Intervention de Philip Cordery

Réunion du 21 juin 2016 à 17h30
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPhilip Cordery, rapporteur :

Madame la Présidente, mes chers collègues, merci pour ce bel hommage à cette députée qui se battait pour ses valeurs.

Le salaire minimum européen est un sujet qui me tient particulièrement à coeur et sur lequel je suis heureux d'avoir travaillé, tant il me semble décisif pour l'avenir de l'Europe sociale et même de l'Europe tout court. Nous le savons, la construction européenne s'est faite jusqu'à présent essentiellement en libérant les entraves à la circulation des capitaux et des personnes, ce qui est en soi cohérent avec la démarche de construction d'une union réelle. Mais, dans le même temps, on ne construisait pas les conditions d'une convergence sociale entre les pays membres, devenus des territoires d'une même Union entrant en concurrence les uns avec les autres. Alors que le marché commun puis le marché unique ont accentué l'intégration économique, alors que la monnaie unique a accentué l'intégration monétaire, l'Union est demeurée incapable d'intégrer d'autres politiques pourtant étroitement liées à celles-ci, en termes de fiscalité ou de salaires notamment, créant ainsi des déséquilibres économiques importants.

L'enjeu en termes de convergence sociale est d'arriver à créer les conditions d'une Union européenne plus homogène. À cet effet, plusieurs outils sont à notre disposition : l'assurance chômage, sujet sur lequel notre collègue Jean-Patrick Gille a présenté un rapport en début d'année, en est un, le salaire minimum européen en est un autre.

Ne nous méprenons pas. Il est bien évident que la forte disparité des salaires ne nous permet pas de mettre en place un salaire minimum unique à l'échelle de l'Union européenne, ni même à celle de la zone euro. Pour autant, la mise en place d'un mécanisme de salaire minimum ayant à la fois pour effet et pour objectif de réaliser cette convergence est une ambition de court ou moyen terme envisageable et souhaitable.

Un mécanisme de salaire minimum en Europe, comme l'expose en détail mon rapport, aurait ainsi une double vertu : économique et sociale.

Commençons par la vertu économique. La forte disparité actuelle des salaires dans l'Union européenne est, on le sait, source d'une concurrence sociale néfaste. Les modes de fixation des salaires ainsi que les niveaux des salaires minima sont très hétérogènes. Rien de commun entre les 184 euros mensuels de salaire minimum en Bulgarie et les 1 923 euros du Luxembourg. Nous avons ici un écart de 1 à 10 ! Écart qui devient de 1 à 4 lorsqu'on exprime les salaires minima en standard de pouvoir d'achat, mais qui reste tout de même très important.

Rien de commun non plus entre notre salaire minimum légal et les salaires minima déterminés par branches et par négociations entre les partenaires sociaux, comme en Finlande ou en Italie.

Ces divergences salariales sont devenues source de concurrence à l'intérieur même de l'Union européenne.

Les débats actuels sur le détachement des travailleurs en sont la parfaite illustration. En l'absence de salaire minimum européen, les dispositions sur le détachement ont été détournées pour mettre en place un véritable dumping social dont les travailleurs – qu'ils soient des pays les plus avancés économiquement ou détachés – sont les premières victimes, les uns en perdant leurs emplois et les autres en travaillant à « bas revenu » dans des conditions de précarité parfois extrêmes.

L'instauration d'un salaire minimum européen permettrait d'atténuer les possibilités de « dumping social » au sein de l'Union européenne, et éviter que la concurrence non coopérative sur les salaires se fasse au détriment de l'optimum social.

La mise en place d'un salaire minimum à l'échelle européenne pourrait aussi constituer un point de départ pour une meilleure coordination des politiques salariales en Europe et, ainsi, contribuer à une meilleure coordination des politiques économiques au sein de la zone euro.

En effet, le problème de concurrence sur les salaires est particulièrement aigu au sein de cette zone euro. La monnaie n'étant plus une variable d'ajustement de la compétitivité, ce sont souvent les salaires ou la fiscalité qui jouent ce rôle, comme nous l'avons vu ces dernières années avec la politique de modération salariale pratiquée par l'Allemagne qui a eu des conséquences néfastes sur la productivité de ses voisins, notamment la France.

