Intervention de Pierre-Franck Chevet

Réunion du 25 mai 2016 à 17h00
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Pierre-Franck Chevet, président de l'ASN :

– Messieurs les Présidents, Mesdames et Messieurs les parlementaires, je suis heureux d'avoir l'occasion de rendre compte de notre vision de la radioprotection et de la sûreté nucléaire. J'assure cette tâche pour la quatrième fois. Vous avez souligné que l'ASN est une autorité administrative indépendante. Il nous revient effectivement de rendre compte aux parlementaires de la sûreté nucléaire lors de la remise de ce rapport annuel et chaque fois que vous le sollicitez. Le nucléaire constitue un enjeu public. Il justifie l'accomplissement de cette tâche auprès de nos concitoyens.

Ce rapport est volumineux, mais exhaustif. Il va être adressé en format papier à environ mille cinq cents personnes. Il sera mis en ligne après cette audition. Je donnerai demain une conférence de presse nationale pour répondre aux questions des médias. Ce rapport sera décliné dans les nouvelles régions au travers de dix-huit conférences.

Ce document résulte du travail quotidien des agents de l'ASN. Nous réalisons environ deux mille inspections annuelles. Une dizaine sont en cours en ce moment même. Elles sont soit prévues, soit consécutives à un accident, soit effectuées inopinément. Je salue le travail de nos agents, ainsi que l'action menée par le directeur général, M. Jean-Christophe Niel. Je me réjouis de sa nomination en qualité de directeur général de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN).

Notre jugement sur la situation de la sûreté nucléaire et de la radioprotection en France est le suivant: dans le domaine de la sûreté des installations nucléaires et de leur exploitation, la situation est plutôt globalement bonne, mais dans un contexte préoccupant pour l'avenir. Dans le domaine de la radioprotection, notamment dans le secteur médical, la vigilance reste de mise, compte tenu des indicateurs à notre disposition.

En matière de sûreté nucléaire, des incidents surviennent nécessairement. Leur déclaration et leur traitement font partie des processus normaux d'amélioration de la sûreté. Compte tenu de leur nature et de leur nombre, nous n'en avons pas connu de majeurs, qui toucheraient la sécurité nucléaire en exploitation. C'est pourquoi la situation est « bonne ». J'ai précisé qu'elle était « globalement » bonne, car nous rencontrons des difficultés sur certains points.

Citons le cas de la Franco-belge de fabrication du combustible (FBFC) à Romans-sur-Isère. Il y a deux ans, nous avons placé ce site sous surveillance renforcée. Nous avons observé depuis une amélioration de la qualité d'exploitation. Néanmoins, le processus de mise aux normes n'a pas encore atteint son terme. Nous maintiendrons donc sa surveillance jusqu'à ce que nous obtenions pleine satisfaction.

Pour les centrales nucléaires, nous essayons d'établir des comparatifs annuels. En 2015, nous saluons la qualité d'exploitation de trois sites : Penly, Saint-Laurent-des-Eaux et Fessenheim. À l'inverse, nous distinguons négativement Cruas et Gravelines. La situation n'y est pas inacceptable. Si tel était le cas, nous aurions le pouvoir de les mettre à l'arrêt. Néanmoins, ces installations nécessitent une amélioration des pratiques au quotidien.

L'installation CIS Bio de Saclay pose également problème. Elle était très en retard en matière de protection contre l'incendie. Voilà plusieurs mois ou années que nous demandons une mise à niveau de ce site. Nous sommes probablement sur le point d'aboutir. Cette situation illustre néanmoins les difficultés que connaissent certaines installations en termes de sûreté.

L'avenir, disais-je, est préoccupant. Ce contexte résulte de trois constats.

