La séance est ouverte à neuf heures trente.
La commission procède à l'examen du rapport d'information sur la présence et l'emploi des forces armées sur le territoire national.
Notre collègue Christophe Léonard et moi vous présentons aujourd'hui les conclusions de la mission d'information sur la présence et l'emploi des forces armées sur le territoire national, mission dont vous nous avez désignés rapporteurs le 3 novembre dernier.
En fait de conclusions, on pourrait dire qu'il s'agit plutôt de contributions ‒ parfois d'ailleurs dans la forme interrogative ‒, car notre rapport constitue une étape dans un mouvement de réflexion, encore en cours, sur la doctrine d'emploi des armées sur le territoire national. En la matière, en effet, les positions évoluent ; en témoigne le fait que le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) vient tout juste d'entreprendre des actions de communication au sujet du rapport qu'il a soumis en février dernier au Premier ministre, et qui vient d'être déclassifié. Or, sur plusieurs points, sa position a évolué depuis qu'il nous avait présenté le premier état de ses réflexions, devant la commission puis devant nous, rapporteurs, en décembre dernier. La doctrine est donc en cours d'évolution et, après l'étape que constitue la présentation de notre rapport, nous nous proposons de continuer à suivre ces évolutions si la présidente le souhaite.
C'est une mission qui nous a conduits à beaucoup travailler. Nous avons procédé à une trentaine d'auditions, et entendu ainsi 56 personnes d'horizons variés : différentes autorités civiles et militaires chargées tant des opérations que de la doctrine, mais aussi des représentants des cultes ‒ car ils gèrent des sites protégés par nos soldats ‒, des services de renseignement, le procureur de Paris, des avocats spécialisés, des chercheurs, le Défenseur des droits… bref, un panel très varié de points de vue et d'opinions.
Nos travaux portent sur une question fondamentale adressée aujourd'hui au pays : Vigipirate, lancé en 1995, a duré vingt ans ; l'opération Sentinelle, lancée en 2015, doit-elle durer vingt ans aussi ?
Nous avons tenu à enrichir notre réflexion par des comparaisons internationales, dont vous trouverez des conclusions très détaillées dans notre rapport. En effet, tous les pays ont un territoire national à protéger, et certains sont confrontés à la menace terroriste depuis fort longtemps. Nous nous sommes bien sûr limités à des pays qui peuvent être comparés au nôtre, c'est-à-dire à des démocraties occidentales. Nous nous sommes ainsi rendus à Londres, pour y étudier à la fois le « retour d'expérience » de l'opération Banner en Irlande du Nord et le plan d'intervention des armées britanniques en soutien de la police en cas d'attaque terroriste, plan inspiré par Sentinelle et ses premiers retours d'expérience. Nous nous sommes aussi rendus à Bruxelles, moins de 48 heures après les attentats du 22 mars 2016, ainsi qu'en Israël où, là encore, notre sujet d'étude s'est tragiquement imposé dans l'actualité, puisque nous étions à Tel-Aviv lors de l'attentat du 8 juin dernier.
Nous nous sommes aussi rendus, bien entendu, auprès de nos soldats qui assurent la protection du territoire national, non seulement pour étudier avec les états-majors l'organisation des forces sur notre territoire, mais aussi pour discuter avec les hommes et les femmes des armées qui y sont engagés. La protection du territoire national, c'est d'abord, actualité oblige, l'opération Sentinelle. Nous nous sommes donc rendus à l'état-major de la force Sentinelle déployée à Paris, au fort de Vincennes, pour étudier la planification et la conduite de l'opération, et passer un moment ‒ à la fois instructif et convivial ‒ avec nos soldats, notamment ceux du 3e régiment du génie de Charleville-Mézières qui étaient engagés à Paris lors de notre passage. Mais la protection du territoire national, c'est aussi la protection de ses approches aériennes et maritimes. Nous nous sommes donc rendus à Toulon, d'où est piloté le dispositif dit de « posture permanente de sauvegarde maritime » en Méditerranée, ainsi qu'en mer, à bord d'un aviso en mission de surveillance.
En effet, il ne faut pas voir Sentinelle comme « l'alpha et l'oméga » de ce que les armées peuvent faire en matière de protection du territoire national. Sentinelle est, en quelque sorte, la portion émergée de l'iceberg : c'est la plus visible, mais il faut se garder d'y limiter toute réflexion sur la place des armées sur le territoire national. En ce sens ‒ et c'est la première chose que souligne notre rapport ‒, l'opération Sentinelle n'est pas une rupture en soi. En effet, depuis des décennies, ce sont les armées qui assurent la protection du territoire national pour ses approches maritimes et l'on connaît les enjeux de sécurité qui s'y attachent, notamment en Méditerranée. Elles assurent aussi la protection de l'espace aérien, au titre de ce que l'on appelle la « posture permanente de sûreté aérienne ». Dans ces espaces, dans ces deux « milieux » (maritime et aérien), les armées sont même en première ligne : elles n'interviennent pas en appui de forces de sécurité intérieure, elles sont dites « primo-intervenantes ».
Le Gouvernement nous a remis le 4 mars dernier un rapport sur les conditions d'emploi des forces armées lorsqu'elles interviennent sur le territoire national pour protéger la population, et ce rapport propose de créer une « posture de protection terrestre » : ainsi, il fait fond sur ce qui existe déjà pour les milieux aérien et maritime, modulo certaines spécificités du milieu terrestre sur lesquelles nous reviendrons.
Sentinelle a aussi fait fond sur Vigipirate : cela fait plus de vingt ans déjà que nos armées patrouillent dans les rues. Nous avons donc une longue histoire de contribution des armées à la protection du territoire national. Alors, me dira-t-on, Vigipirate, c'était le « bas du spectre » de l'intensité militaire : les FAMAS des hommes en patrouille n'étaient même pas chargés. Certes, mais l'armée de terre a aussi été engagée à un plus haut niveau de ce spectre sur le territoire national, en appui de la gendarmerie, en Guyane. C'est l'opération Harpie, qui dure dans sa forme actuelle depuis huit ans. Nous n'avons pas eu le temps de nous rendre en Guyane pour y étudier la planification et la conduite de cette opération, mais elle mériterait assurément que la commission s'y intéresse, en quelque sorte dans le cadre du suivi de nos travaux. Bref, nos armées sont engagées depuis longtemps sur le territoire national pour des missions de protection, et ce, sans même parler de leurs missions intérieures en cas de catastrophe naturelle, comme on en a connu encore récemment.
Tout cela forme, comme nous le disons dans notre rapport, la « généalogie » de l'opération Sentinelle.
Nous ne voulons pas dire par là que Sentinelle ne marque en rien une rupture ; mais nous voulons souligner que l'engagement des armées sur le territoire national n'est pas en soi une nouveauté. Avec Sentinelle, on a changé d'échelle, mais pas vraiment changé de modèle.
La nouveauté tient avant tout au volume des forces engagées : schématiquement, c'est dix fois plus qu'avec Vigipirate ; 10 000 au lieu de 1 000. La nouveauté tient aussi au contexte de la mission : le terrorisme « militarisé » à but djihadiste. Nous ne nous étendrons pas maintenant sur la description de cette menace, que chacun ici connaît bien, si ce n'est pour souligner que les modes d'action quasi-militaires appellent un certain degré de « militarité » dans le dispositif de protection. D'ailleurs, la police elle-même s'équipe d'armes de guerre ; face à la kalachnikov, on peut difficilement faire moins que le FAMAS et le gilet pare-balles lourd…
Cet important déploiement militaire semble appelé à durer, et c'est là qu'il y a un changement de paradigme. En effet, si 10 000 hommes ont été engagés en janvier 2015, c'était conforme au contrat opérationnel des armées ‒ le « contrat de protection ». Toutefois, ni le Livre blanc ni aucun document doctrinal ne fixait expressément de durée maximale à un tel engagement. Implicitement, personne n'imaginait qu'il puisse durer plus d'un mois ; mais rien ne l'interdisait explicitement.
Et pourtant, l'opération dure, et le président de la République a décidé de la pérenniser, le 29 avril 2015, en Conseil de défense. De janvier à fin février 2015, l'effectif engagé gravitait autour de 10 000 hommes ; il a été ramené aux alentours de 7 000 de mars à novembre 2015, mais guère en deçà, en dépit de quelques allégements pendant l'été ; et depuis les attentats du 13 novembre, ce sont en permanence 10 000 hommes qui sont engagés.
C'est là que se situe la rupture : lorsque l'on est passé d'une logique d'engagement massif, mais ponctuel, à une logique d'engagement massif et durable. C'est là que les contrats opérationnels des armées ont été dépassés, une première fois au printemps 2015, et une nouvelle fois à la fin de l'année 2015. En effet, l'actualisation de la loi de programmation militaire (LPM) l'été dernier a révisé à la hausse les effectifs du « contrat opérationnel de protection », mais elle a fixé un plafond de 7 000 hommes déployés dans la durée, avec un « surge » possible à 10 000 hommes pour un mois seulement ; or, cela fait maintenant plus de sept mois que l'effectif de la force Sentinelle s'établit à 10 000 hommes.
C'est donc là, dans la « capacité à durer » sur le territoire national, que réside la difficulté. C'est là que l'équation sous-tendant la gestion des armées est devenue intenable, surtout pour l'armée de terre.
Nous nous sommes en effet attachés à étudier les dysfonctionnements que l'opération Sentinelle ‒ ou plutôt : son inscription dans la durée ‒ a créés. Ces dysfonctionnements sont de plusieurs ordres.
D'abord, les militaires ont dû consentir un certain nombre de renoncements touchant à la condition du personnel : le nombre de leurs permissions a été réduit, et le nombre de jours d'engagement loin de leurs quartiers, et donc loin de leurs familles, couramment appelé « absentéisme », a considérablement augmenté. Bien sûr, la disponibilité en tout temps et en tout lieu est au coeur du statut des militaires ; mais là encore, la difficulté réside dans la « capacité à durer » : la « suractivité » crée des tensions conjugales, familiales ou morales qui s'aggravent avec le temps, et peuvent finir par peser sur le moral des hommes.
Mais les dysfonctionnements résultant de Sentinelle tiennent aussi à des renoncements à diverses activités de préparation opérationnelle. S'ils sont massifs et répétés, de tels dysfonctionnements peuvent peser sur la capacité opérationnelle de nos armées : c'est donc un véritable danger. Nous avons étudié en détail la portée de ces renoncements, c'est-à-dire, pour l'essentiel, ce sur quoi l'armée de terre a été contrainte de « faire l'impasse ». Il en ressort qu'après quelques perturbations en 2015, elle a veillé à préserver la formation initiale des hommes ‒ ce qui est d'autant plus important qu'elle recrute massivement ‒ et la préparation opérationnelle de ceux qui sont appelés à être engagés en opération extérieure. En revanche, la préparation opérationnelle interarmes a servi de variable d'ajustement : afin de libérer des effectifs pour Sentinelle, on a massivement annulé des grandes manoeuvres d'entraînement dans nos camps de Canjuers, de Mailly, de Mourmelon, etc.
