La séance est ouverte à 8 heures 30.
Présidence de M.Eric Ciotti, président.
Monsieur Gilles Leclair, notre commission d'enquête est heureuse de vous entendre à plusieurs titres. Vous avez en effet, dirigé l'unité de coordination de la lutte anti-terroriste (UCLAT) de la direction générale de la police nationale (DGPN), au début des années 2000, avant de devenir préfet délégué pour la sécurité et la défense de la zone Sud, autant de responsabilités qui vous qualifient pour nous parler des filières djihadistes et de l'évolution de ce phénomène. Aujourd'hui, vous êtes directeur de la sûreté d'Air France, et votre expertise en matière de suivi des passagers, de contrôles dans les aéroports et de risques nous intéresse particulièrement.
Cette audition se tient à huis clos. Son compte-rendu pourra être publié en tout ou partie par la commission d'enquête. Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Gilles Leclair prête serment.)
J'occupe le poste de directeur de la sûreté d'Air France depuis le 1er juillet dernier et, au cours de ma carrière, j'ai été confronté à plusieurs reprises au phénomène terroriste notamment lié aux groupes djihadistes, islamistes radicaux ou fondamentalistes, selon le nom qu'on leur donne.
La sûreté et la sécurité constituent des priorités pour Air France, comme pour toutes les compagnies aériennes. En raison de son caractère mondial, Air France est une cible privilégiée : elle compte plus de 180 escales, transporte plus de 100 000 passagers par jour, emploie 65 000 salariés, et dessert des destinations multiples – environ 300 vols quotidiens sont par exemple assurés vers l'Asie.
Des moyens humains et matériels visent à lutter contre tous les actes illicites commis dans le périmètre large de l'aérien. Les mesures en place sont principalement fondées sur la réglementation internationale, européenne et nationale, mais aussi sur des règles propres à la compagnie.
Une course-poursuite est engagée avec les terroristes car la plupart des mesures prises résultent des conséquences de leurs actions. La « réconciliation » entre bagage et passager permettant de s'assurer qu'aucun bagage isolé n'a été embarqué a ainsi été instaurée à la suite de l'explosion, en 1988, d'un Boeing 747-100 au-dessus de la ville de Lockerbie, en Écosse, et de celle du DC-10 d'UTA au-dessus du désert du Ténéré, au Niger, en 1989. Autre exemple : le renforcement de la protection des cockpits est consécutif aux attentats du 11 septembre 2001. Cette situation montre, je le crains, que nous n'anticipons pas assez.
Nous cherchons évidemment à éviter que les terroristes exploitent les failles du système. Nous évaluons la menace, et nous analysons le risque en permanence afin de prendre les mesures adaptées en tentant d'éviter qu'elles ne soient trop contraignantes. En la matière, les compagnies aériennes se trouvent confrontées à un dilemme car elles doivent aussi assurer l'exploitation de leurs lignes dans des conditions qui garantissent une certaine fluidité. Le paradoxe est le suivant : en renforçant la protection des passagers, des salariés et du patrimoine, nous multiplions des mesures qui ralentissent l'activité et gênent les personnes. Malgré le dérangement subi par les clients, ces actions sont nécessaires et nous nous devons à une vigilance permanente.
Au final, l'aérien est certainement le transport le plus protégé. Peu après les attentats du mois de janvier, j'ai bien senti, lors d'une réunion avec Mme Ségolène Royal, ministre de l'écologie, du développement durable et de l'énergie, que les présidents de la SNCF ou de la RATP étaient beaucoup moins à l'aise que nous ne pouvions l'être. Cela ne signifie évidemment pas que nous sommes parfaitement « étanches » aux risques. Il n'en demeure pas moins que les statistiques parlent d'elles-mêmes – 600 morts en 2014 pour 9 milliards de passagers – et que l'on est très protégé dans l'aérien.
