Intervention de Jean-Yves le Drian

Réunion du 1er juin 2016 à 18h15
Commission d'enquête relative aux moyens mis en œuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier

Jean-Yves le Drian, ministre de la Défense20--> :

Je vous remercie de m'avoir invité dans le cadre de vos travaux. Avant de revenir sur les conséquences des attentats de 2015 en termes de capacités et d'action, je souhaite évoquer la situation antérieure afin de vous livrer quelques observations sur le débat qui avait alors cours sur le contre-terrorisme et sur les menaces.

La menace terroriste avait en effet déjà été identifiée en 2008 comme « majeure » dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. Ce statut de la menace terroriste a été confirmé dans le Livre blanc de 2012, après des discussions portant essentiellement sur la réalité de l'affaiblissement d'Al-Qaïda, sur le fait de savoir si la menace identifiée en 2008 était toujours aussi forte. Il y a été répondu par l'affirmative et cela bien avant l'émergence fulgurante de Daech avec la prise de Falloujah, au début de 2014, et celle de Mossoul, au printemps de la même année. La gravité de la situation au Sahel avait déjà largement sensibilisé la commission du Livre blanc et en 2008, et en 2012 au moment de la préparation de la loi de programmation militaire (LPM) pour 2013. Le contre-terrorisme était dès lors déjà une priorité impliquant l'octroi de moyens supplémentaires.

Dès lors, quand je suis devenu ministre de la défense, en harmonie avec les préconisations du Livre blanc et en application des dispositions prévues par la loi de programmation militaire, avant même les événements en question, j'ai été amené à engager un certain nombre de programmes de renforcement du renseignement, en particulier en matière capacitaire. J'ai donc décidé de renforcer des programmes d'investissements, tels ceux liés à la stratégie des drones – qui avait suscité de longues discussions, voire des affrontements. Nous avons ainsi acheté des drones Reaper aux États-Unis, puisque les nôtres avaient un caractère intérimaire. J'ai également fait inscrire dans la loi de programmation l'acquisition de drones tactiques – c'est désormais chose faite – et pris des initiatives avec l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne afin d'engager un programme visant à élaborer une nouvelle génération de drones européens pour l'horizon 2025.

La nécessité de renforcer nos capacités de renseignement impliquait la modernisation de nos dispositifs d'interception et d'observation dans le domaine satellitaire. Le renseignement d'intérêt militaire bénéficiera rapidement de la livraison des satellites CSO (composante spatiale optique) du programme MUSIS (Multinational Space-based Imaging System), et de la réalisation du système satellitaire d'écoute CERES (capacité de renseignement électromagnétique spatiale) qui sera opérationnel en 2020.

À cette augmentation des moyens capacitaires s'est ajouté un renforcement des moyens humains : la loi de programmation militaire initiale avait prévu une augmentation de plus de 1 000 postes rattachés au ministère de la défense, personnels directement liés au renseignement ou à la cyberdéfense, qu'il s'agisse de spécialistes indispensables à ces nouvelles capacités, de linguistes, d'interprétateurs d'images, de spécialistes de capacités critiques pour la détection...

J'ajoute que l'engagement du ministère de la défense dans la lutte contre le terrorisme s'est aussi traduit, avant même le 7 janvier 2015, par un effort sur le terrain des prérogatives juridiques offertes aux services de renseignement. En effet, la LPM de décembre 2013 comporte déjà des dispositions renforçant l'accès des services de renseignement du ministère de la défense à certains fichiers, notamment de la police administrative ou judiciaire ; elle prévoit en outre un régime d'accès des services de renseignement aux données de connexion détenues par les opérateurs de télécommunication, la création en France du fichier PNR (Passenger Name Record) ou encore la protection des systèmes d'information des opérateurs d'importance vitale contre la cybermenace.

Tout ce que je viens de rappeler montre bien à quel point nous étions déjà conscients de la menace terroriste, même si, depuis les attentats de 2015, la donne a complètement changé.

En ce qui concerne l'évolution de la situation depuis ces événements, je vous ferai part de plusieurs observations, en commençant par le déploiement des militaires sur le territoire national, pour en venir ensuite aux théâtres extérieurs.

