La séance est ouverte à dix heures.
Je suis heureuse d'accueillir, pour une audition sur la situation de sécurité en Scandinavie et autour de la mer Baltique, Leurs Excellences M. Rolf Einar Fife, ambassadeur de Norvège en France, M. Risto Piipponen, ambassadeur de Finlande en France, et Mme Veronika Wand-Danielsson, ambassadeur de Suède en France.
Mme Kirsten Malling Biering, ambassadeur du Danemark, n'a malheureusement pas pu se joindre à nous ce matin car elle accompagne le Prince héritier à la base aérienne 115 à Orange, à l'occasion de la participation de dix chasseurs F-16 danois aux exercices Volfa de notre armée de l'air. Cela témoigne d'ailleurs de l'excellent niveau de coopération atteint par nos armées respectives.
Nous avons auditionné la semaine dernière deux chercheurs sur le sujet qui nous intéresse, mais je souhaitais aussi entendre directement les ambassadeurs des pays concernés car notre commission se doit d'avoir une vision d'ensemble des enjeux de sécurité tout autour de l'Europe.
Merci de me donner l'occasion de présenter la politique de défense et de sécurité nationale de la Norvège, plus précisément au sujet de la zone Scandinavie-Baltique. Je n'aborderai donc pas d'autres questions, notamment celles liées à l'Afghanistan, à Daech ou au Mali, sauf s'il y a des questions sur ces derniers sujets.
Il nous est demandé de dresser un panorama des menaces sur cette zone et des politiques de défense mises en oeuvre pour y répondre. Cette audition, Madame la présidente, fait suite à votre déplacement en Norvège et à votre visite du Parlement norvégien, le Storting, le 20 décembre dernier.
Je commencerai par rappeler de façon succincte quelques fondements de notre situation stratégique du fait de notre géographie, de notre histoire et du nouveau paysage stratégique. Alors qu'elle compte cinq millions d'habitants, la Norvège a un grand territoire et la responsabilité de gérer de vastes espaces maritimes, plus de deux millions de kilomètres carrés dans le Grand Nord.
La Norvège a une frontière terrestre commune avec la Russie de 196 kilomètres, qui représente également la frontière extérieure de l'OTAN et la frontière extérieure de l'espace Schengen. Nous avons perçu les effets des flux migratoires récents même par cette « voie arctique » à travers la frontière norvégo-russe.
Le fondement de la sécurité norvégienne est l'OTAN. Cette organisation assure à nos yeux la sécurité euro-atlantique essentielle depuis la Seconde Guerre mondiale. Notre vision a notamment été façonnée par notre expérience d'État neutre au cours des deux guerres mondiales et des années d'occupation au cours de cette dernière guerre.
En raison du courant du golfe du Mexique, le gulf stream, nos espaces maritimes ne sont pas pris par les glaces. Ils représentent donc, depuis des siècles, une région d'accès privilégié, aussi pour les navigateurs russes, et un espace important pour nombre d'activités économiques norvégiennes. C'est donc une partie de l'Arctique très active, avec 480 000 Norvégiens résidant de façon permanente au-delà du cercle polaire, qui passe à 66 degrés de latitude nord. L'Arctique, pour nous, n'est donc pas quelque chose d'exotique mais au contraire une réalité très présente.
Les eaux intérieures de Norvège, celles sans passage offensif et constituant le corridor entre la terre ferme et les îles qui longent nos côtes, couvrent 125 000 kilomètres carrés. S'y ajoutent 114 000 kilomètres carrés de mer territoriale de douze milles marins, au-delà des eaux intérieures. À ce total de 240 000 kilomètres carrés d'eaux territoriales, s'ajoutent encore 1,8 million de kilomètres carrés soumis à la juridiction norvégienne en ce qui concerne la pêche, le pétrole, le gaz et la protection de l'environnement.
Ces activités ainsi que ces responsabilités sont donc intimement liées à notre façade maritime. Elles expliquent en grande partie notre histoire. Sans comprendre cette géographie, difficile en effet de décrire les événements de 1940 ou encore les grandes pertes subies par la Norvège pendant le blocus de la Première Guerre mondiale. Mon arrière-grand-père maternel fut le premier capitaine de navire norvégien coulé par un sous-marin en 1915. En dépit de sa neutralité, la Norvège a perdu la moitié de sa flotte marchande au cours de la Première Guerre mondiale.
J'ajouterai qu'aujourd'hui nous avons dans nos espaces maritimes une des infrastructures pétrolières et gazières les plus importantes au monde. Pour ne citer qu'un exemple, le pipeline reliant le plateau continental norvégien et Dunkerque, traverse sept plateaux continentaux, et explique pourquoi la Norvège est le premier fournisseur de gaz naturel de la France. Je pourrais ajouter que notre pays est aussi son premier fournisseur de produits de la mer. Pour résumer : l'interdépendance entre la sécurité européenne et norvégienne est totale, de même que notre interdépendance notamment énergétique, et nous partageons des valeurs fondamentales communes.