J'en viens à la stratégie d'Air France concernant la sécurité. Je bénéficie d'une absolue liberté de manoeuvre en la matière : le président de la compagnie m'a donné une délégation totale et, sur ce sujet, je prends des mesures en son nom. Il est parfaitement clair que la sûreté et la sécurité passent avant toute autre préoccupation : en cas de doute, nous n'hésiterons pas à prendre les mesures nécessaires et à supprimer un vol.
Nous ne nous contentons pas des mesures obligatoires imposées par la réglementation. Nous mettons en place des mesures qui peuvent être générales et permanentes, et d'autres qui sont particulières.
De façon générale, nous travaillons en partenariat avec les autres compagnies aériennes et nous pratiquons le benchmarking qui nous permet de nous inspirer de leurs méthodes. Les échanges d'informations sont plus intenses avec KLM, avec les compagnies de l'alliance Skyteam et les compagnies européennes. Le lien est également fort avec les industriels comme Airbus ou Boeing afin de prendre les mesures de prévention nécessaires. Nous coopérons par ailleurs en permanence avec tous les services de l'État, comme les services de renseignement ou d'investigation. Vous avez déjà cité l'UCLAT mais nous collaborons aussi avec la direction du renseignement militaire, la DGSE, la DGSI, la police aux frontières… Bien que quelques-uns d'entre nous aient appartenu aux services, il nous faut entretenir une relation continue et étroite avec nos anciennes maisons pour rester à jour. Nous entretenons également des liens très opérationnels avec le ministère des affaires étrangères, les ambassadeurs et les délégués du ministère de l'intérieur à l'étranger, pour ce qui concerne les diverses escales.
Toutes les structures de l'entreprise sont sensibilisées aux problèmes de sûreté, notamment grâce à un réseau de délégués généraux de sûreté et de délégués de sûreté, avec lesquels nous passons des contrats d'objectifs. Je dispose donc d'un représentant au cargo, au fret, ou au catering. La communication interne joue un rôle important, en particulier en direction des escales et des navigants.
Le contrôle documentaire de premier niveau est assuré conformément à la convention de Chicago qui oblige à détecter les documents manifestement non valides. Nous allons plus loin grâce à un matériel qui permet d'identifier des documents falsifiés de façon professionnelle. Un service chargé des réquisitions judiciaires répond aux services de police et de gendarmerie et aux magistrats qui nous interrogent sur les vols ou les passagers.
De façon plus particulière, nous réagissons aux événements en envoyant des « flashs sûreté » à l'ensemble du personnel navigant. Nous mettons également en place des communications de sûreté. Cet été, par exemple, lors de la reprise des hostilités dans la bande de Gaza, nous avons suivi la menace au quotidien pour gérer nos vols vers Tel-Aviv – ils ont même été suspendus lorsqu'un missile est tombé aux alentours de l'aéroport David Ben Gourion. Un briefing des commandants de bord et du personnel navigant avait lieu tous les jours, et des mesures particulières à terme ont été prises – durant un moment, nous avons même fait dormir les équipages à Chypre.
L'analyse de la menace est permanente et le risque est évalué dans les zones sensibles. Selon son intensité, les escales sont classées rouges, oranges ou vertes. À cette classification correspondent des mesures appropriées qui vont du double contrôle complet à l'embarquement jusqu'à la mise en place d'une « bulle » de sécurité autour de l'avion.
Depuis le crash du vol MH17 de la Malaysia Airlines en Ukraine, au mois de juillet dernier, nous avons interdit le survol de plusieurs zones sensibles. La présence dans cette liste de certains territoires comme l'Irak, la Syrie ou la Libye relève de l'évidence, mais d'autres zones peuvent être désignées selon les informations que nous récoltons. Une classification des aérodromes est également en vigueur car les pilotes peuvent se trouver contraints de détourner leur appareil : mieux vaut qu'ils sachent où ils atterrissent.
Nous menons des inspections et des audits réguliers des escales. Les escales rouges sont inspectées une fois par an et toutes des escales en général sont auditées tous les quatre ans.
Avec nos partenaires, nous cherchons en permanence à anticiper les nouvelles menaces. Nous travaillons actuellement sur les cyber-attaques, les insiders – des personnes malveillantes infiltrées parmi le personnel navigant –, les menaces nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques (NRBC), ou les drones.