Il faut dire ici que ces dysfonctionnements affectent particulièrement l'armée de terre, et ce pour une raison simple : c'est elle qui fournit la quasi-totalité des troupes de l'opération Sentinelle. Mais il faut préciser aussi que les autres armées ne sont pas tout à fait épargnées, et loin s'en faut. En effet, parallèlement à Sentinelle, le ministère a dû mettre en oeuvre le « plan Cuirasse », qui organise le renforcement de la protection des bases et autres emprises de la défense. Ce sont en effet des cibles de choix : l'intrusion dans le dépôt de munitions de Miramas l'a bien montré ; une attaque a été déjouée à Toulon en octobre dernier ; et je vous laisse imaginer l'impact qu'aurait une intrusion sur certaines bases aériennes particulièrement sensibles… Notre collègue Gwendal Rouillard, dans son dernier rapport, a bien montré la suractivité qui en résulte pour les fusiliers marins, et notre collègue Christophe Guilloteau nous a exposé quant à lui les tensions qui pèsent sur les forces de l'armée de l'air.
Les recrutements que nous avons votés en actualisant la loi de programmation militaire, en juillet dernier, doivent permettre aux armées, et particulièrement à l'armée de terre, de retrouver un rythme d'activité soutenable. Nous tenons toutefois à faire trois observations à ce sujet, qui concourent toutes les trois à montrer que tous les problèmes ne sont pas pour autant réglés.
Premièrement, avec le temps nécessaire à la formation des recrues, il faudra attendre l'été 2017 pour que les effectifs soient complets. L'armée de terre, en particulier, sera restée deux ans et demi en sous-effectif majeur, et les « renoncements » auront entre-temps entamé son « capital » de savoir-faire. Il faudra donc encore plus de temps pour retrouver le très haut niveau d'excellence professionnelle de l'armée de Serval.
Deuxièmement, même à effectifs complets, les militaires auront moins de temps pour l'entraînement, car selon toute vraisemblance, la menace pour laquelle on les a déployés sur le territoire national n'est pas appelée à s'estomper du jour au lendemain. Ainsi, avant le 7 janvier 2015, un soldat de l'armée de terre passait en moyenne 15 % de son temps de service en OPEX et 5 % en missions intérieures ; aujourd'hui, c'est toujours 15 % de son temps de service en OPEX, mais 40 à 50 % en mission intérieure (Sentinelle, Harpie ou Cuirasse) ; et même après les recrutements supplémentaires, le soldat passera encore 15 % de son temps de service en OPEX, et 20 % à 25 % de son temps en mission de protection sur le sol national.
Troisièmement, les effectifs supplémentaires que nous avons votés correspondent à un contrat opérationnel précis ‒ 7 000 hommes sur le territoire national, avec des pics à 10 000 pendant un mois au maximum ‒ mais ce contrat est dépassé. Or les mêmes causes produisent les mêmes effets : avec 3 000 hommes de plus que prévu engagés dans l'opération Sentinelle, inévitablement, le rythme d'activité de l'armée de terre est de nouveau déséquilibré.
Ainsi, l'actualisation de la LPM a résolu certaines tensions, mais pas toutes. D'ailleurs, il n'y a pas que la programmation militaire qui a été actualisée : il y a aussi la doctrine.
Le ministre de la Défense est venu devant la commission nous parler du rapport au Parlement que nous lui avions demandé sur les conditions d'emploi des armées sur le territoire national, et ce rapport a fait l'objet d'une discussion en séance publique le 16 mars. Il s'agit là encore de tirer les conclusions de l'opération Sentinelle, cette fois-ci dans le champ doctrinal. Ce rapport vise, d'une certaine façon, à ce que notre dispositif terrestre de protection du territoire national ne change pas seulement de volume, en passant de 1 000 à 7 000 ou 10 000 hommes, mais à ce qu'il change aussi de modèle.
Je ne reviendrai pas en détail sur tout ce que contient ce rapport ; nous en avons discuté en séance publique. Soulignons simplement que sa grande nouveauté tient à la définition d'une nouvelle « posture » des armées : la « posture de protection terrestre ». Il s'agit d'un cadre doctrinal visant à mieux exploiter les compétences des militaires lorsqu'ils agissent sur le territoire national. Ces savoir-faire, nous les connaissons : capacité à agir de façon planifiée et coordonnée, puissance de feu (au moins à titre dissuasif), capacité de manoeuvre dans tous types d'espaces, y compris difficilement accessibles, etc. Il s'agit, en quelque sorte, de passer d'une logique de « missions intérieures » de type Vigipirate, où les militaires agissaient en supplétifs de la police, à une logique d'« opérations intérieures », où l'on cherche davantage à exploiter les savoir-faire des armées et leur complémentarité avec ceux des forces de sécurité intérieure.
Cela suppose divers arrangements doctrinaux ; le rapport pourvoit à certains, et un travail est encore nécessaire pour donner du contenu à cette posture de protection terrestre. Cela aurait pu supposer aussi des arrangements juridiques, concernant l'emploi de la force ou les prérogatives des militaires. En la matière, le rapport propose de s'en tenir aux ajustements opérés il y a quelques mois par la réforme de la procédure pénale, et nous pensons que c'est globalement une position avisée. D'ores et déjà, le droit de l'emploi de la force a été adapté au mode opératoire des terroristes que ne prenait pas en compte notre droit : les « cavales meurtrières ». Ainsi, les policiers, les gendarmes et les militaires des armées pourront employer la force non seulement en position de légitime défense ‒ d'eux-mêmes ou d'autrui ‒, mais aussi lorsqu'un terroriste est en train de faire mouvement d'un lieu de meurtre à un autre ; pensons par exemple au circuit des terroristes du 13 novembre dans l'est de Paris.
En effet, tout au long de nos travaux, nous avons été conduits à examiner toutes les grandes questions qui se sont posées au sujet du cadre juridique et doctrinal de l'opération Sentinelle, en parallèle des travaux interministériels.
Ainsi, il y avait un vif débat sur l'opportunité d'assouplir le cadre légal de l'emploi de la force pour l'adapter aux menaces, en donnant aux militaires le droit, par exemple, de fouiller des bagages et des véhicules, voire des personnes, et de pratiquer des contrôles d'identité. Le rapport au Parlement exclut toute évolution juridique majeure qui reviendrait à confier des pouvoirs de police judiciaire aux militaires. À nos yeux, cela pourrait peut-être se concevoir dans le régime de l'état de siège ; pas dans celui de l'état d'urgence, ou a fortiori hors état d'exception. D'ailleurs, en pratique, les choses ne sont pas si compliquées : un militaire peut proposer à une personne un contrôle, et si celle-ci refuse ‒ c'est rare ‒, l'orienter vers un agent de police judiciaire.
Dans le même registre, d'ailleurs, le SGDSN vient de communiquer à la presse des éléments de son rapport récemment déclassifié qui marquent une évolution de son point de vue et laissent entrevoir la possibilité que l'on permette aux militaires de pratiquer des fouilles visuelles de bagages et des palpations de sécurité, sur la base d'une réquisition préfectorale spéciale enserrant ces prérogatives dans des conditions précises d'espace et de temps.
Par ailleurs, lors de nos travaux, a aussi été évoquée l'idée d'établir une présomption de légitime défense pour les militaires, les policiers et les gendarmes. Pour nous, c'est l'archétype de la fausse bonne idée. En effet, il ne peut y avoir en la matière de présomption que réfragable : policiers et militaires ne seraient donc pas plus « couverts » qu'à l'heure actuelle. En revanche, ils pourraient se croire davantage couverts, et être moins attentifs qu'aujourd'hui dans l'emploi de la force. Dès lors, ils prendraient des risques juridiques inconsidérés. Ce serait un cadeau empoisonné à leur faire.
D'autres personnes ont avancé l'idée d'étendre au territoire national le champ de l'excuse pénale prévue pour les militaires en OPEX. Là encore, nous avons des réticences fondées sur l'aspect pratique des choses. En effet, quelque initiative législative que nous puissions prendre en la matière, la Convention européenne des droits de l'Homme (CEDH) s'appliquera de toute façon, y compris le « droit à la vie » reconnu par son article 2. Dès lors, on donnerait un faux blanc-seing aux militaires : déjà très contestable dans son principe, il n'aurait pas de portée, puisque tout justiciable pourrait demander au juge de l'écarter au motif de son incompatibilité avec la CEDH. Ce qui vaut pour les OPEX ne pourrait valoir sur le territoire national qu'en cas de situation de conflit armé ; nous n'en sommes heureusement pas là.
La « couverture juridique » de nos soldats nous semble passer de façon plus efficace par une formation poussée aux règles d'emploi de la force et par la mise en oeuvre de la protection fonctionnelle que leur apporte l'État. Nous venons de réformer le droit de la protection fonctionnelle, pour améliorer notamment la protection juridique des agents victimes d'agressions. L'application de ces nouveaux principes au ministère de la Défense nous paraît plus efficace pour protéger les soldats que des régimes légaux d'exception que le juge écartera à coup sûr.
D'autres idées nous ont également été soumises, tendant toutes, en réalité, à dépasser le droit de la légitime défense ‒ y compris la légitime défense d'autrui ‒ comme fondement des règles d'emploi de la force. Ainsi, par exemple, on citera l'idée d'instituer un régime d'exception en cas d'urgence absolue, ou de fonder le droit d'employer la force sur un motif de prévention. Ces idées méritent certainement d'être discutées et notre rapport les analyse, mais elles se heurtent là encore à la jurisprudence de la CEDH. Le régime de la légitime défense d'autrui mérite d'être mieux connu ; avec la nouvelle excuse pénale prévue par la réforme récente de la procédure pénale, il offre un cadre déjà large pour établir des règles d'emploi de la force. Mieux vaut, à nos yeux, laisser à la police et aux forces armées le temps de s'approprier ce cadre légal, d'en exploiter vraiment toutes les possibilités, plutôt que légiférer à nouveau dès à présent.
Notre rapport souligne en effet que la mise en oeuvre de notre doctrine renouvelée de protection du sol national avec le concours des armées représente déjà un ambitieux défi.
Nous nous sommes attachés à étudier en détail la façon dont pourront être mises en oeuvre les orientations qui ressortent de cette refonte doctrinale, et nous en arrivons à la conclusion, si j'ose dire, que les défis tiennent autant à ce que le rapport au Parlement ne mentionne qu'« en creux » qu'à ce qu'il présente « en relief ».