Les enjeux auxquels les installations nucléaires auront à faire face sont sans précédent depuis quinze ans. Pour le parc des réacteurs nucléaires d'EDF, la question se pose de la prolongation, ou non, de leur fonctionnement au-delà de quarante ans. C'est un enjeu majeur pour l'industrie et la sûreté. Autant que possible, nous avons choisi d'améliorer leur sûreté pour nous rapprocher des standards de la troisième génération de l'EPR de Flamanville.

Nous sommes engagés dans un processus d'instructions techniques très lourd, sur l'ensemble des tranches, notamment les plus anciennes, de neuf-cents mégawatts. En mars-avril 2016, nous avons rendu publique une première lettre d'orientation sur le sujet. Nous sommes attachés à ce que ce document et ses orientations fassent l'objet d'une participation renforcée du public.

La loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte a prévu que le passage au-delà de quarante ans d'un réacteur fasse l'objet d'une enquête publique. Puisque l'examen générique en cours servira de base aux décisions futures, nous avons décidé d'associer le public à ce processus, même si la législation ne l'impose pas.

Nous estimons pouvoir nous prononcer sur la prolongation au-delà de quarante ans des réacteurs d'EDF à la fin de l'année 2018 ou au début de l'année 2019. Le calendrier est tendu. Pourquoi cet enjeu est-il majeur ? Une soixantaine de réacteurs a été mise en service dans les années 1980. Ils atteindront donc leurs quarante ans à l'horizon 2020.

Nous nourrissons les mêmes préoccupations pour toutes les autres installations, pour les sites dédiés au combustible ou pour les réacteurs de recherche du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Toutes ont été mises en service en support du parc nucléaire français, préalablement ou simultanément à son lancement. Elles ont globalement le même âge et posent les mêmes interrogations.

Des réexamens de sûreté étaient prévus tous les dix ans pour les réacteurs mais pas pour les autres installations. Cet examen sera le premier pour elles. Nous comptons un stock d'une vingtaine de demandes de réexamen. Avant la fin de l'année 2017, ce stock devrait être de cinquante.

À la suite de Fukushima, une série de mesures mobiles et flexibles a été mise en oeuvre sur l'ensemble des installations, pas seulement les réacteurs. Les dernières ont été instaurées à la fin de l'année 2015. Elles doivent être développées « en dur ». Par exemple, nous avons installé de petits diesels non protégés. Ils devront être remplacés par de gros diesels disposés dans des bunkers. Ces mesures interviendront dans les cinq à dix prochaines années.

La contrepartie de la prolongation de certains réacteurs sera la construction de nouvelles installations : ITER (International Thermonuclear Experimental Reactor, en français : réacteur thermonucléaire expérimental international), le réacteur de recherche Jules-Horowitz et le réacteur EPR. Sur la plupart de ces chantiers, nous connaissons des difficultés industrielles et des retards. D'ordinaire, celles-ci n'ont pas de conséquences en termes de sûreté. Je mettrai néanmoins à part les anomalies rencontrées sur la cuve de l'EPR. Elles pourraient toucher sa sûreté interne lors de sa mise en activité.

Ces enjeux en termes de sûreté ne sont pas nouveaux mais doivent être gérés. À l'inverse, les entreprises en charge de les traiter rencontrent des difficultés économiques ou budgétaires, comme c'est le cas pour le CEA. Le décalage entre l'accroissement des enjeux et les problèmes financiers crée potentiellement un risque pour la sûreté. C'est pourquoi il est nécessaire de procéder à des réorganisations industrielles. Il existe un risque que les investissements de sûreté ne soient pas opérés ou soient retardés.

Une mutation industrielle est en cours. Ses schémas ont été arrêtés au plus haut niveau de l'État. Entre leur adoption et leur mise en oeuvre, une transition doit avoir lieu. Ses phases peuvent être à risque en termes de sûreté. C'est pourquoi nous appelons à ce qu'elles soient les plus réduites possibles. Quelle sera l'organisation du nucléaire à terme ? Nous serons vigilants à ce que les personnes clés, disposant des compétences idoines, soient présentes et affectées aux bons endroits.

