Notre rapport souligne en effet que la mise en oeuvre de notre doctrine renouvelée de protection du sol national avec le concours des armées représente déjà un ambitieux défi.
Nous nous sommes attachés à étudier en détail la façon dont pourront être mises en oeuvre les orientations qui ressortent de cette refonte doctrinale, et nous en arrivons à la conclusion, si j'ose dire, que les défis tiennent autant à ce que le rapport au Parlement ne mentionne qu'« en creux » qu'à ce qu'il présente « en relief ».
« En creux », c'est-à-dire évoqué de façon un peu elliptique à nos yeux, voire parfois insuffisante. C'est le cas pour deux sujets dont l'importance ressort tant de nos travaux à Paris que de nos comparaisons internationales. Il s'agit, d'une part, du « renseignement » entendu au sens militaire du terme, c'est-à-dire au sens large ; on pourra parler, de façon à la fois plus précise et moins clivante, d'« information d'intérêt opérationnel ». Il s'agit, d'autre part, de la coordination des forces de sécurité intérieure (c'est-à-dire du ministère de l'Intérieur) et des armées (c'est-à-dire du ministère de la Défense), qui nous semble très peu évoquée dans le rapport au Parlement.
J'en viens aux questions d'« information d'intérêt opérationnel ». Le vocabulaire est très important : dans le langage du ministère de l'Intérieur, le mot « renseignement » renvoie au « renseignement à des fins judiciaires ». Dans le langage des militaires des armées, il désigne autre chose pour l'opération Sentinelle : le « renseignement d'ambiance », c'est-à-dire un certain nombre d'informations très générales sur le contexte d'une mission ou d'une opération, et le « renseignement d'opportunité », c'est-à-dire des informations relatives à un événement particulier intéressant une unité pour l'accomplissement de sa mission.
Or, pour travailler ensemble, il faut parler la même langue… Ce n'est manifestement pas le cas aujourd'hui. Nous avons pu le constater sur le terrain : la communication entre la police et les armées repose aujourd'hui, pour l'essentiel, sur la bonne volonté et les bonnes relations des uns et des autres. Or, non seulement ce n'est pas toujours la chose la mieux partagée au monde, mais c'est aussi une base fragile pour une force qui, comme Sentinelle, était renouvelée toutes les six semaines, et qui le sera désormais toutes les huit semaines. Sans procédures formelles d'information par la police, sans dispositif organisant le traitement de l'« information d'intérêt opérationnel » dans la continuité, la force Sentinelle est sinon aveugle, du moins myope.
En outre, faute de cadre clair, on s'aperçoit que les pratiques locales varient : telle ou telle chose se pratique à Paris mais pas à Lyon, ou inversement. En la matière, le « système D » a vraiment ses limites.
À notre sens, le rapport au Parlement aurait utilement pu clarifier les choses en définissant des concepts partagés par toutes les forces et en fixant des règles claires, doublement inspirées par un strict respect de la légalité et par un souci d'efficacité.
Nous concluons de nos travaux que l'« information d'intérêt opérationnel » est indispensable à la planification et à la conduite des opérations militaires. Ainsi, il serait incohérent de vouloir, comme le fait le rapport au Parlement, utiliser mieux les savoir-faire militaires sur le territoire national, tout en refusant d'établir un cadre clair pour la collecte, le partage, le traitement et l'exploitation de l'« information d'intérêt opérationnel ». Tout le monde a à y gagner : les armées, bien sûr, afin que Sentinelle ‒ ou toute autre forme que pourra prendre la posture de protection terrestre ‒ opère dans un environnement mieux connu et soit donc susceptible d'être plus efficace ; mais également les forces de sécurité intérieure, car elles ont beaucoup à y gagner : Sentinelle, ce sont 10 000 hommes sur le terrain, qui entendent et voient des choses intéressant aussi la police et la gendarmerie.
J'insiste sur un point : il ne s'agit nullement de laisser les militaires employer sur le territoire national les mêmes moyens qu'en OPEX. Loin s'en faut. Nous ne plaidons pas pour un déploiement de tous les moyens de la direction du renseignement militaire (DRM) sur le territoire national. Il s'agit, selon nous, d'établir une doctrine claire en matière d'« information d'intérêt opérationnel », de façon à ce que la police et la force Sentinelle coopèrent, dans le respect de la légalité. Sans cadre juridique et doctrinal clair, les pratiques varient, le commandement peut être conduit à ne pas utiliser toutes les possibilités que donne la loi, officiers et commissaires ne se parlent pas beaucoup et, accessoirement, il nous est plus difficile de contrôler et d'évaluer les pratiques. Tout cela plaide, à nos yeux, pour l'élaboration d'un cadre doctrinal clair et partagé en matière de collecte, de partage, de traitement et d'exploitation de l'« information d'intérêt opérationnel », dans le respect des lois en vigueur.