« En creux », c'est-à-dire évoqué de façon un peu elliptique à nos yeux, voire parfois insuffisante. C'est le cas pour deux sujets dont l'importance ressort tant de nos travaux à Paris que de nos comparaisons internationales. Il s'agit, d'une part, du « renseignement » entendu au sens militaire du terme, c'est-à-dire au sens large ; on pourra parler, de façon à la fois plus précise et moins clivante, d'« information d'intérêt opérationnel ». Il s'agit, d'autre part, de la coordination des forces de sécurité intérieure (c'est-à-dire du ministère de l'Intérieur) et des armées (c'est-à-dire du ministère de la Défense), qui nous semble très peu évoquée dans le rapport au Parlement.
J'en viens aux questions d'« information d'intérêt opérationnel ». Le vocabulaire est très important : dans le langage du ministère de l'Intérieur, le mot « renseignement » renvoie au « renseignement à des fins judiciaires ». Dans le langage des militaires des armées, il désigne autre chose pour l'opération Sentinelle : le « renseignement d'ambiance », c'est-à-dire un certain nombre d'informations très générales sur le contexte d'une mission ou d'une opération, et le « renseignement d'opportunité », c'est-à-dire des informations relatives à un événement particulier intéressant une unité pour l'accomplissement de sa mission.
Or, pour travailler ensemble, il faut parler la même langue… Ce n'est manifestement pas le cas aujourd'hui. Nous avons pu le constater sur le terrain : la communication entre la police et les armées repose aujourd'hui, pour l'essentiel, sur la bonne volonté et les bonnes relations des uns et des autres. Or, non seulement ce n'est pas toujours la chose la mieux partagée au monde, mais c'est aussi une base fragile pour une force qui, comme Sentinelle, était renouvelée toutes les six semaines, et qui le sera désormais toutes les huit semaines. Sans procédures formelles d'information par la police, sans dispositif organisant le traitement de l'« information d'intérêt opérationnel » dans la continuité, la force Sentinelle est sinon aveugle, du moins myope.
En outre, faute de cadre clair, on s'aperçoit que les pratiques locales varient : telle ou telle chose se pratique à Paris mais pas à Lyon, ou inversement. En la matière, le « système D » a vraiment ses limites.
À notre sens, le rapport au Parlement aurait utilement pu clarifier les choses en définissant des concepts partagés par toutes les forces et en fixant des règles claires, doublement inspirées par un strict respect de la légalité et par un souci d'efficacité.
Nous concluons de nos travaux que l'« information d'intérêt opérationnel » est indispensable à la planification et à la conduite des opérations militaires. Ainsi, il serait incohérent de vouloir, comme le fait le rapport au Parlement, utiliser mieux les savoir-faire militaires sur le territoire national, tout en refusant d'établir un cadre clair pour la collecte, le partage, le traitement et l'exploitation de l'« information d'intérêt opérationnel ». Tout le monde a à y gagner : les armées, bien sûr, afin que Sentinelle ‒ ou toute autre forme que pourra prendre la posture de protection terrestre ‒ opère dans un environnement mieux connu et soit donc susceptible d'être plus efficace ; mais également les forces de sécurité intérieure, car elles ont beaucoup à y gagner : Sentinelle, ce sont 10 000 hommes sur le terrain, qui entendent et voient des choses intéressant aussi la police et la gendarmerie.
J'insiste sur un point : il ne s'agit nullement de laisser les militaires employer sur le territoire national les mêmes moyens qu'en OPEX. Loin s'en faut. Nous ne plaidons pas pour un déploiement de tous les moyens de la direction du renseignement militaire (DRM) sur le territoire national. Il s'agit, selon nous, d'établir une doctrine claire en matière d'« information d'intérêt opérationnel », de façon à ce que la police et la force Sentinelle coopèrent, dans le respect de la légalité. Sans cadre juridique et doctrinal clair, les pratiques varient, le commandement peut être conduit à ne pas utiliser toutes les possibilités que donne la loi, officiers et commissaires ne se parlent pas beaucoup et, accessoirement, il nous est plus difficile de contrôler et d'évaluer les pratiques. Tout cela plaide, à nos yeux, pour l'élaboration d'un cadre doctrinal clair et partagé en matière de collecte, de partage, de traitement et d'exploitation de l'« information d'intérêt opérationnel », dans le respect des lois en vigueur.
Sur ce point encore, la position du SGDSN semble avoir évolué : il propose en effet de faciliter le recueil d'informations de terrain par les militaires.
Tout au long de nos travaux, nous avons pu avoir le sentiment que les positions respectives des ministères de l'Intérieur et de la Défense ont pu être parfois éloignées, et que c'est au prix d'une formulation très elliptique sur certains points que le rapport au Parlement a pu reposer sur un consensus trouvé dans les travaux interministériels. Ceci vaut l'« information d'intérêt opérationnel », mais aussi pour un autre sujet : la coordination des forces de sécurité intérieure et des armées dans la planification et la conduite des opérations sur le territoire national.
On le dit souvent : la culture de la planification est « dans l'ADN » des militaires, et nos états-majors y excellent. C'est bien entendu exact. Il n'en demeure pas moins que s'agissant du territoire national, on a le droit de penser qu'une planification mieux coordonnée entre les armées et les forces de sécurité intérieure aurait des avantages.
D'ailleurs, au fur et à mesure que nous avancions dans nos travaux, nous avons eu le sentiment que l'opération Sentinelle n'aurait pas pris la même forme en 2015 si elle avait pu faire l'objet d'une planification mieux coordonnée au préalable. Si tel avait été le cas, la majeure partie des effectifs seraient-ils accaparés depuis janvier 2015 par des gardes statiques, que les militaires ont beaucoup de mal à remplacer par des gardes plus dynamiques ? La gestion de l'« information d'intérêt opérationnel » ne serait-elle pas mieux encadrée ? Les interventions des différentes forces n'auraient-elles pas pu être mieux coordonnées, par exemple lors de l'assaut donné le 18 novembre à Saint-Denis ? Les problèmes d'interconnexion des systèmes d'information et de communication entre la police et les armées n'auraient-ils pas été traités davantage en amont ?
Voilà, à la lumière de l'opération Sentinelle, certaines des questions qu'une planification « à froid » permet de trancher avant que ne se posent des problèmes sur le terrain.
Or force est de constater que si le ministère de la Défense dispose d'un CPCO dont l'efficacité est reconnue, tel n'est pas le cas à l'échelle interministérielle. Certes, la cellule interministérielle de crise (CIC) se réunit place Beauvau. Mais il s'agit d'un organisme de niveau ministériel ; c'est donc un organe de pilotage politique des opérations, qui n'est ni permanent, ni doté des moyens d'un véritable centre d'opérations. Le ministère de l'Intérieur ne dispose pas d'un tel centre : le fameux fumoir du ministre en a été un succédané, mais sa mise en place peu anticipée fait surtout apparaître le besoin d'une structure plus robuste.
Par nature, les opérations de sécurité sur le territoire national ont un caractère interministériel. La création de la CIC en témoigne. Intérieur, défense, mais aussi santé, transports, énergie, etc. : la coopération interministérielle ‒ on pourrait même dire : l'intégration interministérielle ‒ est cruciale dans la gestion des crises actuelles. Aussi la planification et la conduite des opérations de sécurité sur le territoire national doit-elle reposer sur une structure interministérielle, un véritable centre d'opérations interministériel.
Une telle structure pourrait, a minima, travailler à la planification « à froid » des opérations, c'est-à-dire définir les rôles respectifs des forces de sécurité intérieure et des armées, leurs modes de communication, etc. A maxima, elle pourrait assurer la conduite coordonnée des opérations des différentes forces, notamment dans un scénario de crise ou d'assaut, comme les 13 et 18 novembre derniers.
C'est pourquoi nous plaidons en faveur de la constitution d'un centre interministériel de planification et de conduite des opérations de gestion des crises sur le territoire national. La spécificité du territoire national le désigne naturellement pour être placé au ministère de l'Intérieur, par exemple sous la direction d'un préfet. Il devrait pouvoir être interconnecté avec les moyens existants, comme le CPCO.
Notre rapport ne souligne pas que ce qui est « en creux » dans la nouvelle doctrine d'emploi des armées sur le territoire national, mais aussi les défis que représente déjà ce qu'il prévoit « en clair ».
Le premier de ces défis tient à l'ambition de la manoeuvre des ressources humaines qui est prévue. C'est une claire inversion de tendance : le ministère de la Défense était engagé depuis plusieurs décennies dans une réduction du format des armées et, aujourd'hui, les armées recrutent de nouveau. Le défi est d'abord quantitatif : retenons schématiquement que le plan de recrutement de l'armée de terre portait sur 10 000 personnels en 2014, 15 000 en 2015 et 20 000 en 2016. C'est un défi. Pour l'heure, il semble que ce défi soit relevé, à une nuance près : les efforts que les armées font pour améliorer la « fidélisation » des personnels ne semblent pas porter les fruits escomptés. C'est une question qu'il nous appartiendra de suivre avec attention.
Le défi est aussi qualitatif : recruter, c'est bien, mais encore faut-il recruter des personnels motivés, et estimés fiables par la direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD). En la matière, le nombre de candidats a augmenté en 2015 dans des proportions comparables à celui des postes offerts : le taux de sélection reste donc satisfaisant. Reste à savoir si, l'effet post-attentats s'estompant, les candidatures resteront aussi nombreuses.
La mise en oeuvre de notre doctrine rénovée comporte un autre défi : réussir à passer de « Vigipirate fois 10 », pour faire simple, à des modes d'action véritablement militaires.
En la matière, tout le monde reconnaît que les modes de garde statiques sont peu efficaces : c'est une ligne Maginot qu'il suffit de contourner, et nous ne pouvons pas déployer des soldats devant chaque école, chaque lieu de culte, chaque supermarché, etc. Pourtant, certains gestionnaires de sites protégés y sont très attachés. Lors de nos auditions, nous avons pu constater que tel est le cas par exemple du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF).
Il en résulte que les réquisitions préfectorales mettent beaucoup de temps à évoluer concernant la protection de certains lieux de culte et établissements culturels. Nous plaidons, avec l'ensemble des autorités militaires, pour des modes d'action plus dynamiques, avec lesquels les soldats sont moins prévisibles, moins vulnérables aussi, ce qui renvoie l'incertitude dans le camp de l'adversaire et permet d'exploiter les techniques de « contrôle de zone » inculquées à nos militaires. Accessoirement, cela mobilise moins d'hommes par site à protéger, ce qui permet donc de protéger davantage de sites ; rappelons par exemple qu'il y a 1 000 crèches et plusieurs milliers d'écoles à Paris. Des expérimentations de « garde dynamique à vue », c'est-à-dire sur un périmètre resserré, ont été conduites, notamment dans le quartier de la Petite Jérusalem à Sarcelles ; selon nos observations, elles sont concluantes.
