Intervention de Yves Bertoncini

Réunion du 1er juin 2016 à 16h30
Commission des affaires européennes

Yves Bertoncini :

En introduction, je reprendrai le terme utilisé par Jean-Claude Juncker de « polycrise » de l'Union européenne. Les enjeux sont là, nombreux et l'Institut Delors, tout comme la commission des affaires européennes, y ont travaillé ces derniers mois : crise des réfugiés, zone euro, Union économique et monétaire, concurrence sociale avec les travailleurs détachés, terrorisme, Brexit.

En réalité, on assiste à un déficit de vision politique globale sur les enjeux européens, tant sur le diagnostic que sur le cap à suivre. Jacques Delors parle d'« Europe des pompiers » à juste titre. Les gouvernants européens semblent gérer les affaires de crise en crise, sans avoir une vision d'ensemble. L'Europe des architectes, puis des maçons, semble donc trop absente..

Cette nécessité d'un sursaut pourrait être confirmée par les propos de François Hollande le 29 mai dernier à Verdun sur l'Europe. Le président de la République a en effet déclaré « Notre devoir sacré est inscrit dans le sol ravagé de Verdun ; il tient en quelques mots : aimons notre patrie mais protégeons notre maison commune, l'Europe, sans laquelle nous serions exposés aux tempêtes de l'Histoire ».

L'expression d'une Europe « face aux tempêtes » conforte cette impression d'une navigation à l'aveuglette, voire même qu'un naufrage la guette, si aucun cap clair ne lui est donné.

Je caractériserai la crise actuelle de deux manières dans mon propos à venir. Premièrement, la crise de l'Europe est une crise de « copropriétaires » qui veulent rester ensemble même s'ils se disputent, y compris pour revoir les règlements de copropriété. Deuxièmement, la crise que traverse l'Europe est une crise profonde, car il est de question de sens. C'est une crise identitaire : qui sommes-nous Européens et nous Français ?

Donc, premièrement, je qualifierai la crise actuelle de « crise de copropriétaires » se disputant au sein d'une « maison commune » qu'ils ne souhaitent pas quitter

Et d'emblée, je souhaite écarter deux fausses pistes que l'on donne parfois pour expliquer la situation actuelle : ce n'est ni une crise d'appartenance, ni une crise du type « Bruxelles contre les peuples ».

En effet, les chiffres sur le sentiment d'appartenance et sur les bénéfices de l'appartenance à l'Union sont stables depuis 10 ans. L'euroscepticisme n'est pas l'europhobie. L'Union européenne surmonte les obstacles. La crise de l'euro n'a pas débouché sur un Grexit. Dans un article récent de l'Institut Delors nous déclarions « Schengen est mort ? Vive Schengen ! ». L'espace Schengen n'est pas mort, car il est flexible et aucun pays ne veut réellement en sortir. Il reste la possibilité d'un Brexit car l'Union européenne n'est pas une prison et de son éventuel effet domino. Mais je suis sceptique sur un tel scénario, car le Royaume-Uni est un cas d'espèce.

Ce n'est pas non plus une crise due à un clivage entre Bruxelles et les peuples ; il s'agit bien plutôt d'une crise liée aux fractures entre les peuples, ce qui n'est pas moins grave. Par paresse intellectuelle et mauvaise foi politique, on en reste à l'idée que Bruxelles serait « contre les peuples ». Je dirai plutôt que c'est parce que les peuples sont pris en compte et qu'ils sont divisés que « Bruxelles » a des difficultés à agir et que nous traversons donc une crise de « copropriétaires ». Les États membres veulent rester dans l'Union mais connaissent des brouilles successives. Et une brouille est une autre façon de vivre ensemble.

Cette crise de « copropriétaires » recouvre deux réalités politiques : une crise de solidarité et une crise de confiance.

D'une part, les solidarités ne sont pas naturelles, mais se sont mises en place malgré tout : pour la zone Euro et la Grèce, pour les réfugiés, avec des financements accrus, le mécanisme de relocalisation et de partage, la discussion sur la révision de Dublin, pour le terrorisme avec l'activation de la clause d'assistance mutuelle de l'article 42.7, le mandat d'arrêt européen, pour les relations avec la Russie, avec la mise en place de sanctions, pour le climat enfin.

D'autre part, il y a une crise de confiance multiforme : crise entre États membres, crise de confiance au sein de l'Union et crise de confiance en l'Union dans sa capacité à apporter des réponses efficaces.

La crise de confiance entre États membres s'est particulièrement manifestée dans le domaine de l'Union économique et monétaire. Au-delà des sanctions des marchés financiers pour quatre pays et de la révision des mécanismes de surveillance, ce qui s'est joué est la confiance que les États membres ont pour un Etat membre qui ne respecte pas ses engagements, y compris la France. Le coût politique pour la France est réel, notamment en termes d'influence. Cette crise de confiance entre États membres a été à nouveau évidente pour la crise de Schengen et le doute quant au contrôle effectif des frontières extérieures. La Grèce et l'Italie ont été montrées du doigt. L'Union a su, après moult tergiversations et négociations, trouver des solutions qui devraient être opérationnelles : les « hot spots » d'abord, puis le corps européen des garde-frontières.

La crise de confiance en l'Union européenne découle de ces éléments, comme le prouvent les chiffres des enquêtes Eurobaromètre, qui connaissent une inversion complète en 10 ans.

