La commission des finances a décidé de mener dans le cadre de la mission d'évaluation et de contrôle, une réflexion sur les enjeux de la formation continue et de la gestion des carrières dans la haute fonction publique.
Alors que le Gouvernement affirme pour 2016 l'ambition de mettre en place une nouvelle gestion des ressources humaines de l'État, il importe de permettre à la représentation nationale de se saisir des enjeux d'une démarche essentielle pour le bon fonctionnement des pouvoirs publics et à l'efficacité de leur action.
Ainsi, sous la co-présidence de MM. Olivier Carré et Alain Claeys, Michel Zumkeller et moi-même allons mener cette mission, en tant que co-rapporteurs et membres respectivement des commissions des lois et des finances, avec trois principaux objectifs : en premier lieu, déterminer si les procédures de recrutement, d'affectation et de mobilité de ses cadres supérieurs et dirigeants assurent à l'État de disposer de toutes les compétences utiles au service de la collectivité ; en second lieu, évaluer l'efficacité des procédures destinées à favoriser l'identification de ceux que l'on appelle les « hauts potentiels ou potentiels d'avenir » ; enfin, mesurer la pertinence des enseignements académiques et professionnels dispensés par les organismes ministériels et interministériels au début et au fil des carrières.
Nous débutons nos auditions avec vous, Messieurs, qui êtes les co-auteurs, avec M. Jean Guillot, Mme Françoise Carnet et M. Philippe Lévêque, d'un rapport sur l'encadrement supérieur et dirigeant de l'État en 2014.
M. Arnaud Teyssier, inspecteur général de l'administration. Merci de nous entendre sur ce sujet.
Ce rapport, demandé par M. le Premier ministre, s'inscrit dans une longue succession de travaux sur ce sujet, puisque le rapport Prada, remis en 1993, traitait déjà de l'encadrement supérieur et évoquait un « malaise » de celui-ci. Depuis, plusieurs rapports importants ont été publiés, qu'il s'agisse du rapport Picq ou du rapport Pochard. Notre propre travail s'inscrit dans cette continuité, mais surtout dans celle du rapport Pêcheur, de 1993, qui portait plus généralement sur la gestion de la fonction publique.
Le propos était bien d'analyser les problèmes majeurs qui se posent s'agissant de la gestion de l'encadrement majeur et dirigeant, sachant qu'elle est souvent critiquée pour son manque de souplesse ou son inachèvement. Cela tient sans doute au fait que plusieurs logiques s'entrecroisent, quelquefois difficiles à concilier. Ainsi, la création du « vivier des cadres dirigeants », qui était une initiative intéressante, devait permettre de définir des déroulements de carrière cohérents, dans une logique managériale. Mais il se heurte à une contradiction tenant au fait que les postes que ce vivier doit alimenter sont des emplois à la discrétion du Gouvernement : cet accès discrétionnaire empêche de bâtir des parcours cohérents, puisqu'il existe une sorte de frontière entre les emplois de direction (sous-directeur, chef de service) et grands emplois d'administrations centrales – et les emplois d'ambassadeur, de préfet, etc,. C'est en soi une contradiction.
Notre lettre de mission portait sur des sujets très vastes : le problème de la gestion en général, mais aussi le décloisonnement des carrières et la féminisation. Il s'agit là de problématiques lourdes et très complexes. La notion même d'encadrement « supérieur et dirigeant » n'est pas dépourvue d'ambiguïté. Jusqu'où va l'encadrement supérieur ? Comment définir l'encadrement dirigeant ? Nous avons donc fait le choix délibéré de restreindre notre champ d'analyse à la population des corps recrutés à titre principal par l'École nationale d'administration (ÉNA) et par l'École polytechnique. Cela représente tout de même un total de vingt-trois corps, comprenant en 2012 quelques 13 500 hauts fonctionnaires.
Oui, absolument. Le périmètre de notre étude est assez large et permet d'établir plusieurs constats. Le premier est celui d'un vieillissement de l'encadrement.