Il faut aller plus loin dans la logique du contrôle de zone, tant en zone urbaine qu'en zone rurale, ou en zone de montagne. Un récent exercice conduit conjointement entre l'armée de terre et la gendarmerie dans l'Isère a montré l'intérêt que peut avoir un déploiement des soldats dans des zones frontalières ou difficiles d'accès.
Ainsi, les gardes statiques doivent devenir l'exception.
Enfin, les défis ne sont pas seulement d'ordre technique : ils sont aussi d'ordre politique.
En effet, l'expérience de Vigipirate montre qu'il y a une sorte d'« effet de cliquet » ou d'hystérèse dans les dispositifs de protection. On décide aisément d'en augmenter le niveau, c'est-à-dire de passer à un niveau d'alerte supérieur et de mettre davantage d'hommes sur le terrain, mais il est très difficile, à l'inverse, de prendre la décision politique de « réduire la voilure ». Certes, cela permettrait de disposer d'une marge de manoeuvre en cas d'aggravation de la situation ; mais à court terme, c'est surtout prendre le risque de donner l'impression que l'on baisse la garde.
Aussi, quel que soit le contenu que l'on donnera à la posture de protection terrestre, il faudra surtout savoir moduler les seuils d'alerte et les effectifs engagés sur le terrain. C'est là un défi politique, et ce n'est pas le moindre des défis à l'ordre du jour.
Ce défi politique serait plus aisé à relever si la doctrine nouvelle faisait l'objet d'un véritable investissement politique, aussi partagé que possible sur tous nos bancs.
Cela nous renvoie à la question d'une éventuelle « réactualisation » de la LPM. Le texte que nous avons voté il y a un an prévoit la possibilité de le faire d'ici le 31 mars 2017. 2017 est donc un horizon pertinent. Et une telle « réactualisation » permettrait de traiter plusieurs problèmes aujourd'hui en suspens.
En effet, il y a un an, nous avons paré au plus pressé, en renforçant les effectifs de la force opérationnelle terrestre et en renonçant à 18 750 suppressions de postes au total. Mais la question des soutiens d'une force davantage engagée sur le territoire national n'a guère été traitée : une force plus nombreuse et engagée sur le territoire national, ce sont des besoins d'infrastructure et de soutien général en plus.
D'ailleurs, la question des effectifs est elle-aussi en suspens : certes, nous avons renoncé à 18 750 suppressions de postes, mais devant nous, réunis en Congrès le 16 novembre, le président de la République a annoncé renoncer à toute suppression d'effectifs. Reste à en tirer toutes les conclusions dans la programmation militaire, c'est-à-dire non seulement dans les tableaux d'effectifs qu'elle comporte, mais aussi dans la trajectoire financière qu'elle fixe.
Enfin, la doctrine nouvelle ne gagnerait-elle pas à être intégrée au rapport annexé à la LPM, de façon à ce qu'elle soit formellement adoptée par la Représentation nationale ?
Voilà qui plaide en faveur d'une « réactualisation » de la LPM cette année ou en 2017.
Pour conclure, mes chers collègues, la question qui nous était posée peut in fine se résumer ainsi : quelles places respectives pour les armées et les forces de sécurité intérieure sur le territoire national ?
La question conduit certains à se demander si nous pouvons à bon droit nous dire « en guerre » ou non. Les uns emploient volontiers ce vocabulaire, qui suffirait à justifier le recours aux armées ; d'autres y voient une surréaction lexicale. Pour les rapporteurs, en tout état de cause, il n'y a pas de lien de nécessité entre l'état de guerre et le recours aux armées. Ou alors, il faudrait renoncer à recourir aux armées en Guyane, comme dans le cadre de l'action de l'État en mer, ou pour la surveillance de l'espace aérien, ainsi qu'en cas de catastrophe naturelle.
Nous avons donc abordé la question de la place des armées sur le territoire national de façon pragmatique. Les armées, dans toutes les démocraties occidentales, constituent des « réservoirs de forces » à la disposition du Gouvernement en cas de crise. En France, leur statut rend leur emploi plus souple et moins coûteux que celui de la police ou de la gendarmerie, et la formation des militaires garantit une polyvalence qui rend ces personnels utiles à d'autres missions lorsqu'ils ne sont pas engagés au titre de la posture de protection terrestre.
Pour autant, faut-il employer les soldats en supplétifs des forces de sécurité intérieure ? Nous pensons que non. Nos militaires ont beaucoup plus à apporter sur le territoire national, et pas seulement dans les zones urbaines : la ruralité est également une cible, et les zones de frontières sont également des zones d'intérêt ; d'ailleurs, dans ces espaces, les capacités de manoeuvre des armées constituent une indéniable plus-value.
Enfin, si employer nos soldats sur le territoire national se justifie, il faut préciser quels soldats. À nos yeux, les réservistes ont vocation à être employés prioritairement sur le territoire national : ils connaissent le terrain, ont à coeur de le défendre, et possèdent toutes les aptitudes militaires requises pour le faire. On doit saluer leur engagement et leur rôle. C'est eux, la « garde nationale » parfois évoquée.
À mes yeux, notre rapport marque ainsi une étape dans une réflexion collective, et je résumerai les grandes lignes de ma réflexion de la façon suivante.
D'abord, les gardes statiques doivent être l'exception, alors qu'aujourd'hui, la répartition des effectifs montre qu'elles sont la règle. Ensuite, l'actualisation de la LPM telle que nous l'avons votée fixe un plafond de 7 000 hommes, qui ne peut être porté à 10 000 hommes que pendant un mois, pour l'effectif des forces engagées en milieu terrestre pour la protection de notre territoire national. À mes yeux comme à celui de mon collègue Olivier Audibert Troin, il faut revenir au contrat opérationnel et, sous les plafonds fixés, ménager des marges de manoeuvre pour organiser des déploiements dans les zones rurales et les zones de frontière, dans le cadre d'opérations planifiées « à froid » avec les forces de sécurité intérieure. Par exemple, dans les Ardennes, la frontière franco-belge présente une certaine porosité, et un déploiement de l'opération Sentinelle permettrait d'améliorer le contrôle de cette zone de passage.
Par ailleurs, nos études sur le terrain font ressortir d'importantes difficultés dans l'interconnexion des systèmes de communication entre les forces de sécurité intérieure et les armées. En la matière, il faut aller plus loin que le « système D ».
Il me paraît aussi souhaitable que deviennent systématiques les entraînements conjoints des armées et des forces de sécurité intérieure, le cas échéant, d'ailleurs, avec les « soldats du feu ». D'ailleurs, une structure d'entraînement interservices appelée ACIER est mise en place dans les Ardennes pour former conjointement les militaires du 3e régiment du génie et les pompiers des Ardennes, voire, à terme, d'autres unités, ainsi que la police et la gendarmerie.
Nous ne sommes pas entrés dans tous les détails de notre rapport, et certains de ces détails sont d'importance. Mon collègue Christophe Léonard en a évoqué quelques-uns, et je tiens à évoquer d'autres pistes, pour lesquelles nous aurions certainement besoin de conduire des travaux supplémentaires. Ainsi, affermir la résilience de la société française face au terrorisme me semble de première importance. Comment le faire ? Une idée mériterait certainement d'être étudiée : celle de rendre obligatoire une journée par an de réserve pour chacun de nos concitoyens. Cela permettrait à toutes les Françaises et à tous les Français d'acquérir et de mettre à jour les réflexes nécessaires pour renforcer la résilience de notre pays, ainsi que les gestes de premier secours, dans le cadre d'exercices encadrés par les armées et les forces de sécurité intérieure. Cela contribuerait aussi à resserrer le lien de la Nation avec ses armées et ses forces de police et de gendarmerie. Des dispositifs comparables fonctionnent bien à l'étranger.
Notre rapport détaille aussi les aspects budgétaires de l'engagement des armées sur le territoire national. Nous avons essayé d'établir une comparaison du coût d'une garde selon qu'elle est effectuée par l'armée de terre ou confiée à la police. Cette estimation est à lire avec toutes les limites d'une évaluation conduite par nos propres moyens et à prendre avec toutes les réserves d'usage concernant les exercices comparatifs ; certainement faudra-t-il l'affiner. Nous constatons cependant un différentiel de coût de l'ordre d'un milliard d'euros par an pour un dispositif de 7 000 gardes, ce qui peut contribuer à expliquer certains des choix qui ont été faits.
Nous abordons aussi la question de l'attractivité financière de l'opération Sentinelle pour nos soldats, ainsi que la problématique de leur armement. Mon collègue et moi nous étions rangés à l'avis des autorités militaires, qui privilégient le fusil d'assaut, après nous être interrogés au début de nos travaux sur la pertinence de ce choix. Le FAMAS est une arme relativement lourde, de longue portée, dont on peut se demander si elle est la plus appropriée pour les missions de sécurité en milieu densément peuplé. Les autorités militaires mettent en avant le fait que les soldats sont habitués au FAMAS, leur arme de dotation, et jugent qu'un changement d'arme poserait des difficultés. Mais là encore, nous sommes un peu pris de court par les déclarations du SGDSN, qui ouvre la voie à un système de double dotation d'armes de poing et de fusils d'assaut. Ainsi, sur ce point encore, la doctrine est en train d'évoluer, ce qui, Madame la présidente, justifierait que nous continuions à suivre cette évolution dans les semaines et les mois à venir.
Je crois que l'ensemble des commissaires présents ont été très attentifs à votre exposé et très intéressés par votre rapport. Nous pouvons vous remercier pour le travail nécessaire que vous avez accompli. Il s'agira d'un sujet de débat dans les mois qui viennent et, certainement, pour le gouvernement issu des prochaines élections puisque, comme vous l'avez justement souligné, ce débat est appelé à durer. Des questions persistent, des progrès restent à accomplir – vous en avez cité un certain nombre. J'ai notamment retenu – tout comme Philippe Nauche – vos observations concernant le renseignement, que vous appelez « information d'intérêt opérationnel », ce qui permet d'éviter les confusions et les incompréhensions en la matière.
Je tiens tout d'abord à remercier nos deux rapporteurs. Je crois que nous sommes tous ici favorables à ce que nos militaires jouent un rôle important non seulement en opérations extérieures (OPEX) – c'est le fond de leur métier –, mais également sur le territoire national. À cet égard, Sentinelle constitue une opération importante. Un certain nombre de questions se posent toutefois, que vous avez abordées.
La première concerne les gardes statiques, qui font que nos militaires peuvent devenir des cibles. Vous plaidez pour qu'elles deviennent l'exception, mais, à ce stade, elles restent la règle de fonctionnement normal. J'ai comme vous eu l'occasion de voir comment fonctionne Sentinelle à Paris intra-muros : ce que l'on demande à nos militaires, c'est de surveiller un certain nombre de sites en statique. Et lorsqu'ils veulent mettre en place une surveillance plus dynamique comme ils en ont l'habitude en OPEX, ils se heurtent parfois aux réticences des responsables des lieux de culte ou des écoles qui veulent voir les militaires postés devant ces sites à l'heure où ils ouvrent leurs portes. Il est assez difficile d'expliquer que la sécurité sera mieux assurée avec une garde dynamique qu'avec une garde statique. Nous ne sommes pas encore passés à cette étape ; à l'heure actuelle on reste sur le schéma « garde statique », qui pose un réel problème pour la sécurité de nos militaires.