Nous-mêmes, autorité de contrôle, ne disposons pas de la totalité des moyens nécessaires pour accomplir notre tâche. Nous avions déclaré que nous nous dirigions vers une impasse en termes de charge. Nous estimons, avec l'IRSN, que notre effectif pour assurer le contrôle représentait mille personnes. Nous devrions passer à mille deux cents à terme. Le Gouvernement nous a accordé trente emplois. Je l'en remercie.

Au regard des enjeux, il reste un fossé à franchir. Nous espérons des renforcements en 2017. Il existe actuellement un décalage entre nos moyens et le nombre de dossiers qui nous parviennent. Par exemple, nous venons de recevoir la documentation concernant le nouveau modèle d'EPR. Ma priorité va aux installations en fonctionnement. Je ne peux pas classer autrement les priorités. J'en appelle une nouvelle fois à un changement de paradigme de fonctionnement, afin que nous disposions de moyens adaptés et adaptables.

Nous avons enregistré dix incidents de niveau 2 suivant l'échelle INES (International Nuclear Event Scale, en français : échelle internationale des événements nucléaires). La quasi-totalité concerne le domaine médical, essentiellement la radiothérapie. Ces incidents sont extrêmement sérieux, même ils n'ont rien à voir avec les événements vécus à Épinal, il y a une dizaine d'années. Les derniers en date ne sont pas très techniques mais ont des conséquences lourdes sur les malades. Récemment, une patiente a reçu un traitement sur le sein non-affecté par la maladie durant vingt-cinq séances sur vingt-huit. Nous devons maintenir la vigilance sur ce point.

Trois grands domaines doivent faire l'objet d'une vigilance renforcée. Le premier est celui de la radiologie interventionnelle. Avec cette technique, l'acte opératoire est guidé par une radiographie. Cette méthode est positive pour le patient qui peut plus rapidement rejoindre son domicile. Néanmoins, si des précautions ne sont pas prises, ces mesures sont « dosantes » non seulement pour le patient, mais également pour le personnel. Le développement de cette pratique induit des risques en termes de radioprotection. Le deuxième domaine porte sur le développement des techniques hypofractionnées pour le traitement des cancers par radiothérapie. Au lieu de délivrer à la tumeur de petites doses de radiation au cours de très nombreuses séances, on préfère appliquer une dose très importante en très peu de séances. Cette méthode est plus efficace et confortable. Toutefois, en cas d'erreur sur l'endroit à traiter ou sur le dosage, les conséquences sont plus importantes. Le troisième domaine concerne la bonne maîtrise d'outils de plus en plus complexes. Les machines employées sont de plus en plus performantes, mais aussi plus complexes. Leur bonne maîtrise par le personnel constitue un enjeu central. Avec nos experts, nous avons identifié de bonnes pratiques. Nous travaillons actuellement à leur déclinaison auprès des différents professionnels.

La loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte a apporté nombre d'innovations positives pour conforter la sûreté nucléaire et la radioprotection. Elle a renforcé nos missions et également la participation du public. Les enjeux nucléaires sont sans précédent. Il était important que le dispositif s'adapte. Ces évolutions concernent l'ASN, mais aussi l'IRSN. Les commissions locales d'information (CLI) pourront solliciter la visite d'un site après un incident. Dans les zones frontalières, les membres étrangers pourront y participer de droit. Nous avons introduit le principe d'enquêtes publiques pour la prolongation des sites au-delà de quarante ans.

L'ASN a vu ses responsabilités et ses pouvoirs renforcés. Nous manquions de sanctions intermédiaires entre la fermeture et la mise en demeure. Il n'est jamais positif qu'une autorité ne dispose pas d'une palette de mesures pour répondre à l'ensemble des situations. La loi nous a donné la capacité d'infliger des amendes quotidiennes tant qu'une situation ne rentre pas dans l'ordre. En période de difficultés économiques, cette mesure est adaptée car la tentation peut être grande de reporter des investissements.

