Mission de réflexion sur l'engagement citoyen et l'appartenance républicaine

Réunion du 19 février 2015 à 10h00

Résumé de la réunion

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  • discrimination

La réunion

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L'audition débute à dix heures vingt.

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Nous accueillons Mme Gwénaële Calvès, professeur de droit public à l'université de Cergy-Pontoise, qui travaille sur la non-discrimination et les politiques anti-discriminatoires. Vous avez, madame, suivi des parcours d'intégration de Français issus de l'immigration et analysé les difficultés rencontrées. Dans mon propos liminaire, j'ai évoqué les comportements de repli et d'isolement qui minent le pacte social. C'est avec intérêt que nous allons vous écouter nous présenter les liens qui peuvent exister entre discrimination vécue et ressentie, crise du sentiment d'appartenance républicaine et attitude de repli, de refus de tout engagement citoyen de portée collective, et nous proposer des réponses concrètes à y apporter.

Mme Gwénaële Calvès, professeur de droit public à l'université de Cergy-Pontoise. La commande qui m'avait été passée étant un peu différente de celle que vous venez d'exposer, monsieur le président, vous voudrez bien m'excuser si mon intervention est quelque peu en décalage. Je suis en effet professeur de droit public à l'université de Cergy-Pontoise, une université moyenne de la banlieue parisienne. Je ne suis pas venue parler de mes étudiants et de leur sentiment d'appartenance républicaine, quoi qu'il y aurait beaucoup à en dire, car je ne suis pas leur porte-parole. Je vais m'exprimer en qualité de spécialiste du droit de la non-discrimination, mon terrain de recherche depuis quelques années et le champ dans lequel j'exerce des activités de conseil auprès notamment de collectivités territoriales.

Ce droit de la non-discrimination peut sembler périphérique, ou local, ou trop technique au regard de l'importance du sujet que vous abordez dans le cadre de cette mission. En réalité, il est au coeur de vos problématiques car la République est moins une question d'identité que d'égalité citoyenne : ce sentiment que chacun a d'être également protégé par le droit contre les discriminations et les différences de traitement arbitraires à raison de l'origine, du sexe, de l'âge, du handicap et autres.

Je ne vais pas parler des inégalités sociales, de l'inégalité des chances, de l'exclusion et des problèmes de non-reconnaissance, même si j'ai quelques idées sur ces sujets. Ès qualités, je vais m'en tenir au doit de la non-discrimination stricto sensu : celui qui se rapporte à l'égalité de traitement dans l'accès aux biens marchands, à l'emploi, aux services publics. J'y ajouterai un droit voisin, celui de la répression des propos racistes, homophobes, antisémites, sexistes. C'est un droit distinct mais voisin, que les justiciables tendent à confondre. Ces deux ensembles normatifs soulèvent les mêmes types d'attentes dans la population : ce droit doit garantir que les règles existantes s'appliquent à tous, qu'il n'y a pas deux poids, deux mesures pour entrer dans une boîte de nuit, pour devenir cadre de la fonction publique territoriale ou pour louer un appartement.

Cette attente légitime – être traité comme tout le monde et avoir la certitude, si ce n'est pas le cas, qu'il y aura une sanction à l'égard de celui qui a discriminé – est profondément déçue parce que les politiques de lutte contre les discriminations ne fonctionnent pas dans notre pays. À intervalles réguliers, on lance en grande pompe un nouveau dispositif, un nouvel organisme, un nouveau débat ; et à intervalles tout aussi réguliers, tout cela ne débouche sur rien d'autre qu'un flop aux effets démobilisateurs considérables.

C'est ainsi que les Commissions départementales d'accès à la citoyenneté (CODAC) sont devenues des Commissions pour la promotion de l'égalité des chances et la citoyenneté (COPEC). Dans chaque département, Jean-Pierre Chevènement avait créé une CODAC, sorte d'équipe pluridisciplinaire comprenant notamment des associations, placée sous l'autorité du préfet. Elle était censée faire remonter les problèmes d'inégalité ressentis ou réels dans le département et poser des diagnostics. Le changement de sigle n'a rien changé aux missions de ces commissions. Elles ont connu des sorts différents selon les départements mais, globalement, on les a laissées végéter ou même mourir de leur belle mort alors que certains ont cru à ces outils. Il a manqué une impulsion centrale pour les faire vivre.