Contrairement à ce que j'ai pu lire, ce n'est pas la première fois que nos armées se voient confier des missions de protection sur le territoire national : c'est une réalité ancienne et clairement exprimée dans tous les livres blancs successifs depuis 1972 ; elle fut accentuée dans celui de 2008, qui crée le contrat opérationnel de déploiement de 10 000 hommes sur le territoire, et consolidée dans celui de 2013. En effet, les trois grandes priorités stratégiques du ministère de la défense – dissuasion, intervention, protection – sont étroitement complémentaires et la protection reste première dans notre stratégie de défense et de sécurité nationale, même si la projection extérieure a constitué un axe d'effort majeur depuis la fin de la guerre froide. Par conséquent, la protection de la nation contre toute menace de nature militaire ou susceptible de porter atteinte à la continuité des institutions est sans conteste une mission prioritaire des forces armées.

J'entends y insister parce que, dans les scénarios d'emploi des armées qui sous-tendent les préparatifs des livres blancs de 2008 et 2013, le risque d'une combinaison de menaces visant la France ou l'Europe, à la fois à l'extérieur et à l'intérieur du territoire, est considéré comme le plus important et le plus exigeant en termes de capacités à déployer. Les événements de janvier et novembre 2015 nous ont tragiquement rappelé la pertinence de ce travail d'anticipation.

Dès les premières heures de la crise du 7 janvier, j'ai donc ordonné le renforcement des détachements Vigipirate. Je rappelle que, puisque nous nous trouvions pendant la période des fêtes, le dispositif était activé, mais pas à son « plafond » puisque mobilisant de 700 à 800 personnels militaires. J'ai dès lors décidé de le déployer à son maximum avec l'engagement de 1 100 personnels afin de soulager l'effort des forces de sécurité intérieure. Il s'agissait d'assurer une présence plus visible et plus rassurante pour nos concitoyens, en particulier sur les sites de transport des grandes villes.

Compte tenu de l'analyse de la menace, c'est une décision d'activation du contrat de protection lui-même, à son plus haut niveau, qui a été prise par le Président de la République le 12 janvier et afin de montrer que nous avions vraiment changé de perspective, que nous dépassions le cadre du dispositif Vigipirate, l'opération Sentinelle a été décidée. C'était un signal politique fort de la part du chef des armées et la Nation a compris que le péril terroriste, militarisé à l'extérieur de nos frontières, pouvait la frapper en son coeur, et que la réponse devait être à la mesure de sa dangerosité : une réponse forte, déterminée et cohérente.

La mobilisation du ministère de la défense et des armées a été, pendant ces heures dramatiques, exemplaire. En moins de soixante-douze heures, en effet, 10 000 militaires ont été projetés sur tout notre territoire, à la disposition du ministre de l'intérieur et, à travers lui, des préfets de zone de défense, pour ce qui a constitué la première véritable opération intérieure de l'armée professionnelle. C'est de cette manière que l'opération Sentinelle a vu le jour : elle a été conçue dès ses premières heures, non plus comme un complément d'effectifs de Vigipirate, mais bien comme une opération en soi de protection sur notre sol, en complément de l'action des forces de police et de gendarmerie. Il va de soi que cette opération militaire s'insère dans la manoeuvre globale de sécurité intérieure pilotée par le ministre de l'intérieur et qu'en aucun cas nos forces ne peuvent intervenir sans une réquisition du ministre ou de son représentant.

La prolongation de ce premier dispositif et son organisation ont ensuite été confirmées par le chef de l'État au cours d'un conseil de défense d'avril 2015. Face au développement de la menace terroriste militarisée, le contrat de protection a été précisé et redéfini, avec une capacité cette fois permanente d'engager 7 000 hommes des armées dans la durée, et jusqu'à 10 000 pour un mois. Cette redéfinition, jointe au constat de nos fortes sollicitations en opérations extérieures, a conduit à la décision d'augmenter, par rapport aux prévisions de la LPM, de 11 000 hommes la force opérationnelle terrestre (FOT) qui passera de 66 000 à 77 000 hommes. À cette occasion, j'ai précisé qu'il s'agissait bien d'une seule et même armée : nous n'avons pas retenu les propositions d'armée à deux vitesses, l'une territoriale, l'autre de projection, qui eût été la source de trop de complexité, d'iniquité et, éventuellement, de gaspillage.