Le dispositif en place est donc assez bien structuré. En tant qu'acteur privé, nous n'avons évidemment pas la possibilité de lutter directement contre les filières islamistes. Nous tentons de nous donner les moyens de détecter, et nous sensibilisons les personnels afin d'obtenir des remontées d'informations. Toutefois, juridiquement, nous ne pouvons pas contraindre le personnel à nous informer. Détecter les phénomènes radicaux, pourquoi pas, mais encore faut-il en avoir les moyens juridiques. Je pense par exemple à la délivrance des badges. Les tribunaux administratifs nous ont souvent déboutés lorsque nous refusions d'accréditer des personnes au passé douteux. J'ai perdu devant la cour administrative d'appel de Marseille parce que je ne souhaitais pas lorsque j'étais Préfet en Corse, qu'un ancien braqueur, ancien du FLNC, devienne bagagiste.
Lorsque l'information remonte de façon spontanée – de très nombreux salariés de l'entreprise sont vigilants –, nous la transmettons aux autorités.
Depuis les attentats du mois de janvier dernier, nous avons renforcé la sécurisation des locaux, notamment afin de rassurer les personnels légitimement anxieux. Un grand audit est lancé concernant la protection de l'ensemble de nos agences sur le territoire national. Ce travail a un coût mais est nécessaire car notre visibilité dépasse l'« aérien » et le nom de la compagnie contient le mot « France ».
Nous suivons de manière très attentive les projets du Gouvernement, notamment en matière de système API-PNR. Les données relatives aux passagers, qui se trouvent dans nos fichiers dès la réservation de billets, contiennent des informations qui peuvent être utiles aux services qui luttent contre le crime organisé et le terrorisme. Par ailleurs un décret en cours de rédaction concernant les vols entrants permettra d'imposer des mesures de sécurité à certaines escales sensibles. Les autorités locales ne pourront plus contester ce que nous recommandons si nous pouvons nous adosser à un texte réglementaire.
La « réconciliation » entre carte d'embarquement et passeport est une mesure de sécurisation et non de sûreté car, a priori, les personnes qui embarquent ont déjà subi un filtre, de même que leurs bagages. Cette mesure permettrait tout de même d'opérer une vérification supplémentaire concernant les passagers à l'identité douteuse. La mesure devrait en tout état de cause être prise au moins au niveau de l'espace Schengen. À défaut, elle introduirait une distorsion de concurrence non négligeable liée aux délais et aux besoins en personnels supplémentaires. J'ajoute qu'elle aurait ses limites car nos agents ne sont pas formés à la détection des faux papiers.
J'en viens à quelques propositions sur ce qui nous permettrait d'améliorer notre action en matière de sûreté.
Les liens entre les acteurs privés et publics pourraient être resserrés. Il serait souhaitable que nous recevions en temps réel les informations relatives au secteur aérien en possession des services. Malgré notre passé, nous devons solliciter l'information en permanence. Si nous en disposions au plus tôt, nous serions mieux à même d'anticiper. Les responsables de sûreté habilités secret-défense issus des services participent à certaines réunions de sensibilisation qui ne leur servent pas à grand-chose – même si elles sont utiles pour les autres personnels. En revanche, ceux qui ont un profil similaire au mien devraient à mon sens être davantage associés à l'action de l'État et aux divers retours d'expérience afin de prendre ensuite des mesures efficaces en interne. Le recueil d'informations au sein de l'entreprise ne pourra se faire que sous le couvert de l'État.
Avant de diriger l'UCLAT durant quatre ans, j'ai été directeur adjoint d'Europol. Après les événements de 2001, nous avons développé une veille opérationnelle au niveau européen. J'ai le sentiment que le profil des individus qui se radicalisent reste sensiblement le même – pour ma part, j'ai connu les filières irakiennes, afghanes ou bosniaques. Ce qui a vraiment évolué avec les nouvelles technologies, c'est la manière de se radicaliser et de devenir un fondamentaliste djihadiste. Cela dit, il me semble qu'il reste beaucoup de travail de base à accomplir en matière de recueil du renseignement. Je pense à la veille dans les banlieues, aux relais à entretenir dans les zones sensibles, à la collecte de l'information, à son analyse et à son exploitation.