D'après les données que nous avons recueillies directement auprès des administrations et des corps – qui sont inédites –, la moitié de la haute fonction publique sera partie à la retraite d'ici quinze ans. Certains corps, notamment celui des administrateurs civils, verront leurs effectifs baisser fortement. Dans cette situation, on ne saurait se contenter de penser – ainsi que certains gestionnaires des ressources humaines ont tendance à le faire –, qu'il suffit de recourir aux personnes inemployées déjà présentes dans les corps et plus âgées pour pourvoir les emplois. On ne peut continuer de raisonner dans la perspective d'une attrition continuelle de la haute fonction publique d'État.
Par ailleurs, des besoins nouveaux apparaissent quand d'autres s'estompent. Nous avons donc également essayé de traiter de la question des compétences requises.
Il convient au passage de signaler que les efforts en matière de féminisation ont plutôt porté leurs fruits.
L'ouverture des corps de la haute fonction publique est beaucoup plus grande qu'on ne le croit généralement : ainsi, les anciens élèves de l'ÉNA ne représentent que 35,3 % des recrutements des corps de sortie de cette école. Il existe donc d'importants recrutements parallèles, ce qui soulève une question le nombre d'élèves à l'ENA étant actuellement fixé à 90 par an, alors que les besoins réels en hauts fonctionnaires sont de l'ordre de 250 à 300.
Nous avons également, dans ce rapport, émis des propositions.
S'agissant de la politique de recrutement, nous avions préconisé, à la suite de nos échanges avec les secrétaires généraux des ministères, d'augmenter de dix l'effectif des administrateurs civils recrutés à la sortie de l'ÉNA. Cette proposition est en cours de mise en oeuvre, puisque le nombre de postes ouverts au concours d'entrée à l'ÉNA est passé de 80 à 90. La promotion qui sortira au mois de décembre prochain comptera donc dix personnes supplémentaires, qui seront sans doute versées au moins en partie dans le corps des administrateurs civils.
Nous avions également proposé de confier à l'ÉNA le soin d'organiser une formation commune destinée à l'ensemble des hauts fonctionnaires recrutés. Cela nous a paru important, notamment afin de favoriser une acculturation et promouvoir une meilleure connaissance de la diversité de la haute fonction publique – dont les élèves de l'ENA bénéficient, mais que les autres modes de recrutement ne permettent pas. Cependant, il n'a pas été encore donné suite à cette proposition.
En ce qui concerne les compétences, nous avions avec nous un ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts qui nous disait souvent qu'« un ingénieur, est un scientifique qui a pratiqué ». Or, avec la décentralisation, il est aujourd'hui plus difficile pour des scientifiques de pratiquer. Nous avions donc proposé de permettre aux ingénieurs d'exercer des métiers formateurs au sein des collectivités territoriales ou des opérateurs dès leur premier poste. Ils compléteraient ainsi leur formation scientifique par une pratique concrète. Ce n'est statutairement pas possible aujourd'hui.
En effet, les élus locaux ou nationaux se plaignent parfois du caractère quelque peu « hors-sol » de certains administrateurs…
Pour ce qui est des parcours, nous avions préconisé un renforcement de la mobilité : à notre sens, elle doit se faire dans un environnement vraiment différent. Les anciens élèves de l'ÉNA sont astreints, statutairement, à une mobilité de deux ans hors de leur corps ou de leur ministère. Nous avions proposé d'en « durcir » les conditions, afin de mieux garantir la diversité des parcours et de mieux s'assurer que ces hauts fonctionnaires puissent voir comment une autre administration fonctionne. Un décret du 6 novembre 2015 a mis en oeuvre cette préconisation : désormais, un administrateur civil ne peut faire sa mobilité que dans le périmètre d'un secrétariat général autre que celui auprès duquel il est affecté.
Nous avions également mis en lumière l'accélération des carrières, du fait par exemple du raccourcissement de huit à six ans du délai requis pour occuper les emplois de sous-directeur. Un décret du 31 juillet 2015 a rétabli le délai de huit ans après la sortie de l'ÉNA, et créé un délai de dix ans pour devenir chef de service. Ce même décret prévoit une nomination aux emplois de sous-directeur et de chef de service d'abord pour une durée d'un an, l'affectation pouvant être prolongée par la suite jusqu'à six ans.