Cette crise de confiance s'explique aussi en grande partie par le fait que l'Union est représentative des élites et au confluent des tensions entre États membres. Cette crise de perception de l'Union recoupe celle plus large celle des élites financières, économiques et politiques, avec des racines nationales marquées. Les votes pour les extrêmes sont forts dans les pays en crise économique aiguë, Grèce, Espagne, au chômage important, comme la France, ou dans ceux chez qui les vieilles élites en coalition battent de l'aile, comme en Italie ou en Autriche. L'Europe est en fait une victime collatérale d'un vote anti-système aux racines nationales. Le FPO remportait déjà 27 % des voix en Autriche en 1999 sans aucune crise des réfugiés. Ces partis de plus en plus puissants, sont encore plus « élitophobes » qu'eurosceptiques ou europhobes.

Enfin, la crise de confiance est celle de l'Union en sa capacité à apporter des réponses et à donner des gages sur le fait qu'elle contrôle la situation. L'Europe donne en effet l'impression de réagir plutôt que d'agir et semble subir le cours des évènements, en allant de crise en crise, sans maitriser l'agenda.

Après avoir évoqué cette crise de « copropriétaires », je propose comme second élément de diagnostic d'analyser la crise identitaire de la « Fédération européenne d'États-Nations ».

La crise que nous traversons est une crise de sens, une crise autour du projet européen même. Il y a eu les Pères fondateurs Schuman, Monet, les fils Delors, Kohl, Mitterrand ... Que nous proposent les petites filles et les petits-fils ?

La responsabilité des leaders politiques européens, mais surtout nationaux, est grande dans ce crise de sens. Il ne faut pas seulement « protéger la maison commune » comme le déclare François Hollande, consolider ses fondations – l'euro, Schengen – il convient de la réaménager et de construire un nouvel étage pour l'adapter au nouveau monde. Les copropriétaires devraient consacrer leur énergie moins à revoir leur règlement de copropriété qu'à regarder le village global et à s'y adapter en prônant une Europe forte dans le monde.

Dans cette perspective, l'Union européenne doit en particulier affirmer sa vocation à être une réponse aux menaces, et non être une menace elle-même.

L'Europe est ressentie comme une menace par les uns, parce qu'elle peut être une opportunité pour les autres. Ainsi, l'Europe est une communauté de droit où sont rappelées la règle et des normes tatillonnes, une Union économique et monétaire porteuse d'austérité, un espace de libre circulation qui peut amener à une concurrence sociale, une union douanière qui peut libéraliser, comme avec le TTIP.

Les acteurs politiques sont responsables de la prévalence d'une telle vision négative. Il leur faudrait développer un discours émotionnel, jouant sur la peur, mais qui soit pro-européen. Il faudrait mettre en avant un agenda européen qui présente l'Europe comme une réponse aux menaces. L'Europe devrait être promue comme une réponse aux menaces, ce qui suppose de les nommer et de ne pas craindre d'entonner l'«hymne à la peur ». N'oublions pas que l'Europe s'est construite sur la peur : la peur que les peuples ne s'entre-tuent de nouveau et la peur de Staline.

Les menaces sont nombreuses et l'Europe est une réponse : face à la finance folle, la régulation financière et l'union bancaire ; face au changement climatique, la COP21 ; face à la dépendance énergétique extérieure, l'Union de l'énergie ; face à une croissance « molle », la BCE et les investissements du « Plan Juncker » ; face aux flux migratoires incontrôlés, une stratégie européenne d'ensemble avec un contrôle et une action en amont ; face au terrorisme islamiste , la volonté des Européens de le combattre à la source, en Syrie et chez nous ; face au chaos dans le voisinage, avec la Russie, la Syrie et la Libye, la possibilité d'une intervention diplomatique et militaire, ce qui suppose de réarmer.

Il faut également et parallèlement affirmer la force de l'Union européenne dans le monde, et que « l'union fait la force » dans le monde.

L'Union européenne représente 7 % de la population mondiale, 11 % des émissions de C02, 25 % de la richesse mondiale et 50 % des dépenses sociales. Le modèle européen est puissant et il faut le promouvoir et le défendre. Nous l'avons fait au moment de la COP21 sur les enjeux environnementaux, nous devons le faire aussi pour les questions sociales, économiques et démocratiques. Nous devons réhabiliter la fierté d'être Européen dans le monde actuel. Nous sommes les Européens, nous sommes productifs, nous sommes inventifs, on va y arriver !

L'enjeu pour les Européens est de taille. Le monde est de moins en moins « eurocentré » : l'Union européenne doit garder le contrôle de son destin et non plus subir les évènements venus de l'extérieur. Elle doit faire preuve d'un « souverainisme » européen fondé sur la souveraineté partagée de ses États et de ses peuples.

Il faut assumer que l'Union est un combat et qu'elle est frustrante, dans la mesure où elle fonctionne à coups de compromis, puisqu'elle repose sur l'expression de volontés démocratiques.

Les leaders politiques doivent donc être les architectes d'une telle vision plutôt que des « leaders-followers » passant de crise en crise et à la remorque des réactions de leurs opinions publiques.

En conclusion, je dirai que cette Fédération d'Etats-nations forte ne pourra exister avec des États nations faibles. Unis dans la diversité, les pays doivent être assurés d'eux-mêmes, comme l'Allemagne lors de la crise des réfugiés. La France est ce moment un leader affaibli, mais elle reste un leader. François Hollande a fort justement déclaré « il faut redresser la France pour réorienter l'Europe ». Jean-Claude Juncker a également dit que l'Union a besoin d'une vision française, au sens où le génie français a contribué à façonner l'Europe et le monde.

Le discours européen doit donc mêler fierté et force. La France pourrait avoir ce discours sur un « pacte de sécurité » européen. Je conclurai pour la stimuler en citant la phrase pleine de promesses de l'un des précédents présidents de l'Institut Jacques Delors, Tommasso Padoa-Schioppa : « Il y a autant d'Europe que la France le souhaite ! ».

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