On a ensuite créé le curriculum vitae anonyme, mais sans prendre de décret d'application. On a créé des pôles anti-discrimination dans les parquets, mais sans prévoir leur financement. On a créé la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE), puis on l'a défaite. On installe des commissions dans le but de créer des catégories ethno-raciales avant de se rendre compte que c'est inconstitutionnel. On multiplie les critères de discrimination illicite, le dernier en date étant le lieu de résidence, sans se préoccuper plus largement de l'application effective de l'interdiction de discriminer.

La question de l'égalité de traitement et de la lutte contre les discriminations est tronçonnée en une myriade de dossiers – les personnes handicapées, l'égalité entre les hommes et les femmes, la politique de la ville –, de sorte que l'on ne sait plus vraiment qui fait quoi. Il n'y a pas de cap ni de discours autour de cette question dont je voudrais redire qu'elle est centrale pour le sentiment d'appartenance à une République qui protège activement l'égalité des citoyens entre eux. Il en ressort donc une impression de « gadgétisation » et même d'instrumentalisation politique, au coup par coup, de ce droit qui demeure très largement inappliqué.

Il est urgent de faire de ce droit autre chose qu'une promesse creuse, et je proposerais deux pistes : d'abord le stabiliser et le diffuser ; ensuite le mettre en mouvement.

Stabiliser et diffuser sont deux préalables nécessaires parce que le droit qui nous protège tous contre les discriminations ou certains propos, notamment les injures racistes, est devenu totalement illisible. Depuis la loi Pleven de 1972, nous avons un empilement de dispositions qui sont dispersées dans un même code ou dans différents codes. Certaines ne sont pas codifiées : les injures et les diffamations dans la loi du 29 juillet 1881 ; la loi du 27 mai 2008, sorte de triangle des Bermudes du droit de la non-discrimination que l'on ne sait à quoi rattacher. Certaines sont parfois redondantes ou contradictoires ; qui plus est, lorsqu'elles sont directement issues du droit de l'Union européenne, elles sont écrites dans une langue quasiment incompréhensible.

Pour les praticiens, ce droit n'est ni accessible ni intelligible. Les intermédiaires du droit ne peuvent pas remplir leurs fonctions d'aide au justiciable parce qu'ils ont eux-mêmes du mal à s'y retrouver. C'est l'une des causes – et elle est fondamentale – du faible recours au droit de la non-discrimination.

Dans ces conditions, nous devrions faire comme les Britanniques en 2010 : élaborer une loi ou même un code de la non-discrimination – qui ne serait pas bien épais – pour rassembler, harmoniser et donner de la cohérence à ce qu'il faut bien appeler un bric-à-brac. Cela pourrait être l'occasion d'une réflexion d'ensemble. Comment comprendre la notion de discrimination religieuse ? Comment se concilie-t-elle avec le principe de laïcité ? Les solutions jurisprudentielles sont totalement éclatées et contradictoires au point que l'on ne s'y retrouve plus. Ce n'est d'ailleurs pas le travail des juges de dégager une doctrine d'ensemble sur ce sujet.

L'élaboration d'un texte unique donnerait l'occasion d'un débat au Parlement mais aussi avec les praticiens du droit et la société civile, c'est-à-dire avec les principaux intéressés. Le monde du droit – magistrats et avocats – disposerait ainsi de l'outil efficace dont il a réellement besoin ; les institutions chargées de diffuser la connaissance de ce droit, notamment le Défenseur des droits, pourraient ainsi en assurer une promotion efficace. Ce serait aussi et peut-être surtout l'occasion d'adresser un message politique ferme à tous les Français : l'intransigeance de la République sur la question de la discrimination.

À elle seule, l'adoption d'un tel texte serait un message important. Sa diffusion pourrait l'être aussi, si elle était accompagnée d'une pédagogie du droit, c'est-à-dire d'un discours qui ne soit pas brouillé par cette célébration de la diversité, qui est creuse en ce qu'elle n'offre pas de débouché normatif : on ne peut pas imposer à une entreprise de faire de l'ingénierie ethno-raciale, au contraire, puisqu'on le lui interdit. Depuis quelques années, le discours sur ces questions tient de l'injonction contradictoire : d'un côté, on demande aux entreprises de recruter sans discrimination, c'est-à-dire sans tenir compte de l'origine ou de la couleur de peau ; de l'autre, on les invite à transformer leur effectif en une sorte d'affiche pour Benetton ! Comme toute injonction paradoxale, cela ne peut que conduire à la paralysie. Le cap politique est attendu depuis très longtemps et il est indispensable qu'il soit fixé.