Nous avons toujours rencontré une réelle difficulté en matière de coordination. Les informations arrivent de partout, mais il faut qu'elles soient collationnées et qu'elles passent par un seul point d'entrée. Les services doivent se parler et échanger. Les choses ont trop longtemps été cloisonnées : certains considéraient qu'il existait, d'un côté, les seigneurs du renseignement, et, de l'autre, ceux qui pouvaient occasionnellement rapporter une information. Pourtant, un tout jeune gardien de la paix peut avoir obtenu une information majeure dans une cité. Nous devons favoriser la coopération et motiver tous ceux qui sont susceptibles de récupérer des informations – si nous ne le faisons pas, celui qui nous rapporte une information et ne reçoit rien en retour sera peut-être moins motivé lorsqu'il obtiendra par la suite un renseignement capital. Des cloisonnements assez détestables existent aussi au niveau international, par exemple entre le club de Berne et les services de law enforcement avec Europol et Eurojust.
Il est impossible de lutter contre les filières djihadistes sans mettre en place une coordination internationale renforcée. Tous les outils existent déjà, au moins au niveau européen ; il suffit que l'on s'en serve. Europol est un système efficace avec des fichiers d'analyse et des fichiers centraux. Si l'information est bien introduite dans ces fichiers « étanches », elle pourra être analysée et devenir ainsi exploitable. Malheureusement, nous avons souvent été confrontés à de fortes réticences de la part des juges ou de services spécialisés dès lors qu'il fallait fournir des renseignements destinés à alimenter ces fichiers.
Aujourd'hui, les choses se mettent en place. Un coordinateur de l'Union européenne pour la lutte contre le terrorisme existe bien, même s'il rencontre encore des difficultés. Nous disposons de tous les ingrédients ; il faudra seulement nous assurer que nous cuisinons bien tous ensemble le même plat. En tant que directeur de l'UCLAT, j'ai souvent éprouvé une réelle frustration car, tout en constatant que nous disposions de services de pointe et de tous les renseignements nécessaires, je savais que nous ne parvenions pas à croiser ni les informations ni les compétences. Les réactions que j'avais observées sont peut-être très humaines, mais je crains que nous n'ayons plus les moyens de fonctionner ainsi.
Nous ne sommes jamais à l'abri d'une valise bourrée d'explosifs : comment peut-on passer au crible l'ensemble des bagages ?
J'ajoute une question qui dépasse les compétences des compagnies aériennes. Comment se fait-il que les alentours des aéroports français soient si faciles d'accès et exposent autant les appareils au décollage ?
En France, dans les grands aéroports, tous les bagages sont fouillés à 100 % : ils passent tous aux rayons X. À Roissy, nous disposons par exemple de tomographes qui permettent une visualisation en 3D de leur contenu. En cas de doute, ils sont réexaminés au scanner, et si le doute persiste, le passager est convoqué pour une fouille de la valise.
Les choses sont un peu plus compliquées, mais le Semtex est tout de même détectable, et puis cet explosif a besoin d'un détonateur.
Aux escales, nous faisons une « réconciliation » des bagages en apposant un stick, au moment de l'enregistrement, puis un autre, après le passage aux rayons X, avant que la valise ne soit stockée en conteneur. Évidemment, ces opérations sont un peu plus « artisanales » à Nouakchott ou à Lomé, mais nous nous assurons que la valise scannée est bien celle qui est ensuite embarquée. Dans ces aéroports, les moyens mis en place ne sont pas les mêmes, et l'on peut dire que le risque est un peu plus grand dès lors qu'ils ne disposent que de rayons X. Les mêmes problèmes se posent concernant les bagages en cabine. Une dernière fouille est organisée à la passerelle de l'avion ainsi qu'une « réconciliation » des cartes d'embarquement pour vérifier que ceux qui montent dans l'appareil sont bien ceux qui sont enregistrés.