Vous n'avez en revanche pas évoqué la façon dont les militaires considèrent Sentinelle. Il faut relever un élément important : au fil de l'engagement, on a considérablement amélioré les conditions d'hébergement, qui étaient assez insatisfaisantes au début de l'opération. Aujourd'hui, les militaires s'accommodent de ce qui est mis à leur disposition. Par ailleurs, l'existence d'une prime spécifique est un autre élément positif qui constitue une amélioration non négligeable de la solde.
Mais quand on leur demande s'ils préféreraient être en OPEX ou participer à Sentinelle, la réponse est unanime : tous souhaiteraient être en OPEX, car c'est pour cela qu'ils se sont engagés. J'ai rencontré des militaires du 3e régiment du génie de Charleville-Mézières postés devant l'Hyper Casher. Lorsque je leur posé la question, ils m'ont répondu qu'ils étaient sensibles au bon accueil de la population, mais qu'ils préféraient de loin l'engagement en OPEX. La question de la motivation est essentielle, il ne faut pas l'oublier ; les militaires assurent naturellement la mission Sentinelle, mais ils aimeraient aussi faire autre chose.
Par ailleurs, et les rapporteurs l'ont bien souligné, Sentinelle a des effets considérables sur la préparation opérationnelle de nos forces. Il est clair qu'aujourd'hui, les unités ne sont pas préparées comme elles l'étaient au moment de notre engagement en Afghanistan. L'Afghanistan a joué un rôle essentiel dans la professionnalisation de nos armées, qui ont été remarquablement préparées pour participer à cette mission. Tel n'est plus le cas aujourd'hui, ce qui pose un réel problème.
Après ces observations, je souhaiterais poser une question aux rapporteurs : avez-vous pu obtenir des éléments sur l'impact de Sentinelle sur la fidélisation des engagés volontaires ? C'est un vrai sujet. Au bout de six mois, un certain nombre d'engagés dénoncent leur contrat ; au bout de cinq ans ils sont encore plus nombreux. Est-ce que la participation à Sentinelle entraîne un taux de renoncement plus important ?
Je tiens à remercier nos rapporteurs pour leur rapport très précis qui donne une vision extrêmement détaillée de la situation. Ce qui m'a marqué, c'est cette phrase, qui à mon sens résume le rapport : jour après jour, la doctrine évolue. Autant je pense qu'il existe un consensus sur l'utilité d'une réponse à court terme après les attentats pour sécuriser psychologiquement et politiquement la population, autant nous sommes entrés dans des phénomènes de long terme, ainsi que le soulignent tous les analystes. Or sur le long terme, l'improvisation permanente est un danger, dont l'ampleur dépasse les éléments « internes » que vous avez soulignés – problèmes matériels, d'organisation. Je fais partie de ceux qui pensent que nous sommes en guerre, mais que celle-ci a changé. Et c'est un danger car le fait de mener une guerre sans stratégie expose, un jour, à de graves problèmes. On ne peut pas en permanence adapter notre dispositif de sécurité intérieure en fonction des événements qui touchent notre pays. Autant la réponse de court terme qui a été apportée était nécessaire, autant on voit bien dans votre exposé la contradiction majeure entre la nature de ce que sont nos forces armées aujourd'hui et les besoins nouveaux que crée ce nouveau type de guerre.
Ce n'était pas l'objet de votre rapport, mais on voit bien aussi que la réponse ne peut pas non plus être apportée par les forces de sécurité intérieure traditionnelles. Est-ce que tous ces constats ne plaident pas pour l'ouverture d'un débat sur l'émergence d'un nouveau type de force, adaptée aux nouveaux types de conflit et d'intervention et qui réponde, sur le long terme, aux enjeux de sécurisation du territoire ?
Le grand danger en termes stratégiques est que nous ne connaissons pas tous les objectifs de nos ennemis. Mais on sait que l'un d'entre eux est d'amener petit à petit à ce que les réponses sécuritaires apportées – face à des actes de guerre, il ne s'agit plus seulement d'opérations de police – entraînent notre pays dans des logiques qu'il ne maîtrise pas. Il s'agit de trouver un bon équilibre permettant de répondre à long terme à ce type de menaces, tout en préservant notre modèle démocratique et notre État de droit.
Votre rapport formule un certain nombre d'observations et de réponses absolument justes afin d'adapter notre réponse. Mais fondamentalement, ne faut-il pas envisager la constitution d'un nouveau type de force de sécurité dont le champ ne recouvrirait ni les opérations de police traditionnelles – la lutte contre la délinquance par exemple – ni les missions menées en OPEX, mais qui serait chargée de la protection de notre territoire ? En somme, comment sanctuarise-t-on notre territoire face à ces nouveaux dangers ?
Je souhaite féliciter nos deux rapporteurs pour ce travail très clair et très approfondi. Avec l'opération Sentinelle qui, je l'espère, ne durera pas 20 ans ou plus, nous sommes déjà tombés dans l'engrenage constituant à devoir rassurer la population française en employant notre armée pour protéger des sites dits sensibles. Je rappelle les conséquences de la révision générale des politiques publiques avec la dissolution de l'équivalent de 14 escadrons de gendarmerie et la réduction des effectifs de plusieurs compagnies républicaines de sécurité, qui ont constitué une grave erreur stratégique pour la sécurité des Français. L'emploi des armées dans une fonction purement policière démontre qu'il faut réaffecter d'urgence des moyens pour développer l'investigation, les enquêtes de terrain et les filatures.
Merci pour ce rapport très complet et qui va loin dans l'analyse. Nos rapporteurs ont ouvert un vaste chantier qui trace des nombreuses perspectives mais qui suscite aussi beaucoup d'interrogations. Vous avez souligné l'importance de la formation, de l'organisation des relations avec la police et la gendarmerie. Qu'en est-il de la formation des militaires avant leur premier engagement sur le terrain ?
Par ailleurs, je me pose la question de l'équipement porté par nos militaires, qui sont lourdement chargés, par rapport aux gendarmes par exemple. Ont-ils besoin d'un tel « harnachement » ou est-ce que la « peur du militaire » – à l'image de la « peur du gendarme », qui n'a pas tous ces équipements – ne suffirait pas à faire comprendre qu'ils sont là pour défendre nos intérêts, à les faire respecter ?
La préparation des forces a été évoquée et c'est là l'essentiel. La principale problématique tient en effet à cette question : Sentinelle a-t-elle pour conséquence l'impréparation de nos forces et, finalement, leur incapacité à défendre notre pays ? Aujourd'hui, le contrat opérationnel prévoit 7 000 hommes, et nous plaidons pour en rester à ce niveau, qui permet à l'armée de terre de se préparer à toutes ses autres missions. Cela suppose d'être absolument ferme sur la question des gardes statiques. Tout le monde en parle, il s'agit maintenant de donner des directives en ce sens aux préfets, qui établissent les réquisitions et sont ainsi, si j'ose dire, des sentinelles de l'État. De mon point de vue, il est donc nécessaire de faire en sorte que les gardes statiques deviennent l'exception afin d'alléger le dispositif, sans pour autant perdre en termes de sécurité. C'est même l'inverse puisque les gardes dynamiques réduisent la vulnérabilité des soldats.
Cela permet de répondre au problème de fidélisation. Car pour un jeune soldat – les personnels ont au plus 28 ans –, passer l'essentiel de son temps en poste fixe en ayant le sentiment que cela n'est pas toujours utile n'offre pas beaucoup de motivation pour renouveler son contrat d'engagement.
S'agissant de l'hébergement de la force Sentinelle, il est assuré ‒ notamment en région parisienne ‒ sur des sites du ministère de la Défense qui avaient vocation à être vendus. La question de leur cession va se poser très concrètement : s'ils sont vendus, la question de l'hébergement de la force à Paris se reposera, avec un fort impact sur la condition du personnel et, de ce fait, sur la fidélisation.
Pour répondre à notre collègue Malek Boutih, les sujets qu'il évoque constituent la question centrale. Ces chantiers n'ont pas été ouverts à notre initiative, mais par les actes terroristes qui ont frappé notre pays. Je me pose plusieurs questions : quelle est l'efficacité de Sentinelle ? Est-ce que l'engagement de 7 000 hommes sur le terrain a évité des attentats ou pas ? L'actualité montre qu'on ne peut pas tout éviter. J'ignore s'il faut constituer une « troisième force ». Mais il faut déjà réfléchir à la question du renseignement. Nos déplacements au Royaume-Uni et en Israël nous ont démontré que la culture du partage du renseignement entre les différentes forces et les différents services n'est pas la même que dans notre pays. Par ailleurs se pose la question de l'entraînement interservices des forces ; pour être plus efficace il faut se connaître, tant au niveau des pratiques que de la communication.
Nous avons également évoqué la question de l'armement et du port d'arme en dehors des heures de service pour les personnels des différentes forces, qui renvoie à la question de la primo-intervention. Nous ne pouvons en effet pas demeurer dans l'improvisation continue. Vigipirate a duré 20 ans, quid de Sentinelle qui mobilise 7 000 hommes ? Durera-t-elle aussi 20 ans voire plus ? À l'heure actuelle et sans avoir les éléments de réponse définitifs, cela me paraît improbable. Il faut donc apporter une réponse différente en matière de renseignement, d'entraînement, de port d'arme. Olivier Audibert Troin évoquait également la question de l'amélioration de la « culture générale » du citoyen français afin de renforcer notre résilience et notre capacité à nous protéger d'actes terroristes. Tel serait l'objet de cette journée universelle de réserve obligatoire par an, dont il faudrait établir les modalités. Mais, au final, en 2017 ou après 2017, il faudra de nouveau actualiser la loi de programmation militaire…
Cela permettra de traiter les questions que nous avons évoquées, notamment en matière de renseignement et de cyberdéfense qui sont des éléments fondamentaux. Ce que j'ai retenu de notre déplacement au Royaume-Uni, c'est que les Britanniques sont réticents à un déploiement précoce de soldats dans les rues car ils redoutent « l'effet cliquet » pouvant rendre compliqué le retour à la normale. Il s'agit, pour eux, de la dernière extrémité. Aussi, afin d'anticiper au mieux, ont-ils fait le choix de miser sur le renseignement. Même si nous avons fait des efforts sensibles et notables en la matière, notamment avec la LPM et son actualisation, je crois que nous devons continuer dans cette voie.
