Comprendre et faire comprendre les récentes évolutions de l'Amérique latine : continent à un tournant de son histoire, ce dont notre diplomatie n'a peut-être pas encore pris conscience.
L'année 2015 a été marquée par des évènements forts en Amérique latine. Le premier d'entre eux, grand symbole et petite révolution géopolitique, est le rétablissement des liens diplomatiques entre Cuba et les Etats-Unis. Autre évènement historique, l'annonce d'un accord de paix entre le gouvernement colombien et les FARC, devrait mettre fin au dernier conflit sur le sous-continent. Ces éléments constituent un aboutissement de la politique de solde des conflits issus de la guerre froide dont Barack Obama s'est fait le champion. Ils entraîneront peut être le continent vers une unification tant la division s'est opérée autour de la position des différents pays de la zone à l'égard des États-Unis. Unification qui va se faire à l'image et pour le plus grand profit de la puissance nord-américaine ou de manière plus équilibrée ? Ou bien au contraire le rapprochement avec les Etats-Unis va-t-il accuser le fossé entre d'un côté les nations de l'arc du pacifique, le Mexique, le Chili, la Colombie et le Pérou, et de l'autre, les pays du Mercosur et de l'ALBA, dont les deux principaux représentants, le Brésil et le Venezuela, sont en crise profonde ? La réponse se trouve en grande partie chez nous et dépendra de nos priorités.
De cette actualité politique, on parle peu en France et en Europe. Le premier objectif de ce rapport parlementaire a donc été de tenter de mieux comprendre et faire comprendre l'Amérique latine contemporaine et de convaincre nos pouvoirs publics de son importance stratégique pour la France. Il semblerait que nous n'ayons pas encore pris la mesure des transformations du sous-continent latino-américain : l'Amérique latine vient de vivre une décennie de progrès économiques et sociaux, c'est un sous-continent dont les ressources naturelles, et le potentiel, sont immenses, ce qui justifie, malgré les difficultés actuelles, son optimisme. Elle a aussi gagné son indépendance vis-à-vis du grand voisin nord-américain, et sa diplomatie est beaucoup plus pragmatique qu'avant.
La forte croissance économique de la dernière décennie, qui s'est accompagnée d'une réduction de la pauvreté et dans une moindre mesure des inégalités, s'est doublée d'une réelle stabilité politique que le récent feuilleton brésilien autour de la destitution de Dilma Roussef ne remet pas en cause pour l'instant. Le continent est désormais acquis à la paix et à la démocratie. Forte de ces succès intérieures, l'Amérique latine a multiplié les initiatives diplomatiques pour faire entendre sa voix singulière sur les grands enjeux de la planète – on se souvient de la stupeur des capitales européennes face à la proposition de médiation du Brésil avec l'Iran, ou encore du refus mexicain, pourtant grand allié des nord-américains, d'approuver l'intervention en Irak en 2003, on se souvient aussi de la dynamique diplomatie latino-américaine à l'égard de l'Afrique et Moyen-Orient.
Après une décennie de succès, l'Amérique latine connaît aujourd'hui une période de transition, que certains qualifient même de « fin de cycle ».
Pour l'économie, le modèle de développement qui a fait le succès de nombreux pays latino-américains s'essouffle et pourrait faire taire l'espoir de voir la région sortir de sa dépendance pluriséculaire à des puissances étrangères. Toute la question est de savoir si son extraversion économique et son insertion dans la mondialisation peut ou non devenir aujourd'hui un atout avec le basculement du centre de l'économie mondiale vers l'Asie.
Le super cycle des matières premières qui a bénéficié aux économies était lié aux processus d'industrialisation de l'Asie, en particulier de la Chine. Les contraintes de change qui avait placé la région sous la tutelle de Washington pendant des années ont disparu et permis à certains pays d'accumuler des réserves de change importantes. De plus, la démographie, qui a représenté une part importante de la croissance ces dernières années, se rapproche de celle des pays développés, les questions de vieillissement de la population et de nécessaire amélioration de la productivité se font jour. Enfin, la nouvelle classe moyenne vulnérable, qui nourrissait la demande interne, est la première touchée par le retournement de conjoncture.
Au plan politique, la détérioration de l'économie place les gouvernements, notamment dits « progressistes » au pouvoir depuis les années 2000, au Brésil, au Venezuela par exemple, mais pas seulement car des pays comme le Chili ou le Pérou sont aussi concernés, dans une position délicate : la crise met en doute le financement durable des politiques sociales en faveur de la réduction de la pauvreté et des inégalités qui avait en partie forgé leurs succès électoraux et dont la poursuite est essentielle à l'émergence économique du sous-continent. La période des troubles politiques est donc loin d'être close dans la région, d'autant que les nouvelles générations sont beaucoup plus exigeantes que les précédentes.
Au plan géopolitique enfin, l'Amérique latine s'est imposée depuis quelques années déjà comme un acteur diplomatique original (dénucléarisation du sous-continent, opposition à toute forme d'ingérence étrangère dans le règlement des crises ; défense du rôle des grandes instances et des valeurs du multilatéralisme). Mais les difficultés économiques et politiques actuelles annoncent peut-être une période d'introspection pour les diplomaties latino-américaines qui pourrait remettre en cause l'indépendance acquise sur la scène internationale ces dernières années. Le continent est aujourd'hui, en l'absence de Lula et Hugo Chavez, sans leadership, et divisé entre les pays du nord et les pays du sud, ceux de l'alliance atlantique et du Mercosur et de l'Alliance bolivarienne. Surtout, l'indépendance à l'égard des Etats-Unis pourrait se muer en dépendance par rapport à la Chine, qui a besoin des matières premières latino-américaines, et qui est devenue le principal partenaire commercial de nombreux pays de la zone et un des grands investisseurs dans la région.