Deuxième piste : une fois stabilisé et diffusé, ce droit rénové doit être mis en mouvement. Cette responsabilité relève du Gouvernement, mais il y a au moins trois terrains à investir en priorité : la politique pénale, la politique d'accès au droit, l'empowerment, c'est-à-dire le fait de donner aux citoyens les moyens d'agir.

Dans le domaine de la politique pénale, la mise en mouvement de ce droit passe par une mobilisation des parquets. Il faut maintenir le cap d'une approche répressive de la discrimination. C'est une nécessité parce que la discrimination est une violence, un type de délinquance qui a des conséquences graves pour les individus qui en sont victimes, une forme d'exclusion. Quel sens y a-t-il à rechercher le sentiment d'appartenance républicaine d'une personne qui s'est vu fermer une porte pour des raisons qui relèvent de ce qu'elle est : sa couleur de peau ou son origine réelle ou supposée ? C'est d'une telle violence ! Cette forme de délinquance étant très grave pour le corps social tout entier, le cap de la politique pénale doit être maintenu et développé.

En matière d'accès au droit, de très nombreux acteurs interviennent dans le champ de l'orientation et du conseil aux victimes de discrimination : les conseils départementaux de l'accès au droit (CDAD), les maisons de la justice et du droit, le Défenseur des droits, les missions locales pour l'emploi, les syndicats, les associations. Créer un guichet unique, sous la forme d'une maison de l'égalité qui regrouperait tous ces acteurs, par exemple, serait faire oeuvre de salubrité publique. Les justiciables sauraient enfin vers qui se tourner et une telle structure permettrait une mise en réseau des ressources et un partage des informations. Actuellement, chacun oeuvre dans son coin sur ces questions, ce qui entraîne une déperdition de forces considérable.

Quant à l'empowerment, il consiste à donner les moyens d'agir à ceux qui se sentent discriminés, à tort ou à raison. Le fait de se sentir discriminé est un frein évident au sentiment d'appartenance républicaine, pour reprendre l'intitulé de cette mission. Il faut permettre aux salariés, aux agents publics et aux candidats à un emploi public ou privé d'exprimer un ressenti de discrimination, et on peut le faire dans l'état actuel du droit tel qu'il est mis en oeuvre par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL).

Des dispositifs d'alerte professionnels, ouverts selon diverses modalités aux candidats malheureux à un emploi, permettraient déjà l'expression de ce sentiment de discrimination, ce qui est très important : les individus sont minés par cette impression de ne pas être entendu. Mais s'ils étaient généralisés, ces dispositifs d'alerte professionnels permettraient soit la mise en oeuvre de réformes du fonctionnement des organisations, soit des démarches de médiation, soit la saisine d'une juridiction compétente – peu importe le débouché dont on ne peut pas préjuger. Inciter les entreprises et les employeurs publics à mettre en place ces dispositifs de signalement des faits de discrimination ou de harcèlement serait un premier pas très utile.

Pour mettre en mouvement ce droit rénové, il faut aussi s'adresser aux autres acteurs de ce droit que sont les associations, qu'il s'agisse d'associations fondées dans le but de lutter contre les discriminations ou d'associations ad hoc qui pourraient être créées de manière instantanée et momentanée dans le cadre d'actions de groupe, par exemple. Dans les pays où le droit à la non-discrimination fonctionne, ces structures en sont le fer de lance. Dans notre pays, il existe trop de freins, notamment procéduraux, qui immobilisent l'action associative. Martin Hirsch en a parlé sur un plan général. Depuis ma fenêtre plus étroite et technique, je dresse le même constat.

Il existe sans doute d'autres relais pour l'action des pouvoirs publics en matière de lutte contre les discriminations. Outre les entreprises, les administrations et les associations, on pourrait mentionner les syndicats. Mais puisque la puissance publique ne fera pas tout, il semble urgent d'identifier et de consolider ces relais.

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Le sentiment d'appartenance républicaine va de pair avec celui d'intégration, notamment via l'emploi. Que pensez-vous du CV anonyme, qui fait l'objet d'incessants débats ? Dans un contexte d'interdiction de statistiques ethniques, que pensez-vous de l'idée de réserver des emplois à certains territoires censés être plus en difficulté que d'autres – au risque de les stigmatiser ?

