On évoque souvent la capacité de résilience du Liban. Il y a en effet quelque chose qui tient du miracle. Comme le soulignait un ancien ambassadeur de France que nous avons rencontré, le Liban est au bord du gouffre, mais on ne sait pas dans ce pays où se trouve le bord… C'est un sentiment que nous avons eu tout au long de cette mission. Le Liban fait preuve d'une capacité de résilience exceptionnelle à des situations pour le moins inconfortables, dont l'accumulation aurait entraîné n'importe quel autre pays dans la chute : le nombre de réfugiés, une croissance désormais à peu près nulle, une situation sécuritaire très problématique et une paralysie complète sur le plan institutionnel. Il n'y a plus de Président de la République, le Gouvernement fonctionne au consensus et le Parlement ne se réunit plus.
Beaucoup a changé depuis le début de nos travaux. D'abord, la société civile a fait irruption dans le jeu à plusieurs reprises, à commencer par la crise des déchets. Même si la mobilisation n'a pas eu l'impact ou le débouché que les organisateurs espéraient, c'est un vrai événement car le mouvement était trans-partisan et multiconfessionnel. Il portait d'ailleurs une critique du système clientéliste et confessionnel du Liban. Cette mobilisation s'est aussi traduite lors des élections municipales, dont les résultats témoignent d'une contestation du système plus forte qu'auparavant. Cela n'a pas empêché les factions libanaises de s'entendre entre elles de manière très pragmatique, dans des configurations qui n'ont pas grand-chose à voir avec les grandes coalitions nationales – celles du 8 mars et du 14 mars.
Une deuxième évolution majeure est le retournement de la situation en Syrie, avec l'intervention militaire de la Russie. Quelles seront les conséquences sur le Liban ? Le rapport examine trois scenarii de manière détaillée. En cas de statu quo en Syrie, il n'y a pas de raison que la situation change au Liban, sauf d'autres facteurs endogènes. Saoudiens et Iraniens s'équilibrent aujourd'hui dans leur influence sur le Liban. La situation pourrait changer, en revanche, en cas de victoire d'un camp syrien sur les autres. La victoire du régime ragaillardirait le Hezbollah au Liban. Dans l'hypothèse d'un règlement politique du conflit, les conséquences pourraient être beaucoup plus positives, en particulier grâce à la participation des entreprises libanaises à la reconstruction de la Syrie et grâce au retour des réfugiés syriens dans leur pays. Cela apporterait de l'air au Liban.
Sur le plan politique, des rapprochements inattendus ont eu lieu. Quand nous nous sommes rendus à Beyrouth en septembre dernier, le blocage était complet. Tout le monde se neutralisait. Michel Aoun était soutenu par le Hezbollah dans sa candidature à l'élection présidentielle, tandis que Samir Geagea l'était par le Courant du futur.
Je ne sais pas si tous les appels étaient sincères, mais nous avons constaté une attente à l'égard de la France dans ce domaine. Il y a un attachement profond à notre pays et je pense que les Libanais nous attendent en effet, notamment chez les élites. Mais je crois qu'ils sont également assez lucides sur notre capacité à débloquer la situation. Sur le plan financier, nos interventions sont également assez modestes. Elles ne sont pas de nature à renverser la table.
Ce qui a bougé sur le plan politique, c'est que Saad Hariri et Sleiman Frangié ont proposé de constituer un « ticket », le premier pour la Présidence du Conseil des ministres, le second pour celle de la République. Le rapprochement entre Michel Aoun et Samir Geagea, jusque-là deux adversaires irréductibles, est également un fait nouveau. La situation institutionnelle ne s'est pas débloquée pour autant, mais ce sont des évolutions notables, au moins au sein du camp chrétien.