Vous le disiez, monsieur le député, nous ne pouvons être certains de rien à 100 %. Nous nous donnons en tout cas les moyens d'assurer une prévention active en matière de contrôle des bagages.
Les terroristes travailleraient aujourd'hui à la fabrication d'explosifs indétectables qui pourraient notamment être substitués aux batteries des iPad et des iPhone. Les batteries de ces appareils sont suspectes dès lors qu'elles ne sont pas chargées. Cela dit, si nous ne voulons pas trop ralentir le trafic, nous ne pouvons vraiment contrôler qu'un passager sur dix.
Le renseignement concernant cette menace vient des États-Unis mais aucun attentat de ce type n'a eu lieu.
La menace sur l'aérien subsiste. Nous sommes très vigilants car nous avons affaire à un ennemi qui n'aime pas perdre. Des attentats ont été déjoués, comme ceux à l'explosif liquide à partir d'Heathrow. Des explosifs avaient aussi été découverts dans des cartouches d'imprimantes transportées par cargo. De fait, nous parlons beaucoup des bagages, mais le fret constitue pour moi une source d'inquiétude beaucoup plus grande, d'autant que nous chargeons de plus en plus de fret dans les avions transportant des passagers. Le fret, le courrier, le catering, tout est évidemment très surveillé : rien ne passe au travers des mailles du filet. Je vous invite à visiter les locaux de Servair : avant que les plateaux-repas n'arrivent dans l'avion, ils subissent une foultitude de contrôles.
Les alentours des aéroports constituent un véritable point faible en matière de sécurité. La gendarmerie des transports aériens (GTA) patrouille sur des périmètres immenses où sont aussi installées des caméras. À Roissy, l'armée de l'air a par exemple détecté et répertorié les sites susceptibles d'être utilisés comme pas de tir : elle les surveille. Néanmoins, les avions volent à faible altitude au décollage et à l'atterrissage et cela on ne peut pas l'empêcher.
C'est vrai, mais nous n'avons pas de solution sinon celle utilisée par les Israéliens qui ont imaginé ce qu'ils appellent le « dôme » : une sorte de bulle de détection systématique, protégée par des missiles anti-missile. Le coût du système est faramineux, et je ne suis pas certain que nos autorités soient prêtes à engager une telle dépense.
Les drones sont aujourd'hui notre hantise. Des gamins pourraient, même sans le vouloir, guider un drone qui croiserait un avion en descente ou en montée. Quand on sait les dégâts que peut faire un volatile dans un réacteur, on n'ose pas imaginer l'effet que produirait l'introduction d'un objet en ferraille de deux kilos. Une réflexion est menée pour mettre en place un système de brouillage des ondes qui commandent ces appareils.
Une faille dont on parle peu concerne la partie « ville » de l'aéroport, celle qui se situe avant les contrôles. La situation est très précaire dans ces zones où les bagages abandonnés sont nombreux : comment faire pour empêcher des individus déterminés d'entrer dans un hall d'aéroport, d'y déposer une bombe, et de repartir en moto ?
Monsieur Leclair, de combien de collaborateurs disposez-vous ? Quelle est la structure de la direction de la sûreté d'Air France ?
Nous ne sommes pas très nombreux : je travaille avec une cinquantaine de collaborateurs directs.
Un service d'analyse de la menace et du risque comprend des anciens policiers, d'anciens du renseignement et des analystes. Le service de réglementation juridique et référentielle suit l'ensemble des textes relatifs à la sûreté et leur application. Un autre service gère l'audit, l'inspection et la qualité des diverses escales en vérifiant qu'elles appliquent les recommandations conformes à la réglementation. Ce service est un peu nos yeux et nos oreilles et il est parfois amené à faire de bien étranges constats : au Congo, à l'aéroport de Pointe Noire, une vache a par exemple été bloquée au niveau du poste inspection filtrage (PIF). Un autre service est chargé des « spoliations » bagages et passagers – les vols – ainsi que de la surveillance des personnes qui ne sont pas en règle sur le plan documentaire. Je rappelle que nous subissons une amende de 5 000 euros pour tout passager non correctement documenté car il revient à la compagnie de gérer ce qui est manifestement détectable en matière de document.