Sur les gardes statiques, l'objectif est de renverser la logique en arrivant à 80 % de patrouilles dynamiques et 20 % de gardes statiques. Tous les éléments tendent à prouver qu'une telle évolution est acceptée par l'ensemble des acteurs, notamment les forces de sécurité intérieure. Chacun a bien compris que le rôle des armées n'était pas de constituer une cible devant un lieu de culte ou une école, mais que sa valeur ajoutée résidait dans les techniques de patrouilles.
Quelques mots sur la fidélisation, qui est un sujet essentiel. Sentinelle a entraîné une suractivité et un absentéisme chez nos militaires. Entendons-nous bien : en l'espèce, la notion d'absentéisme renvoie à l'absence du militaire de son foyer. En moyenne, l'absentéisme atteint 160 jours par an environ, quelques cas nous ont même été rapportés à 220 jours. Or lorsque l'on voit la modicité des soldes versées à ces jeunes soldats, on comprend le niveau du taux de rupture anticipée ou de non-renouvellement des contrats. Nous avons donc une vraie réflexion à mener à ce sujet. Par ailleurs, ces jeunes militaires nous ont indiqué à plusieurs reprises que, lorsqu'ils sont en OPEX, les primes versées sont défiscalisées, ce qui n'est pas le cas des primes versées en opérations intérieures. Nous avons fait le calcul : avec Sentinelle, les primes s'élèvent en moyenne à 8 000 euros par an, ce qui n'est pas neutre. Mais une fois retranchés les impôts, les frais de garde d'enfant, etc., le « bénéfice net » peut n'atteindre que de 500 euros environ. Il y a sans doute là un travail à mener pour rendre plus attractif le métier de militaire.
Notre collègue Alain Marty évoquait la préparation opérationnelle qui fait les frais de Sentinelle. C'est vrai, notamment dans le domaine de la préparation opérationnelle interarmes : les autorités militaires estiment que, selon toute vraisemblance, la force opérationnelle terrestre ne retrouvera que 60 % de son niveau d'entraînement de 2014.
Notre collègue Malek Boutih a posé la question de fond : pouvons-nous continuer ainsi ? À titre personnel je ne suis absolument pas défavorable à l'évolution de la doctrine. Simplement il ne faut pas qu'elle évolue d'heure en heure. Les modalités d'intervention des terroristes changent et nous devons être capables d'être extrêmement réactifs, y compris concernant la doctrine. La vraie question est celle de la capacité à durer : doit-on limiter Sentinelle à l'état d'urgence et laisser la main aux seules forces de sécurité intérieure hors état d'urgence, sachant que celles-ci doivent remonter en puissance ? Aujourd'hui, les forces de sécurité intérieure ne peuvent pas assurer seules la protection du territoire national. Nous sommes bien dans une situation correspondant la règle dite des « quatre “i” », qui veut que les armées puissent être employées sur le territoire national quand les autres moyens de l'État sont indisponibles, inexistants, insuffisants ou inadaptés. Il est donc légitime que l'armée contribue à la protection du territoire national ; cela fait partie de sa mission. Mais la vraie question est : « comment et jusqu'à quand ? ».
Pour répondre à notre collège Alain Moyne-Bressand, il existe une petite formation, notamment juridique, sur l'usage de la force et l'ouverture du feu sur le territoire national, dont les modalités sont différentes de celles qui existent en OPEX. L'excuse pénale prévue pour les OPEX n'a pas d'équivalent sur le territoire national : on y est essentiellement soumis au régime de la légitime défense. C'est un véritable sujet car nos soldats n'ont que quelques secondes à peine pour décider l'usage de leurs armes.
Si je m'associe aux compliments de mes collègues quant à la qualité du rapport présenté, je serais plus critique quant à son exhaustivité car il a fallu attendre, si j'ose dire, la conclusion de la conclusion pour entendre le mot « ruralité ».
Vous n'en donniez guère l'impression. Je voudrais savoir combien de villes bénéficient de l'opération Sentinelle et quelle proportion du territoire et de la population est concernée. Ne pensez-vous pas qu'un déséquilibre naît du fait que les forces de gendarmerie, et notamment les forces mobiles, se trouvent aujourd'hui employées dans les villes, à Paris ou à Calais, au lieu des territoires ruraux ?
L'armée se plaint des difficultés de circulation dans Paris, serait-il possible d'équiper les véhicules de gyrophares ?
Qu'il s'agisse des menaces ou de l'opération Sentinelle, il semble bien que nous allons nous installer dans la durée. Il convient donc d'adapter notre armée à ce nouveau théâtre d'opérations qu'est le territoire national. Vous avez fait des propositions très intéressantes auxquelles je souscris, en matière d'évolution doctrinale et juridique ainsi que concernant la mise en place d'un centre d'opérations interministériel. Je suis plus réservé sur votre idée de rendre obligatoire pour tous une journée de réserve par an, dont je crains qu'elle ne soit un gadget. La durée optimale d'une telle période de formation et de réserve serait à mon sens d'une semaine, mais il s'agit là d'un autre débat.
Vous avez abordé le volet quantitatif des questions qui découlent de l'inscription dans la durée de l'opération Sentinelle en évoquant les effectifs et la loi de programmation militaire. Il faut aussi prendre en compte leur volet qualitatif. Avez-vous réfléchi à une éventuelle spécialisation des militaires qui sont engagés sur ce théâtre intérieur ou pensez-vous que nos militaires doivent pouvoir être engagés indifféremment sur le sol national et en OPEX ?
Je félicite également nos collègues pour cet excellent rapport. J'ai toutefois quelques questions car j'ai l'impression que nous sommes toujours, si j'ose dire, dans le coup d'après. Concernant l'entraînement, la question cruciale du calibre des armes et du passage du 9 mm au 5,6 mm se pose, et renvoie d'ailleurs à celle de la filière munitions et de la production nationale de nos cartouches. Ainsi, un gendarme tire en moyenne 90 cartouches par an à peine, et ce sur cible statique, alors qu'au moins 300 cartouches seraient nécessaires à l'entraînement au tir dans le contexte d'une foule en mouvement. Se pose également la question de la protection des forces de sécurité intérieure au sens large, dans lesquels j'inclus les surveillants pénitentiaires qui ne disposent pour transférer un prisonnier dangereux que d'un gilet pare-balles ‒ lequel n'est d'ailleurs pas une dotation personnelle et se limite souvent à une vieille flak-jacket ‒ et qui n'ont pour accompagner ce même détenu à l'hôpital ni arme ni flak-jacket. Deux surveillants ont failli mourir il y a deux ans parce que le civil qui conduisait le véhicule ne pouvait intervenir. L'équipement doit évoluer.
Nous devrions savoir dans cette commission que les cibles ne sont pas seulement statiques ; il y a aussi des scenarii d'attaque sur des cibles humaines spécifiques. Il y a quelques mois, un officier a failli le payer de sa vie. Le risque, c'est une politique de la terreur avec enlèvement, égorgement filmé et diffusion de la scène sur toutes les chaînes de télévision de France. Je m'interroge aussi quant aux cibles rurales ; j'ai reçu dans ma commune de 3 000 habitants un dénommé Farouk Ben Abbes, assigné à résidence, et je n'ai à ce jour aucune réponse du ministre de l'Intérieur concernant les moyens de notre brigade de gendarmerie, qui n'est pas équipée et n'a reçu aucun moyen supplémentaire pour surveiller un individu qui, de six heures à vingt heures, peut déambuler librement. Au sein de la ruralité, un des risques est la prise d'un village et l'appel à tous les musulmans islamistes de France à rejoindre le drapeau de l'État islamique flottant sur la mairie. Ce scénario est envisageable. Devons-nous constituer une force de frappe spécifique au lieu de répartir des soldats sur l'ensemble du territoire ? Notre collègue Malek Boutih évoquait une nouvelle force, mais je pense que cette force est la gendarmerie nationale, de statut militaire, qui peut constituer des unités de ce type. Je crois en effet qu'à terme, l'armée de terre ne pourra pas maintenir son effort actuel, qui aura des effets psychologiques non mesurés aujourd'hui.
Le commandement interministériel dont vous préconisez la création me semble une bonne chose mais vous évoquez sa direction par un préfet et non par un militaire, alors que l'équipement de nos forces de sécurité intérieure se rapproche de plus en plus de celui de l'armée de terre. Vous parliez du FAMAS, mais Thales a présenté à Eurosatory un fusil de trois kilos et demi très maniable dont la version 5,6 mm semble intéresser les gendarmes. Le calibre des armes est un élément important du débat sur les cibles : devons-nous tirer pour mettre hors d'état de nuire ou stopper et tuer ? Je suis favorable à ce que l'on revienne à une force de gendarmerie développée, avec des unités mobiles, que le ministre de l'Intérieur a commencé à mettre en place, et je plaide pour une force d'intervention rapide pour le type de scenarii que j'évoquais.
Bravo mes chers collègues pour ce rapport sur l'emploi des forces armées sur le territoire national. Vous l'avez évoqué, me dit-on, avant mon arrivée mais comme j'entends parler de la seule opération Sentinelle, je ne voudrais pas que l'on oublie les 1 500 marins qui assurent la défense des approches maritimes et les 1 000 aviateurs qui assurent la sécurité permanente de l'espace aérien français.
Mon collègue Gilbert Le Bris évoquait l'inscription de menaces dans la durée comme une nouveauté, mais nous sommes dans la même situation depuis 38 ans déjà ! C'est en 1978 qu'a été mise en place la première structure adaptée au contexte de terrorisme, suivie par le plan Pirate en 1981, puis Vigipirate en 1991 et aujourd'hui l'opération Sentinelle, qui est un renforcement de Vigipirate depuis janvier 2015. Ceci devrait nous conduire à une réflexion, que nous n'avons pas menée, sur le point de savoir quelle force est légitime pour conduire ces actions. C'est pour moi la gendarmerie, et non une quelconque garde nationale. À ce propos, lorsque nous avions un temps évoqué avec Mme la présidente l'idée de créer un corps de garde-côte, nous nous étions rendus à l'évidence que cela n'avait aucun sens au regard de l'exigence d'interopérabilité de nos forces. Une garde nationale n'en aurait selon moi pas davantage. Depuis plus de deux siècles la gendarmerie remplit ces missions. Ce sont des « gens d'armes » chargés d'assurer la sécurité sur le territoire national et dotés de grandes capacités d'adaptation. C'est en outre une arme de prestige, à telle enseigne que les premiers du classement de sortie à Saint-Cyr s'engagent dans la gendarmerie. Je leur fais pleinement confiance, à condition qu'on leur en donne les moyens, pour s'adapter à ces nouvelles missions, ce dont je ferai mon credo personnel en matière de doctrine.