Enfin, nous avions préconisé un rapprochement entre la fonction publique d'État et la fonction publique territoriale. On pourrait par exemple organiser des écrits communs aux concours d'entrée de l'ENA et de l'Institut national des études territoriales (INET), comme cela se pratique pour les écoles de commerce ou les écoles d'ingénieur. Nous avions également recommandé un alignement des taux de contribution aux charges de pension. En effet, lorsqu'une collectivité locale recrute un fonctionnaire d'État, le coût est beaucoup plus élevé que lorsqu'elle emploie un fonctionnaire territorial. Il n'existe aujourd'hui qu'une dérogation pour les anciens agents exerçant des fonctions dans les domaines de l'assistance technique fournie par l'État pour des raisons de solidarité et d'aménagement du territoire (ATESAT) et de l'application du droit des sols (ADS). À notre connaissance, cette proposition n'a pas été mise en oeuvre.
L'idée qui sous-tend notre mission est que l''État doit pouvoir disposer des meilleures compétences. Aujourd'hui, le recrutement, la formation et le suivi des carrières, dans un monde qui bouge très vite, vous paraissent-ils bien organisés ? Comment, éventuellement, les améliorer ?
D'un point de vue global, je pense que l'on peut parler d'un défaut d'interministérialité. Depuis un certain nombre d'années, les grandes administrations ont repris le contrôle de la gestion des carrières ; le dispositif interministériel s'est affaibli. Cette évolution résulte d'un certains nombre de facteurs mais elle constitue une faiblesse. Le système mis en place en 1945, qui reposait non seulement sur la création de l'ENA mais également sur celle du corps des administrateurs civils et d'autres mesures de grande envergure, reposait sur une dynamique interministérielle.
Il y a là un vrai problème. C'est particulièrement vrai pour le corps des administrateurs civils – qui comme chacun sait – n'a pas de chef de corps. Pour l'anecdote, nous avons pu constater au cours de notre travail que l'État avait même du mal à compter ses administrateurs civils. Il existe sur cette question des chiffres divergents…
En prévoyant la mise en place de programmes, la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) devait favoriser la transversalité, puisqu'une même action peut concerner plusieurs ministères. La déficience que vous pointez dans la gestion de la fonction publique ne va-t-elle pas à l'encontre de cette logique budgétaire ?
C'est exact. Mais nous rencontrons un véritable problème d'organisation institutionnelle. Parmi nos recommandations, figurait celle –piquante compte tenu de nos commanditaires –, d'unifier le pilotage de l'encadrement supérieur en fusionnant la délégation pour la rénovation de l'encadrement dirigeant de l'État avec la direction générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP). Même l'approche interministérielle est en effet quelque peu dispersée.
Quelles sont les forces qui freinent le changement, le souci de garder la main ? N'est-ce pas là le signe qu'il existe certaines pesanteurs ?
Les structures humaines que sont les administrations ont une tendance naturelle à vouloir garder la main sur la gestion de leur personnel ! Les magistrats veulent gérer les magistrats, les militaires être gérés par des militaires, les professeurs par des professeurs, etc. Indépendamment des bonnes volontés, et d'un discours managérial souvent sincère, cette logique demeure extrêmement forte, alors que le système instauré en 1945 visait précisément à la contrecarrer.
Pour combattre ces tendances fortes, il faut un dispositif institutionnel très puissant, ce qui suppose un pilotage assuré au plus haut niveau et bien articulé.
J'ai le souvenir d'une mission d'évaluation et de contrôle dont j'étais également le rapporteur qui s'était penchée sur la gestion des ressources humaines au sein du ministère de l'écologie. Nous avions pu mesurer toute la difficulté de la fusion des corps, notamment, et de la mise en place d'un nouveau mode de gestion dans un ministère très complexe qui mêlaient les services chargés de la gestion des eaux et forêts, des mines et des ponts.
J'avais participé moi-même à une mission qui portait sur ce ministère : en vingt ans, les choses ont beaucoup évolué.
Je disais tout à l'heure que les énarques ne représentent qu'un peu plus du tiers des hauts fonctionnaires recrutés par les corps de sortie ENA parce que le nombre de places ouvertes au concours n'est pas fixé très directement en fonction des besoins – pour des raisons que je n'analyserai pas ici : l'ENA est une institution si chargée symboliquement que l'augmentation du nombre d'élèves ne paraîtrait pas neutre. Les critères utilisés ne sont donc pas toujours très sains.