Enfin, l'introduction d'un salaire minimum serait un facteur de renforcement de la demande intérieure dans certains pays et soutiendrait ainsi le rééquilibrage de la zone euro.

Exposons à présent la vertu sociale d'un tel salaire minimum.

La crise a entraîné la baisse des salaires réels et la dégradation de la situation sociale en Europe, de manière non uniforme. Les écarts ont ainsi fortement augmenté en Hongrie ou en Espagne alors qu'ils se sont réduits en Allemagne et au Portugal. Parallèlement, la crise a eu un impact fort sur la pauvreté en Europe, qui compte 3,7 millions de pauvres supplémentaires depuis 2008.

Aux inégalités entre les salaires et les revenus est venue s'ajouter la mauvaise qualité de l'emploi. Les formes atypiques de travail – contrat à durée déterminée, intérim, travail saisonnier, temps partiel, travail indépendant – représentent aujourd'hui selon Eurostat 15,7 % de l'emploi salarié total dans l'Union européenne. Ces formes touchent particulièrement les jeunes et les femmes.

Dans ce contexte, le salaire minimum européen pourrait être l'expression d'une Europe plus sociale. Il serait l'occasion d'une relance du projet européen dans la sphère sociale comme l'a été l'euro dans la sphère économique.

Au-delà des aspects économiques que ce projet porterait, il offrirait une opportunité d'avancer vers une Europe plus juste et plus soucieuse de ses citoyens.

Quel mécanisme faudrait-il donc promouvoir ?

Si l'idée d'un salaire minimum européen est ancienne, ce n'est que ces dernières années, avec le débat sur l'approfondissement de l'Union économique et monétaire qu'elle apparait comme une proposition portée par des dirigeants en place. Ainsi, elle a été émise par le président François Hollande devant le Parlement européen en 2013 puis portée par les deux principaux candidats à la présidence de la commission lors des élections européennes de 2014, Jean-Claude Juncker et Martin Schultz.

De nombreux centres de recherche ont aussi travaillé sur des mécanismes réalisables et viables.

La mise en place d'un salaire minimum légal en janvier 2015 en Allemagne est un élément de contexte encourageant. De nombreuses discussions tant politiques que techniques devront néanmoins être menées. Si les défis peuvent paraître nombreux, ils sont loin d'être insurmontables.

Le rapport que je vous présente développe une proposition réaliste, permettant d'associer tous les pays qui le souhaitent, y compris ceux qui fixent leurs salaires minima par la négociation collective. Il pourrait, par ailleurs être initié à traité constant.

Premier défi : la nécessité de trouver un mode de fixation et un niveau susceptibles d'être consensuels.

Les différences de niveaux de vie au sein de l'Union européenne sont telles que l'instauration d'un salaire minimum ne pourrait être uniforme et devrait prendre la forme d'un plancher de salaire minimum exprimé en pourcentage du salaire médian de chaque pays, les États membres restant libres d'adopter un niveau de salaire minimum supérieur à ce plancher.

Plusieurs points doivent donc être décidés : le mode de fixation de ce salaire minimum plancher, son niveau, les règles d'indexation et les exceptions possibles.

Quid du mode de fixation. Doit-il être légal ou par négociation collective ? Universel ou par branches ? Les systèmes sont très différents en Europe, en fonction de l'histoire sociale et de l'importance des partenaires sociaux, sans pour autant qu'il y ait un lien entre la nature du système et le niveau de salaire minimum. Il est donc essentiel de trouver un mécanisme européen qui puisse prendre en compte ces différentes réalités nationales.

Ensuite se pose la question du niveau du salaire minimum. Si tout le monde s'accorde qu'il doit être fixé en pourcentage du salaire médian, le niveau de celui-ci varie beaucoup selon les propositions.

Doit-il être fixé à 40, 50 voire 60 % du salaire médian ? Les avis sur cette question sont encore divergents, et dépendent notamment de l'objectif recherché par le salaire minimum : s'il doit remplir avant tout un objectif économique, et notamment de convergence, il ne doit pas être trop élevé au départ et coller au plus près à la productivité ; s'il doit remplir un objectif social, il doit être supérieur au niveau du seuil de pauvreté soit, selon les études, entre 50 et 60 % du salaire médian. Étant donné notre volonté de répondre à ces deux objectifs, je propose de se fixer comme objectif le seuil de pauvreté – 50 à 60% du salaire médian – tout en trouvant un mécanisme progressif pour ceux qui n'y sont pas encore afin d'éviter de déstabiliser la productivité de ces pays.