Je souhaite avoir des précisions sur le coût du dispositif de protection. J'entends parler d'un surcoût d'un million d'euros par jour depuis plus de 500 jours par rapport au plan Vigipirate, hors les primes versées aux soldats. Disposez-vous d'un calcul de l'enveloppe globale du coût de l'opération Sentinelle depuis janvier 2015, qui pourrait éclairer une réflexion portant sur l'attribution de ces sommes et l'éventuelle création d'une arme dédiée à la protection du territoire national ?
Je m'associe aux félicitations adressées aux rapporteurs ainsi qu'aux réflexions formulées par nos collègues. Pour ce qui concerne l'absence de doctrine que les rapporteurs ont bien soulignée, j'insiste sur le fait qu'il s'agit d'une absence de prise de responsabilité du secrétariat général pour la défense et la sécurité nationale (SGDSN). En effet, les deux dernières lois de programmation militaire ont prévu l'engagement de 10 000 militaires pour la sécurité du territoire sans que personne ne réfléchisse au corps de doctrine devant nécessairement accompagner cette disposition. Il s'agit là d'une défaillance extraordinaire, toutes tendances politiques confondues. Je trouve que le PC de crise que vous avez évoqué est une excellente idée mais qu'il convient de le placer non pas auprès du ministre de l'Intérieur mais bien auprès du SGDSN, c'est-à-dire du Premier ministre, en raison même du caractère interministériel de la situation ; le SGDSN devrait disposer d'une salle de crise vers laquelle faire converger l'ensemble des informations et des leviers de gestion de crise relevant de la police, de la gendarmerie, de la défense, mais également des autres ministères.
Ma question porte sur la déflation des effectifs. J'ai pour ma part compris que son annulation était totale et concernait les 24 000 postes dont la suppression était envisagée dans la loi de programmation militaire. L'annonce a été faite en deux fois, une première fois en avril 2015 et une seconde fois en novembre suivant, le président de la République ayant annoncé l'arrêt de toute déflation. Je ne comprends donc pas pourquoi il est question d'un quelconque « résidu de postes à supprimer » et la « rallonge » de 3,8 milliards d'euros, dont 2,8 milliards consacrés à la protection, devait théoriquement couvrir l'annulation totale de la déflation des effectifs.
La gendarmerie est, je ne cesse de le répéter, notre garde nationale. Il s'agit de sa vocation naturelle et l'ancienne majorité, dont je suis, a commis une lourde erreur en réduisant ses moyens. Nous devrions en tirer les conséquences et lui donner des moyens supplémentaires, notamment en escadrons mobiles, de façon à donner de la consistance à cette « garde nationale ».
Vous avez relevé qu'il est moins cher de recourir à l'armée de terre qu'à la police ou à la gendarmerie. Mais, si cela est effectivement le cas, je ne l'écrirais à votre place qu'en filigrane car les militaires n'apprécient guère d'être considérés comme une force de sécurité « low cost ».
Félicitations pour ce rapport. La manoeuvre globale de sécurité intérieure dans le cadre de la lutte antiterroriste est placée sous l'autorité du ministre de l'Intérieur et des préfets, mais Sentinelle s'inscrit en cohérence avec les opérations extérieures. Si, dans les premiers temps, elle a permis une protection statique des sites les plus sensibles, cette opération allie désormais gardes statiques et patrouilles aléatoires. Le ministre de la Défense a informé la commission d'enquête relative aux moyens mis oeuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015 que les parts respectives des postures dynamiques et statiques dans le nombre de sites protégés s'établissent désormais dans un rapport de 80 % 20 %, augmentant le sentiment de sécurisation.
Lors de l'attentat du Bataclan, les militaires étaient présents mais n'ont pas reçu d'ordre d'intervention du ministère de la Défense ou de la préfecture de police de Paris. La commission d'enquête précitée s'interroge donc sur l'usage qui pourrait être fait de la force Sentinelle, armée de FAMAS, en dehors de la sécurisation de zone.
Un profilage de sécurité est effectué à l'aéroport de Tel-Aviv par les personnels compétents. Serait-il possible de prévoir pour nos militaires une formation de quinze jours à cette méthode, qui représenterait une plus-value pour leur action et contribuerait à l'amélioration de la sécurisation de nos aéroports ? En Israël, les militaires agissent en dehors du territoire national et la police à l'intérieur ; notre grille de lecture est différente et nous estimons que, la menace étant ce qu'elle est, sécurité intérieure et sécurité extérieure s'interpénètrent et que la situation nécessite donc l'intervention des militaires. Je souhaite avoir votre sentiment sur cette philosophie des espaces d'intervention.
S'agissant de la répartition des effectifs de l'opération Sentinelle entre zones urbaines et zones rurales, nous ne disposons pas de données chiffrées définitives, mais d'ordres de grandeurs significatifs. Ainsi, entre 70 et 75 % des militaires qui ont participé à cette opération ont été déployés en région d'Île-de-France, où il est vrai que sont concentrés bien des centres de décision et des objectifs potentiels. Comment être le plus efficace en zone rurale ? Élu de la ruralité moi-même, je pense que ces espaces peuvent être très vulnérables. Des réponses ont déjà été en partie apportées à cette question, avec la réorganisation sur une base régionale des diverses forces d'interventions, telles que le RAID, les BRI ou le GIGN. Par ailleurs, une tendance à conduire davantage d'exercices militaires au sein des populations, hors des camps militaires, est à l'oeuvre. Enfin, il faudra probablement augmenter les effectifs de la gendarmerie de manière à garantir sa meilleure présence sur le territoire. Pour ce qui est de la qualité professionnelle des personnels militaires déployés, les évènements de Valence et de Nice ont démontré leur extrême professionnalisme et leur capacité à réagir de manière adaptée.
En ce qui concerne le surcoût de l'opération Sentinelle, il s'établit en 2015 à 118 millions d'euros hors titre 2 – c'est-à-dire hors dépenses de personnel – et à 55,5 millions d'euros pour le titre 2.
Pour répondre à notre collègue Yves Fromion, il n'est bien entendu pas question de considérer nos armées comme des forces de sécurité « low cost », mais simplement de relever que nos calculs montrent – en première approximation et sous toute réserve – que, pour assurer une même mission de garde statique permanente, il faut 5,77 policiers là où il faut 3,69 militaires. Cela s'explique bien entendu par des différences statutaires et de temps de travail.
Pour ce qui est du profilage à l'aéroport de Tel Aviv, ma propre expérience lors de notre déplacement est significative. En effet, lors de l'interrogatoire de sécurité, j'avais oublié le nom de l'hôtel dans lequel nous avions séjourné ; cela m'a valu de patienter le temps que soient opérées des vérifications complémentaires des plus efficaces… Est-ce à dire que c'est à nos armées qu'il revient de développer de tels moyens de suivi et de profilage ? Je ne le pense pas ; cela ressort plutôt des compétences des forces de sécurité intérieure et des services de sécurité aéroportuaire.
Pour répondre à la question portant sur le rôle des militaires de Sentinelle aux abords du Bataclan, je rappellerai que le ministre de la Défense a répondu ici même en relevant qu'il s'agissait d'une question opérationnelle et qu'en l'espèce, nos militaires avaient obéi aux ordres qui leur avaient été donnés de sécuriser le périmètre afin de faciliter le travail des unités d'intervention. Tout ceci plaide d'ailleurs à mon sens pour l'organisation d'une structure interministérielle de planification et de commandement.
Pour revenir à la question du déploiement de Sentinelle en milieu rural, je pense qu'il est important de ramener les effectifs déployés à 7 000, conformément au contrat opérationnel. Nos amis britanniques ont d'ailleurs prévu, dans le cadre des plans de l'opération Temperer, un déploiement en deux étapes portant les effectifs employés à 3 500 puis à 5 000, ce qui permet de conserver une force en réserve de 5 000 militaires. Nous devrions en faire de même, en utilisant une partie des 7 000 militaires déployés pour mener des opérations de contrôle de zone hors des grandes villes ou les régions frontalières.
D'aucuns nous reprochent d'être trop timides en ne proposant qu'une seule journée de réserve par an pour former les citoyens à la résilience face au terrorisme…
Disons plutôt que nous souhaitons démarrer modestement, au vu de l'ampleur des problèmes d'infrastructures que pourraient poser plusieurs journées en continu, afin de lancer la réflexion. Nous proposons la mise en place d'un groupe de travail sur ce sujet.
Tous les officiers généraux que nous avons entendus ont jugé nécessaire de ne pas faire de distinction entre militaires, tous devant être aptes à effectuer des opérations extérieures aussi bien que des opérations intérieures. Le rythme très soutenu des rotations peut avoir des effets sur la fidélisation des personnels, ce qui constitue également une des raisons pour lesquelles il faut s'orienter vers un déploiement ramené à 7 000 personnels, conforme au contrat opérationnel.
À l'occasion de notre déplacement en Israël, nous avons pu constater la présence très légère des forces de police visibles et l'absence de gardes statiques devant des lieux sensibles, notamment à Tel-Aviv, ce qui offre un contraste saisissant avec la situation prévalant à Paris, y compris avant janvier 2015. Une autre manière d'envisager la sécurité est donc possible, en mettant davantage l'accent sur le renseignement et sur un contrôle strict aux frontières, plutôt que de se cantonner à des gardes statiques de lieux de cultes censément protectrices. Nous pourrions donc utilement nous en inspirer en réorientant le dispositif vers 80 % de gardes dynamiques. Pour cela, il faut mettre en avant les objectifs de sécurisation plutôt que de s'en tenir à des obligations de moyens.
Merci pour cet intéressant rapport, qui mérite une large diffusion et donc que vous organisiez une conférence de presse à cet effet.
La commission autorise à l'unanimité le dépôt du rapport d'information sur la présence et l'emploi des forces armées sur le territoire national en vue de sa publication.
La commission examine pour avis, sur le rapport de M. Philippe Nauche, le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord concernant les centres d'excellence mis en oeuvre dans le cadre de la stratégie de rationalisation du secteur des systèmes de missiles (n° 3695).
Nous en venons maintenant à l'examen pour avis du projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord concernant les centres d'excellence mis en oeuvre dans le cadre de la stratégie de rationalisation du secteur des systèmes de missiles.
Nous passons d'un sujet très général à un sujet très resserré ! Comme vous l'avez rappelé, Madame la présidente, notre commission s'est saisie pour avis de cet accord dont le principal objet est de rationaliser le secteur missilier européen, en créant des structures dénommées « centres d'excellence » au sein des filiales française et britannique du groupe MBDA. Ces centres techniques permettront de consolider l'expertise commune de MBDA-France et MBDA-UK dans des domaines technologiques et des sous-systèmes déterminés.
Au-delà des activités qui ont vocation à rester strictement nationales, ces centres seront de deux types. Dans les centres dits « fédérés », le partage des compétences entre les filiales nationales s'opérera de manière équilibrée, instaurant une co-dépendance entre les deux États. Dans les centres dits « prédominants spécialisés », l'une des deux parties détiendra la grande majorité des compétences. Chaque État deviendra donc presqu'intégralement dépendant de l'autre dans certains domaines.
