Je salue le travail des membres de notre groupe, en premier lieu du rapporteur. Dans tout rapport, il y a des idées et on comprendra que je puisse être en désaccord avec un certain nombre de points pour des raisons qui n'ont rien de technique mais qui tiennent à des choix personnels. Vous comprendrez que j'aie pour cette raison demandé à pouvoir compléter le rapport d'une contribution afin d'être en cohérence avec mes engagements.
Je voudrais ici faire trois remarques qui devraient être consensuelles.
En premier lieu, nous faisons face en Europe, malheureusement, à une fracture durable et à un conflit gelé qui devrait durer. Je ne vois en effet pas d'issue à moyen terme et encore moins à court terme sur ce dossier. Ce conflit a fait pour l'instant 10 000 morts. Je rappelle que le conflit de Transnistrie, où j'étais il y a dix jours, a fait selon les estimations entre 200 et 1 000 morts. Par ailleurs, nous sommes dans une situation qui ne laisse entrevoir aucune porte de sortie. La seule solution est sans doute, comme on le répète, celle des accords de Minsk, mais on exige du côté ukrainien que le cessez-le-feu soit respecté à 100 % tandis que, du côté russe, on exige que soient rapidement votées des lois sur l'amnistie, les élections locales et l'autonomie.
L'entretien de ce matin avec l'ambassadeur de France en Ukraine confirme que, d'ici la fin de l'actuelle législature en Ukraine, la plupart de ces lois ne seront pas votées parce qu'il n'y a pas de majorité pour cela. S'il y a eu cet affrontement en août dernier devant la Rada, au cours duquel des policiers ont trouvé la mort, c'est justement parce que la majorité avait essayé d'avancer dans un de ces domaines. Les prochaines élections auront lieu en 2019. D'ici-là, nous continuerons donc à faire des rapports demandant que les accords de Minsk soient appliqués, les Russes se plaindront de ce que les Ukrainiens ne votent pas ces lois et les Ukrainiens se plaindront du non-respect du cessez-le-feu.
Je crains en outre que la situation actuelle n'arrange certains de nos partenaires occidentaux, comme les États-Unis et une partie des Européens, qui voient dans ce scénario un moyen d'affaiblir la Russie, de même qu'elle arrange une partie des Russes qui voient là le moyen d'avoir une sorte de zone grise, avec ce que cela signifie : on peut s'inquiéter non seulement à propos des droits de l'homme, mais également des conditions sanitaires qui règnent dans le Donbass. Malheureusement, les deux camps ont presque intérêt à ce que cette situation perdure. Je crains donc qu'au Haut Karabakh, à la Transnistrie et à l'Ossétie ne se soit ajoutée une nouvelle fracture durable.
Deuxième point, je pense comme les autres membres de la mission qu'on a besoin d'une politique plus indépendante. François Rochebloine, avec qui je siège au Conseil de l'Europe dans le même groupe politique, sera probablement d'accord pour estimer qu'il y a aujourd'hui en Europe deux sortes d'États : ceux qui ont souffert dans un passé proche du poids de l'Union soviétique et les autres, qui ont tourné la page de l'histoire depuis longtemps. Pour ceux qui siègent comme nous dans certaines institutions européennes, il est visible que les Baltes ou les Polonais, que je comprends, ont une revanche à prendre dès qu'on parle de la Russie, contrairement à nous. L'Europe est ainsi, malheureusement, poussée par les nouveaux entrants vers une politique qui ne peut pas nous amener à la conciliation, la règle du consensus nous poussant vers l'esprit de revanche plutôt que de partenariat.
Je le regrette parce que la France avait un rôle à jouer. Comme l'a dit Jean-Pierre Dufau, la Russie était notre troisième partenaire économique hors Europe et a reculé, notamment du fait des sanctions qui ont un certain poids et un certain impact.
Troisième et dernier point, je pense que la Russie est de retour. Un État, ce n'est pas uniquement un taux de croissance et un produit intérieur brut. Si les taux de croissance faisaient frémir les peuples, je connais des États qui seraient restés au sein de l'Europe. Même si le budget militaire russe est sans commune mesure avec celui des États-Unis ou de la Chine, ce budget est aujourd'hui un peu supérieur à celui de l'Arabie Saoudite. En outre, la Russie a commencé à comprendre les règles du Soft power. La « révolution orange » a été un choc, et la Russie a compris qu'aujourd'hui, il ne suffit plus de masser des forces militaires à la frontière ou des forces de police et qu'il y a des choses que l'on ne peut heureusement plus faire aujourd'hui. L'influence dans les médias a aujourd'hui une importance et il y a aujourd'hui de la part de la Russie, comme le souligne le rapport, une politique médiatique très offensive dans un certain nombre de pays.
Comme l'a dit le rapporteur, cette politique est soutenue par l'opinion publique. L'ambassadeur de France, lors d'un entretien, nous disait que l'opposition libérale progressait et pourrait atteindre 6 ou 8 %, ce qui donne une mesure du soutien populaire aux dirigeants actuels. Je rappelle que le président Poutine, dans l'échiquier politique russe, est un centriste. L'opposition, c'est d'abord le parti communiste de M. Ziouganov, puis l'extrême droite – ou la droite nationaliste, comme on voudra – de M. Jirinovski. Le président Poutine incarne le milieu et, de plus en plus, les classes moyennes, même si elles sont déçues.
On a malgré tout un pouvoir stable en Russie. La liberté n'y est pas aux standards européens mais internet est libre et la liberté existe à un degré supérieur à d'autres pays.
Enfin, qu'il n'y ait pas de malentendu concernant l'Ukraine : j'ai présidé le groupe d'amitié France-Ukraine pendant cinq ans et j'ai passé mon premier mandat, de 1993 à 1997, à faire des cours de formation en Ukraine avec Claude Goasguen pour des fondations européennes. Je suis cependant consterné par l'évolution de ce pays qui s'enfonce de plus en plus, peut-être parce qu'il n'a pas la classe politique qu'il mérite. La corruption n'y choque personne, la situation économique ne fait qu'empirer et le pays payera lourdement cette instabilité qu'on laisse s'installer. Les premiers mois de la « révolution de Maïdan » ont été très mal gérés, avec une partie du pays qui a fait sécession, tandis qu'une autre a été annexée ou a demandé à être rattachée à la Russie. Cette situation va durer et l'Ukraine sera durablement un pays tampon, mais surtout un pays malade. Je ne vois pas comment on pourrait ne pas le soutenir, puisque nous n'avons aucun intérêt à avoir un pays malade au milieu de l'Europe, mais je ne vois pas non plus comment ce pays pourrait, à court terme, s'en sortir.