Nous disposons également d'un réseau dans toutes nos structures. À la maintenance, par exemple, le délégué général de sûreté dispose lui-même d'une équipe d'une vingtaine de personnes formées, chargées de faire respecter les mesures de sûreté. Les chefs d'escale sont nos principaux correspondants à l'extérieur : la sûreté fait pleinement partie de leurs attributions. À mes côtés se trouvent aussi un conseiller pilote et un conseiller personnel navigant commercial (PNC), qui sont nos correspondants avec les directions concernées.
Un service de veille opérationnelle, actif vingt-quatre heures sur vingt-quatre, gère instantanément tous les problèmes. Il recueille informations et renseignements afin que nous puissions réagir dès que cela est nécessaire. J'ai par exemple été réveillé cette nuit pour une alerte à la bombe sur un vol international. Il ne s'agissait que d'un tweet malveillant…
On répète souvent que tous les agents d'Air France sont des agents de sûreté. L'auto-surveillance est par exemple la règle en matière de port du badge. Si l'on raisonne en termes de spécialisation, l'on peut estimer que plus de trois cents personnes sont directement chargées de la sûreté.
Quelles sont vos relations avec la cellule de crise du Quai d'Orsay ? Le ministère des affaires étrangères a eu tendance à utiliser ce que j'appelle la « technique du grand parapluie » : à l'écouter, le monde entier était quasiment en zone rouge et il ne fallait aller nulle part. La situation s'est améliorée, et le code couleur du Quai compte maintenant quatre couleurs au lieu de deux. Il reste toutefois tenté par la prudence absolue qui l'amène à déconseiller aux touristes de se rendre dans les pays où ils courraient le moindre risque. Cela me paraît assez dommageable. Comment travaillez-vous avec le Quai d'Orsay ?
Nous collaborons avec la cellule de crise dès qu'une crise se présente.
Nous sommes en permanence sur le fil du rasoir entre le principe de réalité et le principe de précaution. Si nous appliquions ce dernier de façon absolue, nous n'assurerions que les vols Paris-Genève, et encore !
Nous retenons évidemment les informations que nous transmet le Quai d'Orsay, et nous l'interrogeons lorsque nous sommes confrontés à une situation inédite. Nous nous fondons cependant avant tout sur nos propres analyses élaborées à partir de l'ensemble des renseignements que nous collectons. Les ambassadeurs et les attachés de sécurité des ambassades sont pour nous de précieux relais.
Les personnels navigants prennent également très au sérieux le principe de précaution ; ils auraient même tendance à aller plus loin que le Quai d'Orsay en la matière. Nous devons souvent nous positionner par rapport aux syndicats qui nous menacent d'appliquer le droit de retrait, même lorsque nous leur avons fourni des informations sérieuses et rassurantes.
Ce week-end, lors de la descente d'un vol Air France vers N'Djamena au-dessus du lac Tchad, un ami du pilote – manifestement un général à la retraite –, invité dans le cockpit, s'est étonné que la descente se fasse à très basse altitude dans une zone que Boko Haram était censé contrôler. Nous avons été en mesure de démontrer, grâce aux informations que nous détenions, qu'il n'y avait pas de danger. L'anxiété a cependant gagné tout l'équipage saisi par la crainte d'un attentat dans l'hôtel de N'Djamena où il était logé. Pour le rassurer, nous avons dû faire appel à notre ambassadrice qui a pu garantir que le site concerné était totalement protégé. Notre partenariat avec le Quai d'Orsay est donc bien réel. Il est vrai que les recommandations qu'il adresse aux touristes sont sans doute parfois excessives mais cela fait partie du jeu. De notre côté, dès qu'il y a un risque, nous recommandons aussi à nos personnels de rester confinés dans leur hôtel, consigne qu'ils respectent même si parfois ils y dérogent.