L'accord donne un cadre à cette dépendance mutuelle, tout en préservant l'autonomie stratégique des parties, la sécurité de leurs approvisionnements et l'indépendance de leur politique extérieure, notamment dans le domaine des exportations d'armement.
Il me paraît utile d'effectuer quelques rappels sur le groupe MBDA qui, dans le domaine de la coopération industrielle européenne en matière de défense, peut être qualifié d'exemplaire. Issu de la fusion du groupe MBD, d'Aerospatiale Matra et d'Alenia Marconi Systems, le groupe MBDA a été créé en 2001, devenant dès lors le leader européen à dimension mondiale dans le domaine des missiles et systèmes de missiles. MBD étant lui-même issu de la fusion, opérée en 1996, entre le français Matra Défense et le Britannique BAe Dynamics, le rapprochement et l'intégration entre les parties française et britannique est un processus entamé il y a 20 ans. À cet égard, cet accord ne constitue qu'une étape supplémentaire et, somme toute, naturelle dans l'histoire du groupe.
Entre 2006 et 2012, MBDA a d'abord mené un processus d'intégration de ses activités opérationnelles, qui a fait de lui un modèle unique sur la scène industrielle européenne dans le domaine de la défense. Puis, à compter de 2013, le groupe s'est engagé dans une phase de spécialisation de ses activités à l'échelle européenne. Tel est l'objet de l'initiative « One MBDA », processus d'optimisation de la base industrielle du groupe, mené sur le périmètre France et Royaume-Uni. La création des centres d'excellence telle qu'elle est prévue par l'accord en constitue le coeur. Je rappellerai que MBDA compte d'autres filiales qui ne sont pas concernées par cet accord, en Italie, en Allemagne, en Espagne et aux États-Unis.
Cet accord s'inscrit dans un cadre institutionnel solide et constant quant aux objectifs poursuivis. Par ordre chronologique, on peut citer :
– l'accord-cadre de juillet 2000 visant à faciliter les restructurations et le fonctionnement de l'industrie européenne de défense. Ses États signataires indiquaient chercher à « faciliter les restructurations industrielles », et reconnaissaient que celles-ci « peuvent conduire à la création de sociétés transnationales de défense et à l'acceptation d'une dépendance réciproque » ;
– le traité de Lancaster House de 2010, dont l'article 2 stipule en particulier que la coopération entre la France et le Royaume-Uni : « couvre notamment le développement de leurs bases industrielles et technologiques de défense et de centres d'excellence autour de technologies clés, en développant entre elles une interdépendance plus grande » ;
– enfin, le sommet franco-britannique de Brize-Norton du 31 janvier 2014 avait appelé à un approfondissement de la coopération bilatérale dans le domaine des systèmes de missiles.
Que vise cet accord ? Globalement, l'objectif recherché est double. Tout d'abord, cette stratégie d'intégration permettra de renforcer la compétitivité du groupe MDBA, en minimisant les redondances et les investissements dupliqués entre les deux filiales. L'accord sera donc positif au niveau industriel. Il permettra également, par ricochet, la réduction de la charge de développement des missiles produits par MBDA. Cela pourra donc se traduire par une diminution du coût d'acquisition de ce type d'équipements pour les armées française et britannique – du moins peut-on l'espérer. L'accord sera donc également positif pour les autorités publiques de nos deux pays.
Le mécanisme retenu pour atteindre ce double objectif est la constitution de huit centres d'excellence. Premier type, les « centres d'excellence fédérés » sont des centres combinant les expertises et les compétences situées au sein de deux filiales. Celles-ci et, par conséquent, les deux pays, conserveront un niveau « significatif et équilibré » de compétences dans les quatre domaines suivants : charges militaires complexes, systèmes de navigation inertielle, algorithmes et logiciels.
Quels seront les principes de fonctionnement de ces centres ? Leurs équipes seront constituées des personnels spécialistes du domaine considéré relevant des deux filiales. En revanche et logiquement, leur pilotage sera partagé selon le principe de gouvernance unique : un seul responsable aura autorité sur les équipes françaises comme britanniques d'un même centre d'excellence fédéré. Chacun d'entre eux sera le maître d'oeuvre unique interne de MBDA pour les solutions relatives à son domaine, que celles-ci se rapportent à des projets français, britanniques ou menés en coopération.
Second type de centres : les quatre « centres d'excellence prédominants spécialisés ». Ils permettront de consolider à titre principal sur le territoire d'un des deux États certaines compétences et expertises, seules des capacités résiduelles pouvant subsister sur le territoire de l'autre État. On peut également parler de capacités de réversibilité qui serviront à couvrir les besoins essentiels nationaux, mais qui pourront également être renforcées si nécessaire. Il s'agira, en somme, de spécialiser l'une des deux filiales. De fait, l'accord impliquera l'arrêt de certaines capacités nationales liées aux technologies concernées, celui-ci étant compensé par le développement d'autres capacités en vertu de la spécialisation. En effet, les domaines couverts par ces centres doivent permettre de parvenir à un équilibre technologique et industriel global dans la répartition des compétences entre les deux filiales, et donc entre les deux États. Sont concernés les domaines suivants : les calculateurs de missiles et les équipements de test en France ; les liaisons de données missiles et les actionneurs missiles au Royaume-Uni.
Il est évident que l'existence des centres d'excellence n'est concevable que dans l'hypothèse où les deux parties mettront en place des procédures adaptées concernant les transferts de produits liés à la défense. À cet égard, la délivrance de licences globales constituera l'un des éléments-clés de leur bon fonctionnement en fluidifiant le circuit de transfert.
Les transferts entre les filiales française et britannique sont actuellement soumis à la délivrance préalable d'une licence individuelle. Pour ce qui concerne la partie française, chaque opération nécessite le dépôt d'une demande spécifique devant la commission interministérielle pour l'étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG). Un tel processus entraîne donc la multiplication des délais d'instruction et de traitement qui sont parfois incompatibles avec les exigences d'un travail mené en coopération au niveau industriel. Des licences globales peuvent être accordées mais elles ne concernent qu'un type de produit, et non « la totalité du domaine d'activités de chacun des centres d'excellence », ainsi que l'envisage l'article 8 de l'accord.
Je rappelle que, alors que la licence individuelle est délivrée pour une opération spécifique de transfert – même menée en plusieurs fois –, les licences globales permettent le transfert, pour une durée déterminée, de produits liés à la défense sans limitation de quantité ni de montant.
D'aucuns pourraient s'interroger sur les conséquences de l'accord pour notre politique d'exportation, ces derniers mois ayant montré que tous les pays européens ne partageaient pas forcément les mêmes vues en la matière.
L'article 9 stipule expressément qu'aucune demande de vente ne pourra être refusée par l'un ou l'autre État signataire, sauf pour des motifs de politique étrangère et de sécurité nationale. Notamment, un tel refus ne peut être opposé pour des raisons de concurrence industrielle et commerciale, dans l'hypothèse où les deux parties chercheraient à vendre au même tiers un système de missiles, ou une plateforme pouvant être équipée d'un système de missiles équivalents.
Les deux parties doivent donc convenir de principes communs dans ce domaine. Un certain nombre de stipulations sont prévues par l'accord pour minimiser les risques de non-concordance. Des échanges entre MBDA et les parties permettront ainsi d'élaborer des listes partagées de destinataires des éléments produits par les centres d'excellence. D'après les informations qui m'ont été transmises, les organismes français et britannique de contrôle des exportations d'armement sont actuellement en cours de discussion sur un processus de gestion de ces listes. Celles-ci seront évidemment révisables. Par ailleurs, les parties s'obligent à une information mutuelle en cas de vente à un tiers, et ce avant la signature du contrat.
En outre, l'article 6 stipule que les parties s'engagent réciproquement à garantir la sécurité d'approvisionnement concernant les éléments produits par les centres d'excellence. Cette obligation présente un caractère absolu puisqu'elle est valable en temps de paix comme en temps de crise ou de conflit armé.
Pour ce qui concerne les modalités de gouvernance de l'accord, l'article 5 crée une instance de pilotage spécifique ad hoc : le « comité en charge de la stratégie de rationalisation du secteur des systèmes de missiles ». Il sera notamment chargé de la supervision de l'accord au niveau exécutif, du suivi des activités des centres d'excellence, ou encore de l'appréciation de l'opportunité d'une extension de l'accord à de nouveaux centres d'excellence.
En effet, l'article 12 pose le principe d'un élargissement possible des centres d'excellence à d'autres États, « en vue d'associer en temps voulu d'autres composantes nationales de MBDA ».
Je souhaiterais aborder un dernier point. Le hasard du calendrier fait que nous examinons cet accord le 22 juin. Il n'aura pas échappé aux plus observateurs d'entre nous que demain nous serons donc le 23 juin, et que le 23 juin les électeurs britanniques seront appelés à voter pour ou contre le maintien du Royaume-Uni au sein de l'Union européenne.
Quelles seraient les conséquences d'un « Brexit » pour la mise en oeuvre de cet accord ? En substance, celle-ci n'en serait pas affectée.
En effet, notre coopération en matière de défense s'est toujours construite dans un cadre bilatéral et, « Brexit » ou non, le Royaume-Uni est et restera un partenaire majeur en tant que tel, et en tant que membre de l'Alliance atlantique. Par ailleurs, d'un point de vue plus technique, les opérations concernant les produits liés à la défense réalisées entre nos deux pays s'opéreraient selon les mêmes modalités. En effet les exportations, à l'extérieur de l'Union européenne donc, sont soumises aux mêmes dispositions en matière de contrôle que les transferts effectués au sein de l'Union européenne. Le bon fonctionnement « au quotidien » des centres d'excellence sera donc assuré, quelle que soit l'issue du vote. Mais comme diraient nos amis britanniques : wait and see… (Sourires)
Telles sont les principales stipulations de l'accord et les principales remarques que je souhaitais formuler. Pour résumer et conclure, je dirais que cet accord s'appuie sur les liens forts qui existent entre les communautés de défense et les forces armées françaises et britanniques, et qu'il s'inscrit en outre dans la continuité d'une relation bilatérale exemplaire en la matière. Il en constitue une étape supplémentaire et importante, et je vous demande donc d'en autoriser l'approbation.
Je remercie le rapporteur pour son exposé. Est-ce que le dossier de l'anti-navire léger (ANL) a été, au moins partiellement, à l'origine de cette volonté de développer les synergies en la France et le Royaume-Uni ?
Tout à fait, le programme ANL a constitué une sorte de préfiguration au modèle des centres d'excellence prévu par l'accord.
Conformément aux conclusions du rapporteur pour avis, la commission émet, à l'unanimité, un avis favorable à l'adoption du projet de loi.
La séance est levée à onze heures trente.