L'hypothèse de ce rapport de mission est que ce n'est pas seulement la crise d'un continent que nous observons aujourd'hui, ce sont les effets sur ce continent d'une crise plus globale. L'Amérique latine est au coeur de la transformation du « système-monde ». Elle compte parmi ses membres des grands émergents comme le Brésil ou le Mexique qui veulent peser sur la gouvernance mondiale et sur le règlement des grands enjeux de la planète. Elle est au coeur de la question de l'équilibre entre préservation des ressources naturelles et croissance économique. Ainsi, selon un interlocuteur de la mission, on peut se demander si les mutations politiques et sociales à l'oeuvre dans cette région sont le signe d'une reconfiguration géopolitique plus vaste, qui verrait s'éloigner chaque jour un peu plus les équilibres issus de la conférence de Yalta. La question soulevée par ce rapport de mission est de savoir si la sortie du sous-continent de son caractère périphérique, de son statut de pourvoyeur de matières premières au service de l'Europe, des États-Unis et aujourd'hui de l'Asie laisse-t-elle entrevoir un ordre mondial différent
La réponse n'est pas évidente : les décennies d'opulence n'ont pas été mises au service d'investissements d'avenir dans la région – dans les infrastructures, dans la recherche et le développement par exemple. Les crises d'alternance et de gouvernance connues par certains pays de la région montrent que les gouvernements progressistes vont avoir du mal à faire face aux attentes d'une population plus exigeante. Enfin l'unité du continent est très affectée par le pivot asiatique de l'économie mondiale : deux ensembles géopolitiques semblent se découper : des pays membres de l'alliance du pacifique, organisation plus jeune, plus libérale, et plus dynamique que son « concurrent », le Mercosur. Le rapport essaie de faire état de cette difficile phase de transition pour l'Amérique latine et sur les conséquences à en tirer pour notre diplomatie. Pour répondre à la question, la mission a rencontré à Paris des chercheurs, des personnalités politiques, des diplomates français et latino-américains. Elle s'est aussi rendue en mars dernier au Brésil, en Colombie et au Mexique. Le rapporteur a de plus pris part au voyage présidentiel au Pérou, en Argentine et en Uruguay.
Face à l'évolution de ce continent, que dire de la diplomatie française ?
Tout d'abord, la France sous-estime l'importance stratégique de l'Amérique latine et notre analyse a quelques années de retard.
La France n'a pas su profiter ces dernières années du relatif déclin nord-américain dans la zone et n'a pas mesuré les conséquences du rôle montant de la Chine dans la région, qui va devenir un enjeu de la compétition mondiale pour le contrôle des ressources. Nous avons des années de retard dans l'analyse en respectant la doctrine Monroe selon laquelle l'Amérique latine appartient aux Américains, alors que les nord-américains eux-mêmes semblent se résoudre à l'abandonner.
Ensuite, en Amérique latine, la France a un héritage d'une richesse inouïe et elle dispose d'un réseau diplomatique dense et dynamique. Mais elle manque cruellement d'une stratégie pour l'avenir.
Troisième remarque, nous avons encore une image positive en Amérique latine, et les deux grands moments de la diplomatie française dans la zone, portés par de Charles de Gaulle et François Mitterrand sont encore dans les mémoires. Charles de Gaulle avait en effet compris, et François Mitterand a conservé cet héritage, la forte sensibilité des latino-américains au discours d'indépendance de la France. Charles de Gaulle avait eu l'intuition de cette connivence naturelle, qui est un immense vecteur d'influence pour la France. Il ne faudrait pas galvauder une image construite depuis deux siècles chez les sud-américains par un alignement trop manifeste sur les États-Unis.
Il faut renouer avec l'esprit de cette diplomatie, dont les convergences, au-delà des clivages partisans, ont permis à la France de conserver jusqu'à aujourd'hui sa place de puissance moyenne à influence globale. Lorsque la France est fidèle à son histoire et à ses valeurs, elle gagne le coeur des latino-américains : la France, c'est le dialogue avec les grands émergents ; le souci d'apporter une réponse collective à des enjeux globaux comme le climat ou le narcotrafics ; la promotion d'un dialogue stratégique entre l'Union européenne et l'Amérique latine. Lorsque nous perdons ce rôle d'équilibre, les latino-américains nous oublient. Par exemple, sur les questions de cybersécurité, où notre pays a évidemment une carte à jouer, il est étonnant que le Brésil se soit tourné vers l'Allemagne et non la France pour porter une initiative, après l'affaire Snowden, visant à renforcer la souveraineté numérique de leur pays face aux Etats-Unis.
Enfin, il ne faut pas prêter le flanc aux critiques qui accusent notre pays d'avoir « une attitude schizophrénique – non parce qu'elle dit une chose et en fait une autre, bien que cela se produise parfois, mais parce que la France dit une chose et ensuite ne fait rien en Amérique latine. » Il serait a minima utile de mettre en place une grande commission stratégique franco-latino-américaine, qui réunirait des personnalités politiques, notamment des parlementaires, des membres de la société civile, des membres de l'administration, des chercheurs, pour identifier les priorités de notre dialogue politique et les voies de son renforcement.