Troisièmement, la question de l'indexation est essentielle.

Quelles seraient les règles d'indexation des planchers ? Devraient-elles être communes ? Quelle serait la base de l'indexation ? Là aussi les règles varient beaucoup d'un pays à l'autre entre les tenants d'un salaire minimum lié à l'inflation et ceux d'un salaire minimum lié à la productivité.

Sur cette question épineuse et éminemment politique, un rapprochement des usages est essentiel sous peine de rendre impossible la nécessaire convergence des salaires minima.

Il faudra sans doute aboutir à un « mix » au vu d'éléments relatifs à la fois au pouvoir d'achat des salariés et à la compétitivité des entreprises. Par ailleurs, je propose de ne pas prendre en compte au niveau européen les exceptions qui existent dans les législations nationales – taux spécial pour les jeunes, différences régionales, différences par branches … – tout en ne les interdisant pas.

Enfin n'est pas traité dans ce rapport le lien entre salaire minimum et revenu minimum qui est une question séparée qui relève de la politique sociale de chaque État.

Deuxième défi : la convergence des normes de salaires minima.

Établir un salaire minimum dans chaque pays ne suffit pas en soi. Seule une convergence progressive permettra de lutter efficacement contre le dumping social et de mettre en oeuvre la convergence salariale en Europe.

Pour organiser cette convergence, je propose une action concertée entre les niveaux nationaux et européens en quatre étapes .

Premièrement, il s'agit d'inscrire le salaire minimum européen dans le socle européen des droits sociaux. Le 8 mars dernier, la Commission européenne a présenté une première ébauche du socle européen des droits sociaux annoncé par le président Juncker en septembre 2015. Celui-ci doit définir un certain nombre de principes essentiels afin de garantir le bon fonctionnement et l'équité des marchés du travail et des systèmes sociaux au sein de la zone euro. Il est essentiel d'inscrire le salaire minimum dans ce socle afin de mettre en oeuvre les conditions d'une convergence des salaires minima au sein de la zone euro.

Deuxièmement, il faut déterminer une instance nationale dans chaque pays, qui ait comme prérogative de proposer la norme de salaire minimum de chaque pays. Cette instance devrait, autant que faire ce peu, être une structure existante composée selon les règles en vigueur dans chaque État membre. La participation des partenaires sociaux devrait y être encouragée. Cette instance ferait des recommandations sur la base de la législation ou des accords collectifs en vigueur.

La Commission européenne a appelé de ses voeux en octobre dernier la création de conseils nationaux de compétitivité au sein de la zone euro, qui auraient un rôle consultatif. Ceux-ci devraient considérer la compétitivité dans tous ses aspects : non seulement les coûts, mais aussi la productivité, les compétences, l'attractivité des territoires et l'innovation. En particulier, ces organes seraient chargés de fournir aux autorités des données et leur expertise sur les mécanismes de fixation des salaires, sans préjudice du rôle des partenaires sociaux et des organes chargés de la fixation des salaires.

Si les conseils de compétitivité voient le jour, il serait bon que ceux-ci deviennent l'instance de proposition de la norme de salaire minimum dans chaque pays.

Faire du salaire minimum européen une des priorités des futurs conseils de compétitivité permettrait d'avoir une discussion régulière sur l'évolution des salaires nationaux, et ainsi d'assurer un pilotage fin de ces évolutions, par la prise en compte de l'ensemble des enjeux : soutien à l'emploi, compétitivité, rééquilibrage des comptes et lutte contre la pauvreté notamment.

Troisièmement, il faut instituer une conférence sur les salaires en Europe dans le cadre du dialogue macro-économique annuel.

Il convient de créer, sur le modèle britannique de la Low Pay Commission, une conférence annuelle sur les salaires. Cette conférence serait partie intégrante du dialogue macro-économique qui réunit le Conseil, la Commission, la Banque centrale européenne et les partenaires sociaux. Cette conférence sur les salaires analyserait les recommandations faites par les instances nationales précitées en mettant en perspective les réalités nationales dans le contexte européen. Elle aurait comme objectif d'organiser la convergence au niveau européen des normes de salaires minima afin d'éviter les déséquilibres macroéconomiques et de lutter contre le dumping social et ferait des recommandations aux États membres en terme d'ajustement des normes de salaires minima.