Il existe donc des recrutements parallèles, ce qui pose des problèmes de cohérence. Je ne suis pas en train de plaider en faveur d'un monopole de l'ENA sur les recrutements, bien au contraire : il n'a jamais existé, et la question ne se pose pas. Nous soulignons en revanche qu'il serait bon que l'ensemble des hauts fonctionnaires, qui exercent les mêmes métiers, possèdent au moins d'un socle de formation commune interministérielle de plusieurs mois. Le risque, c'est de ne former que de purs spécialistes.
Nous avons pointé le problème particulièrement aigu des tribunaux administratifs : les conseillers de ces tribunaux sont maintenant recrutés par l'ENA de façon marginale. Le concours spécifique de recrutement des magistrats administratifs, qui s'est appelé concours complémentaire, est devenu de très loin principal. Il faudrait trancher : soit l'on arrête le recrutement par l'ENA, soit au contraire l'on augmente la part des recrutements par l'ENA, soit encore l'on fait en sorte que tous ceux qui sont recrutés aient au moins six mois de formation commune interministérielle avec d'autres hauts fonctionnaires. Les évolutions du métier de magistrat administratif peuvent avoir des effets considérables. C'est bien de disposer de juristes de très bonne qualité mais le droit public suppose aussi une connaissance minimale de notions d'administration générale.
Il peut être tout à fait intéressant de recruter par diverses voies, mais on perd quelque chose de commun. Il y a un vrai risque d'enchaînement d'effets pervers, ce qui est, il faut bien le dire, assez français.
Pouvez-vous revenir sur les modalités d'affectation des élèves de l'ENA en fin de scolarité ? Comment l'ENA aborde-t-elle la question de la formation continue ? C'est peut-être en effet par ce point que notre système pèche – même si la gestion des hommes et des femmes au fil de leur carrière n'est facile pour personne.
Je peux d'autant plus facilement parler de ce processus d'affectation en fin de scolarité que je suis sorti de l'ENA il y a quelques années.
Il y a eu une tentative de suppression du classement de sortie qui n'a pas prospéré. Aujourd'hui, la pratique de recrutement est devenue très professionnelle : les élèves intéressés par un corps ou un ministère sont reçus pour un entretien au cours duquel leur est présentée la réalité du poste, de l'environnement. Sur la base de ces entretiens, ils font leur choix en fonction de leur rang de classement. Les administrations ont la possibilité d'émettre des avis réservés, ce qui arrive quelquefois – lorsque quelqu'un, par exemple, ne prend pas en considération les contraintes des métiers du corps préfectoral ou du corps diplomatique, qui imposent des déménagements réguliers. Ces entretiens permettent aux élèves de savoir où ils vont, et aux recruteurs de savoir qui ils recrutent. Une commission de suivi, présidée par un haut fonctionnaire, assure une certaine fluidité du dispositif.
En tant que recruteur –puisque j'ai, comme secrétaire général de l'inspection générale de l'administration, participé au recrutement de deux élèves de l'ÉNA au 1er janvier –, il me semble que le processus fonctionne bien.
En ce qui concerne la formation continue, l'ENA propose aux anciens élèves, dans les cinq ans qui suivent la fin de leur scolarité, de suivre gratuitement des modules de formation. Certains le font. L'ENA organise aussi, en collaboration avec la mission cadres dirigeants, le cycle interministériel du management de l'État (CIME), étape nécessaire dans l'entrée dans le vivier des cadres dirigeants. Il se déroule sur une année, à raison de deux jours par mois. Y interviennent à la fois des hauts fonctionnaires cadres dirigeants et des personnes issues du secteur privé.
On pourrait poser les mêmes questions sur les élèves de l'École polytechnique.
Chaque administration gère-t-elle son propre système de formation continue, ou bien existe-t-il des mutualisations ?
Il existe en effet des dispositifs ministériels de formation. Vous m'autoriserez à prendre l'exemple du ministère de l'Intérieur : le ministère a mis en place un Cycle supérieur d'études territoriales (CSET), qui compte trois niveaux. Le premier niveau repose sur une formation organisée à l'issue de la scolarité, destinée aux hauts fonctionnaires qui arrivent au ministère, qu'ils viennent de l'ENA ou qu'ils soient issus d'un recrutement parallèle (tour extérieur ou liste d'aptitude). Le cycle de niveau 2 s'adresse à ceux qui sont susceptibles d'accéder à un emploi de sous-directeur. Enfin, le troisième niveau concerne ceux qui deviennent directeurs ou préfets.