L'autre fait majeur de l'année qui s'est écoulée depuis que nous avons commencé nos travaux, c'est le virage de la position saoudienne. Le contrat DONAS devait être décisif pour les forces armées libanaises sur le plan capacitaire. La France, l'Arabie saoudite et le Liban étaient liés par un contrat de trois milliards de dollars pour équiper l'armée libanaise avec du matériel français. Le contrat avait commencé à être mis en oeuvre avec la livraison de missiles Milan, c'est-à-dire pour une part assez peu significative, puis ce contrat a été remis en cause. C'est donc le renforcement des capacités de l'armée libanaise, notamment pour faire face à des incursions djihadistes, qui est aussi remis en cause.
D'autres mesures de rétorsion ont été prises, notamment sur le plan audiovisuel et par des messages adressés aux ressortissants saoudiens. L'Arabie saoudite a regretté que le Liban se soit abstenu sur le vote de la résolution adoptée par la Ligue arabe après le sac des emprises diplomatiques saoudiennes en Iran. L'Arabie saoudite y a vu l'influence de l'Iran et du Hezbollah.
Le durcissement s'est aussi engagé dans un contexte qui a un peu changé en Arabie saoudite. La nouvelle génération, celle du vice-prince héritier et ministre de la défense, n'a pas le même attachement affectif au Liban que les générations antérieures. Saad Hariri, le principal leader sunnite libanais, n'a pas non plus la même relation que son père avec les responsables saoudiens actuels. Il est considéré comme plus faible et le leadership sunnite libanais n'est plus aussi reconnu qu'auparavant, en tout cas en Arabie saoudite. Ce n'est pas non plus sans traduction au plan intérieur. On constate une certaine radicalisation de la jeunesse libanaise sunnite, par exemple à Tripoli, en lien ou non avec des groupes tels que Daech et Al-Qaida. C'est un vrai sujet d'inquiétude.
J'ajoute que les réfugiés syriens sont très majoritairement sunnites, ce qui bouleverse les équilibres démographiques. Jusqu'à présent, on estimait qu'il y avait environ un tiers de chiites, un tiers de sunnites et un tiers de chrétiens.
Le rapport aborde les facteurs de résilience du Liban, mais aussi plusieurs hypothèses de rupture, en particulier la capacité des forces armées à faire face à de nouvelles incursions djihadistes si nous ne les armons pas mieux. L'armée, qui est l'institution la plus respectée du pays, avec la Banque centrale, dispose de troupes d'élite de 3 000 ou 4 000 hommes dont le courage et les capacités opérationnelles sont reconnues, mais elle est déjà très mobilisée. Le fait que l'accord avec l'Arabie saoudite ait été remis en cause pose problème.
Le rapport évoque aussi la question du système bancaire libanais. Il est stable jusqu'à présent, mais on peut penser qu'il repose sur une sorte de système de Ponzi. Pour simplifier, c'est l'augmentation des dépôts qui permet de préserver la rentabilité. Les dépôts continuent à augmenter, notamment grâce à la confiance de la très nombreuse diaspora libanaise, mais il y a un point d'interrogation. Nous en avons beaucoup discuté avec nos interlocuteurs. Si le système bancaire devait faire défaut, ce serait potentiellement un facteur de rupture, d'autant que la croissance tend désormais vers zéro et que les tensions sociales et communautaires sont très élevées.
S'agissant des facteurs extérieurs, il y a notamment l'évolution de la politique saoudienne que j'ai présentée.
Nous nous sommes également interrogés sur la pérennité du système confessionnel, dont les accords de Taëf avaient prévu, en 1989, une sortie par étapes. Vu d'Occident et d'une démocratie laïque telle que la nôtre, un tel système confessionnel paraît curieux, d'autant qu'il concerne aussi l'administration. Quand ce système est bloqué, comme aujourd'hui, la question de sa pérennité peut être légitime.