Parmi les nouveaux domaines que nous prenons en charge, citons les sources radioactives. Celles-ci sont utilisées dans le domaine industriel, par exemple pour effectuer la radiographie des tuyaux. Ce sujet était globalement orphelin en termes de prise en charge administrative. La loi comble cette lacune. L'ASN est, à présent, chargée de ce sujet. Avec les ministères concernés, nous préparons actuellement les textes d'application dans la perspective d'une mise en oeuvre de nos contrôles en 2017.

Pour conclure, je souhaite évoquer deux points d'actualité en lien avec l'anomalie de la cuve de l'EPR que vous souligniez. Lorsque l'anomalie a été détectée en avril 2015, nous nous sommes engagés dans son traitement. Nous avons demandé à EDF et Areva d'apporter des justifications. À la fin de l'année 2015, nous avons été amenés à valider leur premier programme d'essais. Les premiers tests, réalisés en début d'année 2016, n'étaient guère positifs. Nos interlocuteurs ont été amenés à nous proposer une extension de leurs contrôles. Leur calendrier pour l'ensemble des analyses destinées à montrer l'acceptabilité de la cuve en termes de sûreté est attendu pour la fin de l'année. Après examen, nous aurons besoin de quatre à six mois pour nous prononcer. Quand l'anomalie de la cuve est survenue, c'est-à-dire un excès de carbone qui fragilise le métal, elle nous a conduits à formuler deux questions. D'une part, sur l'existence d'autres pièces, pour l'EPR ou dans le parc en exploitation, qui souffrent de cette anomalie de taux de ségrégation du carbone. La réponse est positive. Nous en avions identifié un certain nombre, il y a quelques mois. Les recherches se poursuivent dans les historiques de fabrication. Nous discutons avec EDF pour mesurer l'impact de ces anomalies sur la sûreté. D'autre part, sur la façon dont cette anomalie a-t-elle été découverte. Nous avons demandé à Areva, sur de nombreuses années, d'étendre ses contrôles à des zones qu'elle n'examinait pas auparavant, jugeant cette démarche inutile.

En résumé, ce ne sont pas les contrôles internes qui ont amené à détecter une anomalie mais les contrôles externes. J'ai demandé à Areva d'engager une revue historique de la qualité des fabrications, qui aille au-delà du problème de la ségrégation du carbone. Nous étions effectivement en présence d'une défaillance d'organisation. Des audits ont donc été menés.

Ils ont récemment mis en évidence des irrégularités sur des dossiers de fabrication et sur des pièces du Creusot. Elles sont en nombre assez significatif. Sur dix mille dossiers examinés, remontant au début des années 1960, les responsables ont identifié quatre cents pièces présentant potentiellement une irrégularité. J'emploie le terme « irrégularité » à dessein. Quand un écart de fabrication est détecté, ce qui est fréquent, cette anomalie doit être déclarée et un dossier ouvert. Cet incident fait l'objet de discussions avec le client ou l'autorité de sûreté.

En l'occurrence, le processus de détection fonctionnait, mais le dossier n'était pas transmis. Il était néanmoins archivé. Nous avons demandé à nos interlocuteurs de nous apporter des justifications sur ces soixante cas. Ils ont commencé à le faire, mais le processus d'expertise est en cours. Je considère ces pratiques industrielles comme inacceptables. Areva a déclaré y avoir mis fin en changeant l'organisation à partir de 2012. Le travail d'audit doit se poursuivre au Creusot, à Saint-Marcel et à Jeumont.

Le management a pris, ces derniers mois, des décisions fortes pour mener à terme cette revue. Ce point est positif. Néanmoins, du temps sera nécessaire pour identifier d'autres anomalies éventuelles et les actions rétroactives à mener.

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