Suite aux récents événements, certains préfets ont réactivé des dispositifs existants comme les COPEC, mais on peut s'interroger sur les actions concrètes qui en découleront, au-delà de l'expression d'une parole. En votre qualité d'universitaire, quelles méthodes de travail, d'expérimentation, de concertation voire de co-construction de politiques publiques préconiseriez-vous ? Les cadres législatifs pourraient-ils être améliorés pour que ces relais dont vous parlez deviennent des acteurs à part entière de dispositifs à élaborer avec la puissance publique, qu'il s'agisse des collectivités territoriales ou des services de l'État ? Notons que les dispositifs de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) ont rendu certaines consultations obligatoires.

Christophe de Voogd, membre du conseil scientifique de la Fondation pour l'innovation politique (FONDAPOL) et professeur à Sciences-Po Paris. Vous avez relevé une contradiction fondamentale : le fait que l'on préconise une diversité que l'on s'interdit de connaître. Parlez-vous de la fameuse question des statistiques ethniques ? Quelle est votre position sur cette question ? À cet égard, je pense que l'on pourrait simplifier et dédramatiser le débat en faisant référence à des statistiques géographiques, ce qui serait plus pertinent et beaucoup plus neutre.

Si l'on mène une politique anti-discrimination, comment faire une discrimination positive ? À Sciences-Po, nous avons été attaqués, au nom de l'égalité, car nous faisions de la discrimination positive. Il existe d'ailleurs un risque d'instrumentalisation des politiques anti-discriminatoires par les uns ou les autres. Dans l'enseignement, il est très fréquent qu'un étudiant invoque la discrimination en cas de mauvaise note. Inversement, celui qui est accusé de discrimination pourra arguer qu'il ne se soucie pas de la diversité des gens puisque la République le lui interdit. Au nom de l'égalité républicaine, on peut tomber dans ce double piège, comme nous l'avons constaté à Sciences-Po en matière de droits d'inscription et d'accès des jeunes des zones d'éducation prioritaires (ZEP). C'est allé très loin, y compris sur le plan juridique. Proposer un formulaire ou un format d'admission particulier est interdit, car considéré comme une trahison de l'égalité devant l'examen républicain.

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En matière de stabilisation du droit, préconisez-vous la création d'un texte unique ou la codification de dispositions éparses ?

S'agissant de la mise en mouvement de ce cadre juridique rénové, je m'étonne que vous n'évoquiez pas les actions de groupe. Peut-être ai-je été distrait par mon voisin et ami languedocien ? Le Défenseur des droits, qui s'exprimait hier devant la Commission des lois, n'a pas eu l'obligeance de me répondre quand je lui demandais s'il était préférable d'avoir un dispositif unique ou des actions de groupe. Nous avons échoué plusieurs fois à incorporer les actions de groupe en matière de discrimination dans des textes en cours d'examen. Nous y avons encore renoncé récemment, à l'occasion des débats sur l'égalité réelle entre les femmes et les hommes, en nous fondant sur les travaux de Mme Laurence Pécaut-Rivolier. Mon collègue Razzy Hammadi, qui travaille beaucoup sur la question des discriminations, réfléchit à une proposition de loi sur le sujet. Quel est votre avis ?

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Vous avez raison, madame, la discrimination est une violence. Je voudrais revenir sur les trois points que vous évoquiez quant à la mise en mouvement d'un droit rénové de la non-discrimination : la politique pénale qui consiste à sanctionner ; la politique de l'accès au droit qui est tout à fait essentielle ; l'empowerment, c'est-à-dire signaler, alerter, dénoncer, sanctionner. Au-delà de ces nécessités, ne pensez-vous pas qu'il faudrait agir pour que les citoyens ne deviennent pas auteurs de ces violences ? Que recommanderiez-vous ? Sur quels points pensez-vous que notre législation est insuffisante ? Pensez-vous qu'elle l'est dans les champs de l'éducation, de la prévention, de l'engagement en faveur de la lutte contre ces discriminations ?

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Sur cette question des discriminations, il y a sans doute des équilibres à construire. À la source, c'est un problème culturel : la peur et la méconnaissance de l'autre se soignent par des constructions culturelles et par de l'éducation, autant de notions qui étaient quasiment absentes de votre propos. Comment les intégrez-vous ? Je comprends qu'il faille donner de la visibilité et de la force à la multitude de dispositifs juridiques qui existent en les rassemblant. Reste ce qui relève de l'éducation et de la connaissance de l'autre, de l'alerte, notamment par les associations tribuniciennes, et de la sanction. Nous devons avoir le souci constant d'avancer sur ces trois pieds. Qu'en pensez-vous ?