Nos conclusions sont pourtant que si le système confessionnel est loin d'être parfait, il assure en partie la stabilité du pays. Chacun trouve un intérêt à ce que le système fonctionne parce qu'il procure des emplois, des rentes et diverses formes de soutien. C'est aujourd'hui un élément de la résilience du Liban, alors que les institutions ne fonctionnent plus. Le système confessionnel explique la faiblesse de l'Etat, mais dès lors que l'Etat s'efface parce que les institutions ne fonctionnent pas, il se substitue largement à lui sur le plan social, économique et culturel. Peut-on passer un jour à un système non-confessionnel ? Il y a des aspirations au sein de la société civile libanaise, mais cela ne se fera pas du jour au lendemain. Même si les accords de Taëf le prévoient, ce serait surtout un saut dans l'inconnu et une prise de risque. Une réflexion et un travail existent néanmoins dans la société civile libanaise, ce qui montre qu'il s'agit d'une vraie démocratie vivante.
Qu'en est-il de la France au Liban ? Je l'ai dit, nous sommes attendus mais les Libanais sont lucides, comme les Français sur place.
Quels sont les points positifs ? La francophonie est dynamique, mais elle est en recul. On le mesure notamment à la baisse de la part des élèves scolarisés dans des cursus bilingues franco-arabes, en dépit de l'organisation d'événements qui valorisent la langue française et auxquels les Libanais sont attachés, en particulier dans le domaine de la littérature et du cinéma. Des efforts doivent aussi être accomplis sur la charnière entre l'enseignement scolaire et le supérieur. Nos interlocuteurs en sont conscients : nous ne capitalisons pas assez sur notre force et nos acquis. Les jeunes Libanais scolarisés en français privilégient ensuite des filières et des universités anglo-saxonnes. Nous avons toutefois une excellente école à Beyrouth, l'Ecole supérieure des affaires, inaugurée en 1996 par Jacques Chirac et Rafic Hariri. Un travail remarquable y est fait.
Sur le plan économique, nos parts de marché sont importantes mais en déclin ces dernières années. Les investissements libanais en France sont également notables, comme ceux de la France au Liban, mais il faut rester vigilant.
Notre coopération militaire reste insuffisante. Nous contribuons à hauteur de deux millions d'euros par an, alors que les Britanniques investissent cinq millions de dollars par an dans la protection des frontières libanaises et que les Américains consacrent aujourd'hui 150 millions de dollars par an au Liban, le total de leur aide étant supérieur à un milliard de dollars sur dix ans.
En matière de coopération humanitaire et d'aide au développement, il y a un investissement de la France. Nous avions mobilisé en tout 55 millions d'euros fin 2015 pour aider le Liban à faire face aux conséquences de la crise syrienne et le Président de la République a décidé d'augmenter notre engagement de 100 millions d'euros sur trois ans. Mais ces contributions restent insuffisantes pour financer les grands programmes des Nations Unies. Nous avons donc un questionnement sur le niveau de contribution des acteurs occidentaux, en particulier celui de la France.
L'Agence française de développement a des programmes au Liban, mais ils sont bloqués en raison du vide institutionnel. Il y a eu des annulations de crédits et un gel de certains programmes, par défaut de décisions au niveau institutionnel du côté libanais.
Il existe de vraies perspectives de coopération pour nos entreprises dans au moins quatre domaines. Les gisements de gaz offshore peuvent offrir un véritable potentiel de développement économique, pour lequel des entreprises françaises sont déjà en piste. Mais encore faudrait-il que le Liban se mette à explorer et à exploiter ses propres ressources. Il y a aussi de vraies perspectives en matière d'adduction et d'assainissement d'eau, de transports, notamment ferroviaires, et d'énergie, avec la construction de nouvelles centrales et l'entretien du parc existant. Les perspectives de développement sont donc importantes, mais il faudrait que les politiques mises en oeuvre au Liban se hissent à la hauteur des besoins du pays.
Il existe aussi des possibilités de coopération très intéressantes pour nos entreprises sur des territoires où les Libanais ont joué un rôle de défricheurs, notamment en Afrique. L'environnement sécuritaire est parfois trop sensible pour que des acteurs français s'installent, mais on peut explorer de vraies perspectives de coopération dans certains pays où la diaspora libanaise est implantée.