Il existe par ailleurs des mutualisations. Il m'est moi-même arrivé de suivre une formation co-organisée par le ministère de l'intérieur et l'Institut de la gestion publique et du développement économique (IGPDE), qui dépend du ministère des finances.
Les anciens élèves de Polytechnique sont-ils dispersés dans différents corps, ou plutôt rassemblés dans des postes scientifiques ou techniques ? Cette grande école permet-elle encore d'accéder à des postes très différents les uns des autres ?
Les polytechniciens sortent dans trois corps de la haute fonction publique de l'État : le corps des ingénieurs des ponts, des eaux et des forêts, issu de la fusion du corps des ingénieurs des ponts et chaussées et de celui du génie rural, des eaux et des forêts ; le corps des mines, produit de la fusion du corps des mines à proprement parler avec celui des télécommunications ; enfin, le corps des administrateurs de l'INSEE.
Pour autant, l'affectation dans un corps d'ingénieurs n'interdit pas d'exercer des fonctions autres que celles exercées par les ingénieurs. D'ailleurs, beaucoup occupent des postes à la direction du budget ou du trésor.
Il existe différents instituts de hautes études. J'ai eu la chance de suivre deux cycles d'études de ces instituts : le Cycle des hautes études pour le développement économique (CHEDE), organisé par l'IGPDE, et plus récemment un cycle de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN). Les organisations sont différentes, puisque, par exemple, ce second institut est directement rattaché au Premier ministre, quand d'autres organismes dépendent de ministères qui décident éventuellement d'ouvrir leurs propres formations à d'autres personnels que leurs cadres, ainsi qu'à des publics extérieurs à la haute fonction publique de l'État. Je pense au CHEDE, mais il y a aussi l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), l'Institut national de formation des personnels du ministère de l'agriculture (INFOMA)ou l'Institut de formation de l'environnement (IFORE).
Dans le cas de l'IHEDN, les deux tiers des effectifs sont issus du monde du travail et de diverses administrations, et un tiers est formé de personnels militaires – des colonels en devenir, les généraux étoilés de demain. Ce modèle transversal me paraît le plus à même de favoriser la rencontre, le brassage, et la vraie interministérialité. Quel est votre sentiment à ce sujet ?
Nous n'avons pas étudié précisément cet aspect mais nous y retrouvons la même problématique de l'approche interministérielle. Au cours de notre travail, il est apparu par exemple que la formation offerte par le CIME est plutôt appréciée, mais que pour ses participants, elle présente surtout l'intérêt de permettre la rencontre d'autres cadres dirigeants avec lesquels ils n'entretiennent pas de rapports courants. Ce brassage, qui ne relève pas seulement de la simple convivialité, est jugé par tous extrêmement positif. Cela revient de façon frappante dans les avis, signe sans doute que cela fait défaut dans la pratique quotidienne – nous avons déjà évoqué ce manque.
Dans ce domaine, on observe une grande dispersion pour des raisons qui sont assez proches de celles que nous avons analysées toute à l'heure. Il existe une forte aspiration des administrations ministérielles à développer, à la sortie des écoles, des formations qui leurs soient propres. Parfois, ce peut être intéressant mais il faut éviter les doublons.
Comment identifier les personnes à haut potentiel ? Existe-t-il une démarche systématique ou faut-il développer cet aspect ?
La création du vivier s'inscrit dans cette logique de détection. L'un des aspects les plus positifs de cette démarche a été que sa mise en place a obligé les grandes administrations à professionnaliser leur gestion des ressources humaines dans la perspective de construire des parcours de carrière : on nous a souvent dit que cela avait beaucoup aidé lors de la désignation de sous-directeurs ou de chefs de service – ceux-ci n'étant pourtant pas des emplois à la décision du Gouvernement, normalement concernés par le vivier.
Je redis toutefois que si l'on peut identifier des hauts potentiels, on se heurte néanmoins à la déconnexion qui s'opère du fait de la nomination discrétionnaire par le Gouvernement aux plus grands emplois. Bien sûr, cette déconnexion n'est pas systématique, mais elle est réelle. Il n'y a en France aucune espèce d'environnement professionnalisant pour les nominations aux emplois qui sont à la discrétion du Gouvernement, à la différence de ce qui se passe en Grande-Bretagne, par exemple – modèle pourtant de notre système de 1945. Cela me paraît constituer un sujet d'interrogation.