Quatrièmement, il s'agirait de faire de la question du salaire minimum un élément central du semestre européen. Le semestre européen permet aux pays de l'Union européenne de coordonner leurs politiques, et notamment leurs politiques de l'emploi. Il comporte un calendrier selon lequel les États membres reçoivent des conseils formulés au niveau de l'Union européenne (dits « orientations ») puis soumettent leurs programmes d'action (dits « programmes nationaux de réforme » et « programmes de stabilité ou de convergence ») qui sont évalués au niveau de l'Union.

À l'issue de l'évaluation de ces programmes, les États membres reçoivent des recommandations individuelles (« recommandations par pays ») concernant leurs politiques nationales en matière budgétaire et de réforme. Les États membres sont censés tenir compte de ces recommandations lorsqu'ils établissent leur budget pour l'année suivante et qu'ils prennent des décisions concernant leurs politiques économiques, leurs politiques en matière d'emploi, d'éducation, etc. Au besoin, des recommandations leur sont également adressées en vue de corriger des déséquilibres macroéconomiques. Les recommandations de la conférence européenne annuelle des salaires pourraient facilement y être incluses.

Faire du salaire minimum un des éléments centraux du semestre européen permettrait de porter cette question à l'échelle européenne et d'assurer in fine la convergence des salaires recherchée.

Troisième et dernier défi : le périmètre et le cadre légal du salaire minimum. Quels seraient les pays concernés : la zone euro, l'ensemble de l'Union européenne, les pays volontaires ?

L'option la plus efficace économiquement et porteuse politiquement est sans doute de préconiser une application à l'ensemble des pays de la zone euro avec la possibilité pour les autres pays membres de l'Union d'adhérer au mécanisme sur la base du volontariat.

D'aucuns diront que l'Union n'a pas compétence pour se lancer dans un tel projet ; mais l'absence de compétence juridique de l'Union n'est pas un réel problème.

À l'heure actuelle, l'Union européenne n'a pas stricto sensu compétence pour imposer une convergence des salaires en Europe ou un salaire minimum à l'échelle de l'Union. Aux termes de l'article 153 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, si l'Union « soutient et complète l'action des États membres dans les domaines sociaux » dans divers domaines relatifs à la vie des travailleurs, y compris en adoptant par voie de directive des prescriptions minimales, sa compétence ne s'applique pas, de manière explicite, aux rémunérations.

En l'état du droit et des traités, les possibilités sont donc limitées, et demeurent incitatives. Pour autant, elles ne sont pas inefficaces. Il existe en effet des précédents importants en la matière.

L'Union européenne, dans le cadre de la Troïka, est déjà intervenue auprès d'États en matière de politique salariale pour demander des coupes (en Irlande ou en Grèce) ou un gel des salaires (au Portugal et à Chypre). De même, en 2015, la Commission européenne a, dans le cadre du semestre européen, fait des recommandations de baisse des salaires à onze États membres.

Par ailleurs, un tel projet pourrait aussi être mené au niveau intergouvernemental, par un engagement politique des chefs d'État et de gouvernement.

En conclusion, nous devons, à notre échelle, inciter les autorités nationales et européennes à faire du sujet de la convergence des salaires minima un sujet majeur des discussions sur l'Europe sociale.

Cela est nécessaire tant du point de vue de la survie de la zone euro que de la survie de l'Union européenne dans son ensemble. L'Europe sociale, la convergence sociale, sont en panne.

Il faut les relancer. Comme l'a indiqué le rapport des 5 présidents, l'un des principaux enseignements à tirer de la crise est qu'une UEM « triple A » doit être capable de concilier des économies compétitives capables d'innover et de réussir dans un monde qui se globalise de plus en plus avec un haut niveau de cohésion sociale.

De son côté, le président Juncker a déclaré devant le Parlement européen au moment de son investiture, qu'il fallait que « l'Europe ait le triple A social, qui est aussi important que le triple A économique et financier ». Cela implique que les marchés du travail et les systèmes de protection sociale puissent fonctionner correctement et être viables dans tous les États membres de la zone euro.

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