Intervention de Jean-Pierre Dufau

Réunion du 29 juin 2016 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Pierre Dufau, rapporteur :

Nous vous présentons aujourd'hui le résultat des travaux que nous avons menés depuis un an et qui nous ont notamment amenés à nous rendre en Ukraine et en Russie avec plusieurs autres membres de la mission. Je rappelle qu'outre Thierry Mariani et moi-même, ceux-ci étaient Jean-Luc Bleunven, Philippe Cochet, Jean-Claude Mignon, Marie-Line Reynaud et Odile Saugues.

Le rapport comprend trois parties consacrées respectivement à l'Ukraine, confrontée à une double crise nationale et économique, à la Russie, un partenaire difficile mais incontournable, enfin au rôle que peut jouer la France : plus que jamais, notre pays doit aider au rétablissement d'un partenariat européen avec la Russie. Ce rapport s'inscrit dans la continuité de celui que Chantal Guittet et Thierry Mariani avaient présenté début 2014. Il y a eu des événements majeurs depuis, la révolution de Maïdan en février 2014, puis l'annexion russe de la Crimée, puis le conflit du Donbass et tout ce qui s'en est suivi. Mais la question de nos relations avec la Russie n'en reste pas moins centrale, et c'est pourquoi, deux ans après, un nouveau rapport s'imposait.

En préalable, je souhaite souligner quelques points que nous devons garder à l'esprit. Les Ukrainiens ont fait, en février 2014, leur révolution en brandissant le drapeau européen et ont ensuite mis en place un nouveau pouvoir qui a commencé d'engager plus de réformes qu'aucun de ceux qui l'avaient précédé pour mettre fin à la mauvaise gouvernance, à la corruption et aux abus des oligarques qui ont malheureusement caractérisé les vingt premières années de l'Ukraine indépendante. Les blocages et les lenteurs que nous regrettons aujourd'hui ne doivent pas le faire oublier.

Second point, la politique menée par la Russie à l'encontre de l'unité de l'Ukraine à partir de février 2014 n'est pas acceptable. L'annexion unilatérale de la Crimée constitue une violation très grave, sans précédent en Europe depuis 1945, des règles de base du droit international. Quant au conflit du Donbass, il n'a certes pas été déclenché directement par l'action des autorités russes, mais celles-ci lui ont permis de durer par leur soutien massif aux séparatistes et n'ont pas imposé, jusqu'à présent, un réel cessez-le-feu dont on peut pourtant penser qu'elles auraient les moyens. Il y a eu plus de 10 000 morts, 20 000 blessés, près de deux millions de déplacés.

Pourtant, le ministre Jean-Marc Ayrault l'a redit devant notre commission il y a quelques semaines, la Russie reste pour nous un partenaire, même si c'est un partenaire difficile. C'est un grand pays, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations-Unies, donc doté du droit de veto, et aussi d'une puissance militaire restaurée. Géographiquement, la Russie est le plus vaste et le plus peuplé des pays du continent européen, même en ne prenant en compte que sa partie européenne, sans la Sibérie. C'est aussi un pays avec lequel se maintient, malgré les difficultés et les crises, une large interdépendance énergétique. Les flux de gaz et de pétrole depuis la Russie vers l'Europe n'ont pas été affectés, à court terme, par la crise politique. C'est enfin un pays qui partage avec nous le défi d'avoir à affronter les dramatiques crises du Proche-et-Moyen-Orient et leurs sous-produits, terrorisme et flux de réfugiés. L'Europe et la Russie sont en première ligne sur ces crises, à la différence par exemple des États-Unis et des pays asiatiques, pour des raisons de voisinage géographique et de présence d'importantes communautés d'origine musulmane.

La Russie est donc un partenaire incontournable. Malheureusement, la question des relations avec elle est souvent traitée avec un excès de passion. Il ne faut ni surestimer, ni sous-estimer la Russie, mais la comprendre et mieux l'intégrer dans les relations internationales. Je ne crois pas que son régime actuel justifie ni l'engouement, ni le rejet. La popularité du président Poutine est incontestable et il n'est pas douteux qu'il bénéficie du soutien d'une grande majorité de son peuple. Mais il faut être conscient qu'il s'en donne les moyens, notamment à l'aide de législations de plus en plus rigoureuses à l'encontre de ceux qui ne pensent pas comme lui. Nous avons des différences d'appréciation sur les valeurs démocratiques. Ce printemps, par exemple, un opposant a été condamné à deux ans et demi de prison pour le seul fait d'avoir tenu plusieurs manifestations solitaires, des piquets silencieux en tenant des affiches hostiles au régime.