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Pourriez-vous développer votre idée du guichet unique ?

Avec certains de mes collègues, notamment Razzy Hammadi, je milite pour l'action de groupe et je ne doute pas de la volonté du Gouvernement de trouver une solution adéquate. Pourriez-vous nous donner votre point de vue sur ce dispositif ?

Quel rôle peut jouer l'école dans la lutte contre cette violence dès le plus jeune âge ? Quels outils l'école peut-elle donner aux personnes qui sont victimes de discriminations ou qui pourraient le devenir ?

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J'ai beaucoup apprécié votre intervention car cette lutte contre la discrimination s'inscrit dans une temporalité : les sanctions doivent être très fermes et avoir une valeur pédagogique pour le reste de la société ; nous ne pouvons pas attendre une prise de consciente générale avant d'obtenir des résultats.

Dans une autre vie, à l'époque où j'étais ministre de la ville, j'avais participé à un test de discrimination dans une boîte de nuit. Il faut avoir vécu une telle expérience pour savoir ce que ce type de discrimination, au demeurant facile à démontrer, représente comme violence pour les jeunes qui la subissent. Le guichet unique ou le code unique pourraient rendre les interdits plus visibles et favoriser une prise de conscience. Nous devons combattre les discriminations violentes comme celle qu'a subie hier un jeune dans le métro parisien : il a été interdit d'accès dans la rame par des supporters de l'équipe de football de Chelsea parce qu'il était noir. Dans ce cas, la force de l'image nous permet de démontrer facilement le racisme et le combattre.

Mais en tant qu'élu de Seine-Saint-Denis, je voudrais insister aussi sur les discriminations beaucoup plus subtiles qui sont ressenties par certains de nos compatriotes. Dans un lycée professionnel de Pantin que je visitais, des adolescents m'ont interpellé sur le mode : regardez-nous, nous sommes tous les mêmes. En vérité, ils étaient à 97 % noirs dans cette filière… Au-delà des sanctions nécessaires, quel discours pouvons-nous tenir à certaines institutions qui pratiquent cette discrimination sans en être conscientes, du moins je l'espère ?

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Gwénaële Calvès

Pour m'inscrire dans le sillage de vos derniers propos, monsieur le président, je ne suis pas certaine que le regroupement d'élèves dans une filière soit, à l'origine, la marque d'une discrimination. Nous sommes là face à des phénomènes d'exclusion et de ségrégation qui sont très bien étudiés par les sciences sociales, mais à l'égard desquels le droit ne peut pas grand-chose. Je mesure parfaitement les limites de l'outil juridique : il ne résoudra pas, par exemple, le type de situation que vous venez de décrire. Pour autant, ce n'est pas parce qu'il est insuffisant qu'il n'est pas nécessaire.

Plusieurs d'entre vous sont intervenus sur l'importance de l'éducation et je suis bien d'accord avec eux. Comment ce complément doit-il être mobilisé ? Cela échappe totalement à ma compétence. Il se trouve que j'ai une nièce de dix ans qui est élevée au Québec et je suis frappée par l'éducation qu'elle reçoit dans ce domaine : les gamins savent qu'on ne doit pas se moquer d'un petit garçon parce qu'il est efféminé, mettre à l'écart un camarade parce qu'il est métis, etc. Le côté politiquement correct peut prêter à sourire mais c'est extrêmement efficace : les enfants intègrent un respect de l'autre qu'ils affichent. Pour une raison que j'ignore, nous n'y arrivons pas. Cela ne relève pas de ma compétence, mais je pense qu'il y aurait beaucoup à faire sur le terrain de l'école.

Je ne pense pas du tout que l'élaboration d'un code de la non-discrimination serait le nec plus ultra et la pierre philosophale. Je suis navrée d'avoir pu donner cette impression.

S'agissant du CV anonyme, le décret devait être édicté le 9 janvier dernier, après que le Conseil d'État a rendu un arrêt enjoignant au Gouvernement de le faire ; il n'en a rien été. Un groupe de travail se réunit au ministère de l'emploi depuis quatre ou cinq mois sur le sujet. Il en ressort que la plupart des intervenants sont défavorables au CV anonyme, arguant qu'il ne correspond pas aux pratiques actuelles de recrutement car il ne peut fonctionner que dans le cadre d'une offre d'emploi. Or les recrutements se font d'abord sur candidature spontanée, ensuite grâce au réseau relationnel, enfin dans le cadre de l'embauche d'une personne qui était déjà en place mais en contrat à durée déterminée.