Le rapport Pochard allait dans ce sens. Ce n'est pas facile, car cela n'offre pas toutes les garanties. En tout cas, un dispositif minimal qui professionnaliserait le recrutement aurait certainement un effet très positif. Ce serait en outre bien plus motivant pour les fonctionnaires.
S'agissant de la féminisation, quel bilan peut-on tirer ? Quelles perspectives ? Dans nos territoires, elle paraît bien réelle, avec une attention particulière au sein du corps préfectoral.
Nous faisons le constat, bien étayé par des chiffres, d'une assez sensible amélioration de la féminisation de l'encadrement supérieur et dirigeant de l'État. Elle reste inachevée aux plus hauts emplois, pour des raisons assez classiques de génération. Il nous semble tout de même que ce que l'on appelle « le plafond de verre » s'est nettement fissuré, même s'il faut noter des inégalités selon les administrations.
La féminisation semble notamment moindre chez les ingénieurs, pour des raisons qui ne sont pas faciles à expliquer. Les jeunes filles réussissent moins bien aux concours d'ingénieurs, même aux écrits. Mais la féminisation est réelle, même dans certaines administrations que je ne nommerais pas ici, mais qui étaient particulièrement rétives à ce phénomène. C'est là, je crois, un mouvement culturel assez profond.
En ce qui concerne les ingénieurs, il faut souligner que le recrutement par l'État arrive en bout de course : il y a aujourd'hui de l'ordre de 15 % de jeunes filles à Polytechnique, parce qu'il y a 15 % de jeunes filles en classes préparatoires scientifiques et qu'elles sont déjà moins nombreuses que les garçons en première et terminale scientifiques. Il sera donc difficile d'augmenter de beaucoup le nombre des femmes intégrant les corps d'ingénieurs.
Les anciens élèves de l'ENA et de l'École polytechnique demeurent-ils pour la plupart au service de l'État, ou bien partent-ils souvent dans le secteur privé ? Y a-t-il des évolutions notables ? Comment peut-on mesurer que ceux qui s'engagent dans une formation longue et très valorisée restent effectivement au service de l'État. Cela dépend-il de leur rang de sortie ou des opportunités qui leur sont offertes ?
Il existe à l'École polytechnique une tradition de sortie de la sphère publique beaucoup plus importante qu'à l'ENA, pour toutes sortes de raisons.
S'agissant de l'ENA, la proportion d'anciens élèves travaillant dans le secteur privé oscille, en fonction surtout de la conjoncture, entre 15 % et 20 %. Elle va très rarement au-delà. Cela veut dire, inversement, que 80 % à 85 % d'entre eux travaillent pour l'État, les collectivités territoriales, des établissements publics, voire des entreprises publiques. Les départs vers le privé demeurent donc un phénomène limité : il y a une certaine fidélité à la sphère publique, même si quelques figures emblématiques peuvent donner le sentiment contraire.
Il me semble également – je vous livre là une appréciation empirique – que, dans les générations qui se présentent aujourd'hui au concours de l'ENA, la motivation du service public est forte : il y a d'authentiques vocations. Passer par l'ENA puis l'inspection des finances pour partir dans le privé est devenue – me semble-t-il –, un comportement marginal.
Notre rapport traite de la question du nombre de personnes en disponibilité dans les corps sur lesquels nous avons travaillé – quelle que soit la façon dont ces personnes ont été recrutées sachant que la disponibilité permet d'exercer des fonctions dans le secteur privé, mais pas uniquement : il peut y avoir bien d'autres motifs, un simple rapprochement de conjoint par exemple.
Nous sommes globalement à moins de 10 % pour les corps de sortie ENA. Pour les corps de sortie Polytechnique, en revanche, la proportion est toute autre : on approche 800 sur 3000 personnes, soit près de 25 % des effectifs d'une promotion. Pour le corps d'ingénieur des mines, il y a même plus de personnes en disponibilité que de personnes en activité dans le corps.
Merci beaucoup. Nous avons, je crois, évoqué les principaux enjeux de cette question. Nous vous demanderons, le cas échéant, des précisions par écrit.