Mais je ne crois pas non plus que la Russie actuelle justifie les déclarations de ceux qui y voient une sorte de réincarnation de l'URSS et la plus grande menace à laquelle les démocraties européennes seraient confrontées. Ce tout simplement car la Russie actuelle, malgré ses ambitions, n'est plus et ne redeviendra probablement pas la superpuissance qu'elle était au temps du monde bipolaire.

Ce d'abord pour des raisons économiques. N'ayant pas su moderniser et diversifier ses activités, la Russie a créé une économie de rente pétrolière qui subit depuis 2014 la chute des cours du pétrole, à laquelle s'ajoute l'effet des sanctions occidentales et la chute consécutive du rouble. En termes de PIB global, le pays a été rétrogradé au 14ème rang mondial. Il est dépassé par des pays tels que l'Espagne, la Corée du Sud ou l'Australie.

Cela se voit aussi dans nos échanges bilatéraux. Traditionnellement, la Russie était le 3ème marché à l'export de la France hors Union européenne et Suisse, derrière les États-Unis et la Chine. En 2015, elle a régressé au 9ème rang à cet égard : outre les États-Unis et la Chine, la Turquie, le Japon, l'Algérie, Singapour, la Corée du Sud et le Brésil ont absorbé l'année dernière plus d'exportations françaises que la Russie. Cela traduit bien sûr l'effet des difficultés politiques et économiques et des sanctions, mais aussi la montée de tous ces nouveaux partenaires dans un monde de plus en plus multipolaire.

Même dans le domaine énergétique, la puissance de la Russie ne doit pas être surestimée, notamment s'agissant de l'interdépendance avec l'Union européenne. Les flux d'hydrocarbures de la Russie vers l'Union représentent certes un gros tiers des approvisionnements de l'Union, ce qui est considérable, mais aussi les trois cinquièmes des exportations russes d'hydrocarbures, ce qui les rend bien plus vitaux pour la Russie. Leur valeur représente 8 % du PIB russe en 2015, contre seulement 0,7 % du PIB de l'Union, bien plus élevé. Et dans le contexte énergétique actuel, marqué tout à la fois par la mise en exploitation des gaz et pétroles de schiste et par le mouvement de décarbonation acté par la COP21, nous savons bien qu'il est peu probable que les exportateurs traditionnels de pétrole retrouvent le pouvoir économique structurel qui était le leur durant les quarante dernières années, même si les cours remonteront peut-être.

Enfin, l'URSS s'appuyait sur un réseau de pays alliés ou vassalisés et exerçait une grande influence, ce que l'on appellerait un soft power, grâce au soutien inconditionnel de millions de Communistes dans le monde. La Russie contemporaine a au contraire peu d'alliés et est en fait assez isolée. Elle n'a réussi à rallier à son idée d'Union eurasiatique qu'une minorité des anciennes républiques soviétiques – cinq ou à terme six sur quinze – et le pivot vers l'Asie qu'elle a essayé de développer pour contrebalancer la crise avec l'Europe et les États-Unis conduit tout au plus à un partenariat d'intérêts avec la Chine, sans véritable confiance réciproque. Quant à l'attrait culturel et idéologique de la Russie, que le président Poutine cherche à renforcer en se présentant comme le héraut des valeurs conservatrices et autoritaires face à nous qui serions décadents, il reste malgré tout limité.

Le tableau général est donc celui-là. La Russie actuelle reste un grand pays, mais n'est ni un modèle, ni une sorte de nouvelle URSS surpuissante et maléfique. C'est simplement un partenaire nécessaire pour l'Union européenne, que nous devons traiter de manière plus juste et plus équilibrée. C'est dans ce sens, d'ailleurs, que va la voie de la diplomatie française, car nous avons su à tous les niveaux, jusqu'à celui des chefs d'État, garder depuis deux ans des relations bilatérales aussi bonnes que la situation générale le permettait.

Quels sont, dans ce contexte, les recommandations de la mission ?