Le CV anonyme ne concernerait donc qu'une part assez minoritaire des recrutements réels. En outre, une énorme enquête menée en 2010 par l'École d'économie de Paris semble montrer que l'on atteint l'inverse de l'objectif visé, sauf quand il s'agit de ne pas mentionner le sexe du candidat. Avec ce genre de CV sans mention de sexe, les femmes touchent le jackpot : si le recruteur est un homme, le sort de leur candidature change du tout au tout. En revanche, pour les discriminés potentiels à raison de l'origine – l'enquête a pris le cas de jeunes de zones urbaines sensibles (ZUS) –, c'est l'effondrement : le candidat au CV rendu anonyme ne passe pas le stade du rendez-vous. Au vu de ces résultats, Yasid Sabeg, alors commissaire à la diversité et à l'égalité des chances, avait décidé de tout arrêter. Cette décision soulève quelques problèmes juridiques, comme le montre l'arrêt du Conseil d'État. Pourtant, à ce stade, un consensus se dégage autour de l'idée que le CV anonyme n'est pas la bonne solution.

En ce qui concerne l'action de groupe, j'ai participé à l'élaboration du rapport de Mme Pécaut-Rivolier et j'approuve les solutions qu'elle propose. Personnellement, et comme je l'indique dans la partie du rapport qui concerne le droit public, je plaide pour que la possibilité d'intenter une action de groupe soit accordée aux associations et non pas réservée aux syndicats comme le préconise Mme Pécaut-Rivolier. Il me semble nécessaire d'élargir cette possibilité pour pallier le faible taux de syndicalisation et pour intégrer les associations dans la lutte contre les discriminations.

À mon avis, les actions qui aboutiront seront peu nombreuses : il faut un fait générateur unique et un préjudice identique, alors que les situations de discrimination sont très diverses. Ce type d'action peut trouver à s'appliquer dans certains cas spécifiques, comme celui des infirmières qui travaillent en contrat à durée déterminée à l'hôpital et dont les contrats ne sont pas renouvelés quand elles sont enceintes. Dans ce cas, qui semble assez répandu, la situation et le préjudice étant identique, l'action de groupe peut aboutir. Même si l'action de groupe trouvera peu à s'appliquer, il serait important de la consacrer dans notre droit pour l'effet moteur qu'elle peut engendrer : les gens se mobiliseraient, quitte à échouer au premier stade de la procédure, se parleraient, constitueraient des associations ad hoc puisque c'est le principe. Le monde du droit y semble pourtant réticent, au vu des auditions menées par la sénatrice Esther Benbassa dans le cadre de la proposition de loi qu'elle avait déposée sur le sujet. Cela étant, le monde du droit fera ce qu'on lui dira de faire si l'Assemblée nationale et le Sénat décident d'autoriser l'action de groupe. Quoi qu'il en soit, le terrain ne semble pas très favorable à cette action de groupe qui serait pourtant un bon signal.

En évoquant l'injonction paradoxale, peut-être me suis-je mal exprimée : je n'avais pas du tout à l'esprit la question des statistiques ethniques, qui sont parfaitement irréalisables dans un pays comme le nôtre. Rechercher une taxinomie ethno-raciale, en 2015, dans une population très mélangée comme celle de la France, me semble relever d'une démarche vieillotte et complètement dépassée. Certains pays, comme les États-Unis, ont hérité cette taxinomie pour des raisons historiques : les gens n'ont pas trop de problème à se déterminer noir ou blanc ; il y a une congruence entre l'auto-désignation et l'hétéro-désignation. En France, c'est beaucoup plus compliqué et nous n'avons même pas de mots pour ce faire.

Dans des études, réalisées par des gens favorables aux statistiques ethniques, on a demandé à des jeunes de se qualifier en cochant des items : Arabe, Maghrébin, Africain du nord, Kabyle, etc. Le résultat a été catastrophique. Non seulement les sondés ne savaient pas se situer, mais les réponses aux deux questions posées – Comment vous définiriez-vous ? Comment pensez-vous que vous êtes perçus ? – ne concordaient pas ! À quoi servirait-il d'élaborer un référentiel ethno-racial dans lequel personne ne se reconnaît ? Encore faudrait-il décider de réviser la Constitution pour ce faire, ce qui est une vue de l'esprit. Un référentiel ethno-racial est rigide et il ne correspond plus aux modalités actuelles d'identification des individus à des groupes, qui sont labiles, réversibles et multiples.