L'opération Sentinelle s'est depuis lors continûment adaptée, dans une logique de protection prioritaire des personnes et avec une volonté de souplesse et de dynamisation accrues de nos dispositifs – moins de gardes statiques et, progressivement, plus de patrouilles – articulés avec ceux du ministère de l'intérieur.

Au lendemain des attentats du 13 novembre, la mobilisation des armées s'est de nouveau confirmée avec le redéploiement – en application du nouveau contrat opérationnel – de 3 000 soldats en trois jours, dont 1 000 dès les deux jours qui ont suivi les événements. Là encore, la mobilisation dans l'urgence a été totale, jusqu'à la mobilisation des hôpitaux des armées. Je tiens à signaler que nous avons, dans le même temps, renforcé l'ensemble de nos postures de sécurité du territoire national, tant aériennes, maritimes que de cyberdéfense, qui peuvent tout autant faire l'objet d'attaques terroristes.

Une telle évolution appelait un recadrage de la doctrine d'emploi des armées sur le territoire national ; c'est ce qui a été fait, conformément aux conclusions du conseil de défense d'avril 2015, à travers l'article 7 de la LPM actualisée du 25 juillet. Le rapport relatif aux conditions d'emploi des armées sur le territoire national a été présenté au Parlement et a donné lieu à deux débats très riches, à l'Assemblée et au Sénat, les 15 et 16 mars derniers.

Ce rapport présente le cadre d'ensemble dans lequel nous menons nos opérations intérieures et les évolutions qu'il a connues depuis les attentats du 7 janvier. Il tire les conséquences de l'évolution des menaces et de leur confrontation avec les savoir-faire spécifiques de l'armée professionnelle : réactivité et disponibilité permanentes ; centralisation des forces ; maîtrise des armes de guerre ; capacité de planification complexe et multi-milieux ; mobilité et aéromobilité, pour ne prendre que les exemples les plus marquants.

En outre, le rapport met en place la posture permanente de cyberdéfense ainsi que les principes des contrats capacitaires du service de santé ou de celui des essences. Il donne également une nouvelle impulsion à l'emploi de nos réserves militaires. C'est bien tout le champ de nos opérations de protection intérieure qui a été revisité à cette occasion et adapté à la situation que connaît le pays.

Il décrit également le cadre juridique applicable à l'emploi des armées sur le territoire national, et notamment à l'emploi de la force par nos militaires. À ce titre, je souligne que le régime de la légitime défense, qui est celui qui, à titre principal, régit l'emploi de la force par les policiers comme par les militaires réquisitionnés pour agir sur le territoire national, constitue un cadre adapté à la situation. On a pu notamment mesurer ces derniers mois – par exemple à Valence ou lors de la neutralisation d'un individu qui s'attaquait à un commissariat parisien – qu'il permettait de prendre en compte la spécificité du métier des forces de l'ordre et qu'il ne constituait pas un facteur d'inhibition dans l'usage des armes.

Reste que le rapport discuté en mars dernier par le Parlement relève aussi le grand intérêt que présentent les dispositions qui figurent aujourd'hui à l'article 51 de la loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l'efficacité et les garanties de la procédure pénale, votée définitivement le 25 mai. Ces dispositions ont pour objet de prendre en compte le cas particulier d'individus engagés dans des périples meurtriers, dont il convenait de permettre qu'ils puissent être empêchés d'agir alors même que la condition d'immédiateté de la riposte qui caractérise le mécanisme de la légitime défense ne serait pas respectée. Pour dire les choses plus clairement, le Gouvernement a entendu permettre la mise hors d'état de nuire d'individus auteurs d'homicides et s'apprêtant à en commettre d'autres alors même que, au moment précis où ils seraient mis hors d'état de nuire, ils ne seraient en train de menacer des vies humaines. Ce nouveau régime d'excuse pénale pour usage de la force s'applique indistinctement aux policiers, aux gendarmes, aux douaniers et aux militaires réquisitionnés, comme à ceux qui sont engagés dans le cadre de l'opération Sentinelle. Les conditions en sont précises et permettent d'écarter tout reproche de création d'un quelconque permis de tuer. En revanche, il s'agit d'un régime qui devrait éviter toute inhibition inutile dans l'usage des armes et inviter les autorités judiciaires à poursuivre dans la voie d'une prise en compte accrue de l'inévitable spécificité de l'usage de la force par les forces de sécurité intérieure, quelles qu'elles soient.

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