La pleine application des accords de Minsk en est le premier point. La diplomatie française doit rester fidèle à une politique dont elle a été l'initiatrice, puisque c'est le Président de la République qui a organisé en juin 2014, lors de la commémoration du Débarquement, les premières rencontres à quatre qui ont donné ce que l'on appelle le « format Normandie ». Le principe de continuité des politiques que l'on engage est un premier motif évident de garder la priorité à la mise en oeuvre des accords de Minsk.

Par ailleurs, il ne faut pas sous-estimer les premiers résultats obtenus, même si les blocages actuels font douter certains. En effet, le processus de Minsk est certainement l'une des médiations extérieures les plus abouties dans un conflit de cette nature. Rien de comparable n'a été mis en place dans les autres conflits « gelés » de l'ex-URSS, en Transnistrie, Abkhazie, Ossétie du Sud, Haut-Karabakh. Dans l'ex-Yougoslavie, la paix est certes revenue, mais dans un contexte tout à fait différent. Dans le processus de Minsk, la France, l'Allemagne et l'OSCE s'en tiennent à une mission de « bons offices ». Les résultats de ce processus ont été obtenus grâce à une implication exceptionnelle, en France comme en Allemagne, des plus hauts responsables politiques et derrière eux des diplomates. Ils ont ensuite été en quelque sorte endossés par le reste de l'Union européenne, notamment lors du sommet des 19 et 20 mars 2015 où un lien explicite a été établi entre les sanctions européennes concernant la Russie et la mise en oeuvre des engagements de Minsk. C'est pourquoi le rapport que je vous présente ne recommande pas une levée des sanctions avant que les accords ne soient pleinement appliqués.

La mise en oeuvre des accords de Minsk nécessite des actes de bonne volonté de la part de la Russie comme de l'Ukraine. Le rapport est à cet égard équilibré.

La première ne peut pas continuer à prétendre qu'elle n'est en rien impliquée et aurait une position de médiatrice comparable à celle de la France et de l'Allemagne : la Russie a pris des engagements ; et il est évident qu'elle a une forte capacité d'influence pour obtenir des dirigeants séparatistes du Donbass le respect effectif du cessez-le-feu et le retrait des armes lourdes – qui, dans les accords de Minsk, sont le préalable des développements politiques prévus. Le rapport invite la Russie à s'investir davantage, y compris par des gestes unilatéraux, dans l'amélioration de la situation sécuritaire dans le Donbass.

Quant à l'Ukraine, elle doit évidemment tenir les engagements politiques qui ont été pris : définition d'un « statut spécial » du Donbass permanent et conforme aux textes signés, constitutionnalisation de ce statut, amnistie, organisation des élections locales après avoir débattu de la loi électorale aves les représentants des séparatistes.

L'application intégrale des accords de Minsk peut donc impliquer l'exercice de pressions politiques sur l'Ukraine et sur la Russie.

S'agissant de l'Ukraine, le rapport met en avant la possibilité de conditionner le versement des aides financières de l'Union européenne, qui sont considérables, à la poursuite des réformes, qu'il s'agisse des réformes de la gouvernance et de l'économie qui permettent au pays de se rapprocher de nos standards, ou même des réformes politiques prévues par les accords de Minsk. À partir du moment où l'Union européenne a endossé ceux-ci, il est légitime qu'elle subordonne ses aides au respect de son agenda politique.

S'agissant des sanctions contre la Russie, le rapport appelle à les réévaluer progressivement en tenant compte de l'action des différentes parties, puisqu'il y a des blocages chez les uns et les autres. De mon point de vue, les sanctions économiques générales ne peuvent pas être globalement levées tant que la paix ne sera pas revenue dans le Donbass, puisque l'Union européenne et plus spécifiquement la France et l'Allemagne se déjugeraient et donc se décrédibiliseraient. Il faut aussi conserver l'unité européenne. Mais une levée partielle de certaines sanctions, notamment les sanctions individuelles concernant des parlementaires russes, qui interdisent largement les contacts interparlementaires, pourrait être une piste à étudier.

Cela devrait aussi dépendre des gestes de bonne volonté que ferait de son côté la Russie, par exemple concernant son embargo contre la viande de porc européenne. Je rappelle que cet embargo, bien que décidé dans un contexte de fortes tensions politiques juste avant la révolution de Maïdan, a officiellement un motif sanitaire, de sorte qu'il est politiquement possible de le traiter en dehors du paquet des sanctions et contre-sanctions.