En fait, je parlais de l'ingénierie ethno-raciale qui est sous-jacente à la charte de la diversité, par exemple. Les entreprises qui signent cette charte s'engagent à refléter, à tous les niveaux de leur organisation, la diversité ethno-raciale de la société française. Qu'est-ce que cela veut dire ? Comment s'engager à refléter cette diversité sinon en faisant des recrutements au faciès ? Or il est interdit de recruter au faciès. En évoquant une injonction paradoxale, je pensais à ces situations concrètes de quotas ethno-raciaux implicites, pas aux statistiques ethniques.

Non seulement ces quotas implicites posent de grosses difficultés mais, en outre, je pense que les gens n'en sont pas particulièrement demandeurs. Personne n'estime avoir le droit de devenir directeur des ressources humaines ou chef de service au titre de sa couleur de peau. En revanche, les gens estiment avoir un droit à solliciter un emploi et à être retenu pour l'exercer indépendamment de leur couleur de peau. Ce que l'on appelle « les Noirs dans la vitrine » aux États-Unis est la solution de facilité : non seulement on se donne bonne conscience, mais surtout, le résultat d'un recrutement au faciès est immédiat et il se voit.

En fait, cette stratégie revient à reculer pour mieux sauter car, une fois effectués les petits comptages ethno-raciaux, que reste-t-il du principe d'égalité dans l'esprit des gens ? Le principe d'égalité n'est-il pas d'avoir droit à des processus de sélection non pollués par des considérations racistes, sexistes ou autres ? Or il faut choisir car on ne peut pas avoir les deux : le droit travaille sur les processus et sur les seuls résultats qui peuvent faire l'objet d'une sanction.

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Vous venez d'aborder une question extrêmement importante. Lors de la création des emplois-jeunes, Jean-Pierre Chevènement, qui était alors ministre de l'intérieur, avait dit : je veux une police à l'image de la population. D'un seul coup, on a enfin vu de jeunes policiers qui ressemblaient aux personnes qu'ils contrôlaient. C'était important.

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Gwénaële Calvès

La politique mise en place par Jean-Pierre Chevènement à cette époque est bien connue et bien analysée. Il n'a pas établi de quotas raciaux pour les recrutements dans la police mais il a appliqué la politique de l'outreach, la philosophie du « aller vers » : selon la technique du sergent recruteur, il a prospecté sur des parkings de supermarché, dans des lycées professionnels, dans des lieux où les gens avaient la tête de ceux qu'il voulait voir dans la police. Il a agi sur le vivier plus que sur le concours lui-même, contrairement aux dirigeants de Sciences-Po Paris qui ont fait un concours « spécial ZEP » dont, à juste titre, certains élèves se sont émus : en termes de stigmatisation, cela se pose quand même un peu là !

Les classes préparatoires intégrées (CPI), qui préparent à un grand nombre de concours de la fonction publique, sont destinées à des élèves dont le milieu familial ne les prédisposait pas à passer ce type d'épreuves. Ils n'ont pas de postes réservés aux concours : ils passent les mêmes que les autres, mais ils les préparent dans des conditions plus adaptées. Ils échouent souvent, ce qui est la meilleure preuve que ces CPI sont conformes aux idéaux républicains. Aucun élève de la dernière CPI à l'École nationale d'administration (ENA) n'a réussi le concours ; certains ont échoué de peu et ils ont réussi à d'autres concours. C'est la garantie que le concours n'est pas bidonné. Qui veut entrer dans une école en ayant eu des points supplémentaires à cause de sa couleur de peau ou de la nationalité de ses parents ?

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Vos interventions sur le fait que certains services publics, notamment les forces de l'ordre, peuvent être attentifs à la représentativité de leurs effectifs, me conduisent à parler du fameux récépissé remis à l'issue d'un contrôle de police, qui a beaucoup agité la sphère politique. Dans ma circonscription, les jeunes d'un quartier sensible se sont encore récemment plaints à moi d'avoir subi trois contrôles dans la même journée, un à chaque changement de patrouille… Ces jeunes ont le sentiment d'être beaucoup plus contrôlés que les autres et d'être victimes de discrimination. Qu'en pensez-vous ?