Nous faisons souvent le même constat que vous concernant l'attitude des personnels d'Air France, notamment pour les vols vers l'Afrique. Je me souviens que, lors de l'opération Serval au Mali, les syndicats ont refusé durant plusieurs semaines que les équipages dorment à Bamako, alors même que la ville était devenue la capitale la plus sûre d'Afrique grâce à la présence militaire française. Les vols devaient faire une escale à Casablanca, ce qui a suscité de nombreuses protestations de la part des passagers. Les syndicats ont fini par se rendre à la raison.
Je gère les personnels navigants au quotidien. On peut parfois les comprendre car ils sont confrontés à des situations anxiogènes. Ils subissent aussi l'influence de leur famille ou des médias dans une époque de « BFMisation » de la société. Ce qui est dit sur cette chaîne passe pour plus vrai que tout ce que les professionnels peuvent affirmer. Chacun a maintenant son opinion sur tout, et tout le monde sait tout. Nous devons nous battre pour convaincre des gens persuadés de détenir la vérité : ils ne croient pas toujours aux démonstrations et aux preuves que nous leur apportons. L'un de nos services répond quasiment en permanence aux questions des pilotes.
Qu'en est-il des relations d'Air France avec les États étrangers en matière de sécurité ? Quels sont ceux avec lesquels vous rencontrez des problèmes, soit qu'ils veuillent masquer la réalité, soit qu'ils soient trop faibles ? Quelle est la situation dans les escales rouges ?
Air France, compagnie privée, ne dispose d'aucun moyen pour imposer ses exigences à l'étranger. Si les autorités régaliennes locales s'opposent aux mesures que nous voulons prendre, nous sommes désarmés. La menace de la fermeture de la ligne constitue alors notre seul moyen de pression – nous venons de l'utiliser avec les autorités mauritaniennes qui ont cédé après deux mois de discussions relatives à l'aéroport international de Nouakchott.
Certains pays refusent d'admettre qu'ils n'assurent pas la sécurité de leur aéroport dans des conditions satisfaisantes, même si nous le leur démontrons. Je me suis récemment rendu à l'aéroport international de Port Harcourt, au Nigeria, où Air France prend des mesures de sécurité maximales. La directrice de l'aviation civile locale a tenté de me persuader que ces dispositions n'étaient pas nécessaires en m'emmenant faire le tour des lieux. Nous n'avions pas fait deux cents mètres que nous découvrions un grillage effondré. Plus loin, dans la partie critique de la zone réservée, nous avons constaté que des personnes non badgées n'étaient pas contrôlées au PARIF – « poste accès réservé inspection filtrage ». « Ne vous inquiétez pas : ceux-là nous les connaissons », m'a répondu sans broncher la directrice lorsque je lui faisais remarquer que nous avions raison de prendre des mesures de sécurité.
Il faut faire une différence entre les escales rouges d'Afrique et celles du Proche et du Moyen-Orient. La plupart des pays africains résistent un peu mais finissent par accepter nos préconisations. Certains autres refusent d'entendre parler de mesures complémentaires. On n'imagine pas d'en obtenir à Riyad si cela se révélait nécessaire – ce qui n'est pas le cas aujourd'hui car l'aéroport est bien contrôlé. Actuellement, nous nous battons avec la Tunisie pour renforcer les mesures au PIF.
Le futur décret relatif aux vols entrants nous permettra de disposer d'un argument juridique pour persuader nos interlocuteurs. De la même façon, les Américains nous imposent leurs emergency amendments sous couvert de la réglementation de la Transportation security administration (TSA), l'agence nationale américaine de sécurité dans les transports. Cet été, ce fut par exemple le cas pour le contrôle des batteries de portables, que j'ai déjà évoqué. Le décret permettra d'imposer des critères standards à toutes les compagnies aériennes qui desservent la France – un avertissement pourra être suivi d'une interdiction de vol vers l'Hexagone.