Dans des domaines connexes, le rapport suggère enfin plusieurs mesures pour rétablir le dialogue avec la Russie. D'abord au niveau de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, qui a suspendu depuis janvier 2015 la plupart des prérogatives, comme le droit de vote ou celui d'être rapporteur, des délégués russes. Une assemblée est un lieu de dialogue qui ne peut pas fonctionner si l'on écarte certains de ses membres au motif que l'on est en désaccord, même si ce désaccord est fondamental.

Ensuite, dans le contexte présent du sommet de l'OTAN et dans la continuité des positions traditionnelles de notre diplomatie, il faut éviter les propos provocateurs sur une éventuelle adhésion de l'Ukraine à l'organisation.

Enfin, le rapport propose plusieurs recommandations qui s'inscrivent dans une optique plus générale d'apaisement des relations de l'Union européenne avec la Russie.

L'une d'entre elles est de reconnaître officiellement l'Union économique eurasiatique comme partenaire d'éventuelles négociations économiques et commerciales. Je rappelle que l'Union économique eurasiatique est le fruit d'un processus d'intégration en cours entre la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan, l'Arménie, le Kirghizstan et, potentiellement, le Tadjikistan. La reconnaître serait une position logique puisque cette Union bénéficie de transferts de souveraineté dans les domaines économiques, comme l'Union européenne. De plus, le rôle modérateur de pays tels que la Biélorussie et le Kazakhstan, qui ont adopté des positions prudentes et cherché à favoriser l'apaisement dans la crise russo-ukrainienne, doit être pris en compte : même si la Russie a évidemment un rôle prédominant dans l'Union eurasiatique, la présence de partenaires plus modérés dans celle-ci est susceptible d'en faire un acteur politique plus flexible.

Une autre recommandation concerne les grands principes de l'action de l'Union européenne vis-à-vis de la Russie. Les ministres des affaires étrangères des États membres se sont entendus, le 14 mars dernier, sur cinq principes directeurs dont certains peuvent apparaître comme inutilement provocateurs ou réducteurs. Il y a notamment le principe dit de l'« engagement sélectif », qui prétend limiter la recherche de partenariats avec la Russie aux seuls domaines intéressant l'Union européenne, par exemple la Syrie ou l'Iran. Il devrait pourtant aller de soi qu'une politique extérieure ne peut pas ignorer les demandes et les priorités de l'autre protagoniste en refusant d'en discuter. Bien sûr, la possibilité de revenir vers une politique de partenariat global dépendra aussi de l'attitude de la Russie, qui doit s'impliquer plus positivement dans la résolution du conflit du Donbass et, elle-aussi, éviter les prises de position provocantes. Mais il n'est pas possible de promouvoir durablement l'engagement dit « sélectif ».

Dernier point à souligner, la nécessité de disposer d'une Politique européenne de voisinage, ou PEV, plus pertinente. Je ne reviendrai pas sur les nombreuses critiques émises dans nos commissions par nos collègues Pierre-Yves Le Borgn', Joaquim Pueyo et Marie-Louise Fort, contre cette politique de l'Union et en particulier son volet destiné à l'Europe orientale, le Partenariat oriental. Sans revenir longuement sur ces critiques, il est clair que c'est l'absence d'adaptation à leurs spécificités des offres faites aux « partenaires orientaux » et l'oubli total des intérêts des pays tiers qui ont amené l'Union européenne à proposer à l'Ukraine un accord d'association dont le volet économique remettait en cause son imbrication économique avec la Russie. Et c'est cela qui a placé l'ex-président Ianoukovytch dans une situation intenable dont il n'a pu se sortir, ce qui a débouché sur sa chute, puis tous les événements que l'on sait. La PEV est en cours de réforme. Il faut qu'elle soit recentrée sur un moins grand nombre de priorités, au premier rang desquelles la sécurité et la stabilisation, soit plus différenciée pour mieux tenir compte des intérêts propres des « voisins » ainsi que des pays tiers, et associe mieux les diplomaties des États-membres. Nous devons promouvoir un véritable partenariat de paix adapté à un monde qui change.

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