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Je voudrais revenir sur la corrélation entre l'ethno-visibilité, les problèmes sociaux et la localisation de ceux qui y sont confrontés. Le Président de la République a annoncé sa volonté d'expérimenter en métropole le service militaire adapté (SMA) qui est proposé outre-mer et qui paraît faciliter la formation professionnelle de base et l'éducation à la citoyenneté de certains jeunes. Le SMA correspond à une nécessité dans les banlieues de Saint-Denis de La Réunion ou de Pointe-à-Pitre. Outre-mer, le SMA n'a pas d'ethno-visibilité : les jeunes concernés ne se distinguent pas des autres citoyens vivant dans ces territoires. S'il est expérimenté en France sur la même catégorie de jeunes, les recrues seront des Noirs ou des Beurs, ce qui entraînera un fort risque d'identification et donc de discrimination. En termes de mixité sociale et de mixité ethnique, comment pouvons-nous apporter une solution à ce problème de la transposition en métropole d'une situation qui est positive dans le contexte ultramarin ?

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À propos de Sciences-Po, je voudrais faire une petite page de publicité et remercier les administrateurs de l'Assemblée nationale qui, depuis trois ans, font du coaching pour des élèves de ZEP. Nous en sommes au stade artisanal mais nous sentons que l'initiative mérite d'être poursuivie. Les élèves demandent à être à égalité sur la ligne de départ du concours et nous les aidons à combler le handicap parfois culturel dont ils souffrent. Quelques exemples de réussite nous permettent de voir où peut être le compromis entre le souci de permettre l'accès de ces jeunes à certains établissements alors que la reproduction des élites mine la société, et celui d'éviter le piège dans lequel vous nous avez conseillé de ne surtout pas tomber.

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Gwénaële Calvès

Le parrainage pour l'accès à l'emploi, qui est un peu l'équivalent du coaching dont vous parlez, est peu spectaculaire alors qu'il semble produire des résultats intéressants. Il existe depuis 1999 et fonctionne assez bien pour les jeunes qui disent ne pas avoir les codes. C'est un outil de prévention des discriminations qui n'est pas négligeable.

S'agissant du SMA, je reviens de Guyane où j'ai vu le système fonctionner et constaté l'adhésion qu'il suscite mais je suis totalement incompétente pour répondre à la question de sa transposition.

Le contrôle au faciès et le harcèlement policier sont des questions totalement distinctes qui tendent à être mêlées. À la fin du mois, la Cour d'appel de Paris va rendre un arrêt sur des contrôles au faciès, à la suite d'une action en justice montée par la Fondation Soros. Notons qu'il est un peu étrange que ce soient des associations américaines qui initient des actions en France, et nous rejoignons là mes propos sur l'action de groupe.

En matière de contrôle au faciès, nous sommes face à une sorte de vide juridique puisqu'il ne semble pas que la loi de 2008, invoquée par les requérants, s'applique. Sans vouloir prendre de paris, il me semble que la Cour d'appel va confirmer la décision du premier juge et conclure qu'il n'y a pas de discrimination au sens du droit. Le problème est que les personnes concernées ne ressentent pas les choses de cette manière : le fait que les jeunes Noirs soient davantage contrôlés que les jeunes Blancs – d'après les études, les vieux sont peu ou pas contrôlés – est évidemment perçu comme une discrimination. Or cela n'en est pas une sur le plan juridique.

C'est l'une des raisons pour lesquelles il faut rénover le droit de la non-discrimination et tout remettre à plat. Au cours d'un récent débat, le Sénat a évoqué très rapidement l'exercice discriminatoire du droit de préemption par les maires, avant de passer à autre chose parce que ce n'était pas le coeur de la discussion. Il existe nombre de vides juridiques de cette nature : on n'a pas le texte qui permettrait de saisir une pratique dont on sait qu'elle est discriminatoire au sens moral et spontané du terme. J'aurais pu ajouter la lutte contre le contrôle au faciès à la liste des promesses non tenues et des espoirs déçus : on avait annoncé le récépissé, et finalement, il n'y a rien.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je vous remercie beaucoup.

L'audition s'achève à onze heures dix.

Membres présents ou excusés

Mission de réflexion sur l'engagement citoyen et l'appartenance républicaine

Réunion du 19 février 2015 à 10 heures.

Présents. – M. Yves Blein, M. Jean-Jacques Candelier, M. Christophe Cavard, Mme Marianne Dubois, M. Sébastien Denaja, M. Razzy Hammadi, M. Michel Herbillon, Mme Isabelle Le Callennec, M. Bernard Lesterlin, M. Eduardo Rihan-Cypel, Mme Julie Sommaruga.

Excusés. – M. Guillaume Bachelay, Mme Françoise Dumas, M. Jacques Krabal, M. Didier Quentin.