la nôtre et celle de l'essentiel du monde aujourd'hui, et qui fait intervenir de l'uranium légèrement enrichi et de l'eau pressurisée.
Voilà le bilan de ces premiers mois et les perspectives : une vraie inquiétude sur le plan de l'inflation, une volonté du gouvernement de s'y attaquer tout en maintenant des aides sociales pour les personnes les plus défavorisées, une volonté ensuite d'absorber la hausse des services publics - qui était absolument nécessaire - avec des économies réalisées sur le plan budgétaire et une capacité, ainsi, de financer en partie les besoins en infrastructures.
Il y a une vraie volonté de relance, qui cette fois ne passe pas par des dépenses improductives à la manière du gouvernement de Kirchner. Celui-ci avait, encore l'année dernière, dépensé beaucoup d'argent de manière inutile, recruté des fonctionnaires par centaines, voire par milliers, dans un cadre, à la manière des États-Unis, où il n'y a pas réellement de statut de la fonction publique. Le gouvernement de M. Macri fait preuve d'une réelle volonté de sortir de cette politique très populiste et de remettre le pays à niveau, notamment en termes d'infrastructures.