En ce qui concerne l'évolution du paysage stratégique actuel, je commencerai par évoquer la Russie. Notre ministre de la Défense, Mme Ine Marie Eriksen Søreide, a constaté que la situation sécuritaire de l'Europe a changé de façon profonde et rapide. Bien que cela ne signifie pas que la Norvège considère la Russie comme une menace militaire directe, ce sont les activités de la Russie qui ont instauré un nouveau degré d'incertitude et d'imprévisibilité en Europe. Selon notre ministre, cela nécessite une adaptation de notre planification militaire. De par sa position géographique et ses intérêts, la Russie a toujours été un facteur décisif dans cette planification.
Notre chef d'état-major, l'amiral Bruun-Hansen, dans son discours annuel devant l'association militaire d'Oslo avant-hier soir, a souligné que l'intervention de la Russie en Ukraine en 2014 – une violation flagrante du droit international et de l'architecture de paix internationale établie sur les cendres de la Seconde Guerre mondiale – ainsi que l'engagement de ce pays en Syrie en 2015 ont démontré une puissance militaire ayant en grande partie réussi à mettre en oeuvre son programme de réforme et de modernisation. Il s'agit, selon lui, d'une structure militaire professionnelle qui assure une mobilité stratégique et tactique considérable, avec une grande capacité réactive. Parmi les priorités de cette puissance militaire figurent le contrôle de l'espace aérien, des sous-marins silencieux, et des armes de haute précision à grande distance. Selon lui, ces développements vont continuer en dépit de quelques retards dus à la situation économique de la Russie, et cela appelle une augmentation de la capacité militaire et réactive de l'OTAN et de la Norvège. L'activité de sous-marins silencieux représente, selon l'amiral Bruun-Hansen, un risque considérable dans le cadre du renforcement des lignes de communication maritime entre l'Europe, la Norvège et la zone de la mer Baltique. C'est aussi la raison pour laquelle nous avons, du côté norvégien, mis l'accent sur la dimension maritime dans nos positions au sein de l'OTAN.
À maints égards, il y a aussi une confrontation – si on peut lui donner ce nom – entre la Fédération de Russie et l'OTAN sur le plan rhétorique, avec, toujours selon l'amiral Bruun-Hansen, des efforts de la part de la première pour affaiblir la solidarité au sein de l'Alliance atlantique. Il est selon nous essentiel d'oeuvrer à la préservation de cette solidarité et à la cohérence de l'Alliance. Nous sommes convaincus qu'il faut privilégier une approche assurant un bon équilibre entre la dissuasion et le dialogue avec notre État voisin. Je note d'ailleurs que le secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, ancien Premier ministre de Norvège, fut interviewé avant-hier (le 30 janvier 2017) dans l'émission HARDtalk de la BBC. Selon lui, le dialogue avec la Russie doit être empreint de fermeté et de lisibilité. C'est aussi cette approche qui caractérise la politique norvégienne.
La signature par la Norvège et de la Fédération de Russie en 2010 du traité de délimitation et de coopération en mer de Barents et dans l'océan Arctique, instaurant une frontière maritime commune de 1 600 kilomètres, démontre qu'il est tout à fait possible de conclure des accords avec les Russes dans un contexte de clarté. Communiquer clairement ses positions ne constitue pas une recherche de la confrontation.
Nous avons, depuis novembre dernier, une décision significative au sein de notre Parlement sur ce que nous pourrions appeler le Livre blanc de la défense norvégienne, c'est-à-dire le programme d'adaptation de notre défense au nouvel environnement stratégique. Notre chef d'état-major a indiqué que la Norvège avait augmenté depuis l'automne 2014 les jours de navigation de 33 % dans le Grand Nord, où nous assurons une présence presque ininterrompue de sous-marins. Nous avons également augmenté le nombre de patrouilles aériennes d'observation, le nombre de manoeuvres et les activités de renseignement. Il ne s'agit pas de provoquer mais de détecter.
Les activités russes au large de nos côtes ont été estimées normales en 2016. Nous n'avons pas enregistré de provocation ni d'incursion territoriale.
Notre activité de garde-côte est significative dans le Grand Nord. En 2016, nous avons patrouillé avec quinze bâtiments. Nous avons effectué 1 588 inspections en haute mer à bord de chalutiers, 158 opérations de recherche-sauvetage pour toutes sortes de navires, en grande partie russes, et 3 275 autres opérations civiles. Les activités de pêche russes sont considérables mais nous les jugeons normales.
Nous prenons l'évolution du paysage stratégique au sérieux et nous ne voyons aucune raison de dévier du message principal du vingtième sommet de l'OTAN à Varsovie en juillet dernier. La mission essentielle de l'OTAN demeure selon nous inchangée. Notre coopération avec l'Union européenne ne fait qu'augmenter : nous participons aussi depuis longtemps à des opérations dirigées par l'Union européenne. Nous apprécions énormément les contributions significatives de la Finlande et de la Suède aux opérations dirigées par l'OTAN. Enfin, nous sommes en train de déployer un premier bataillon prépositionné de 200 soldats en Lituanie, avec l'Allemagne comme nation-cadre. Il ne s'agit nullement de provocation mais d'une volonté de renforcer notre présence et notre crédibilité.
Merci pour votre invitation.
Pour ma part, je vous expliquerai comment la Finlande perçoit la situation sécuritaire dans son environnement proche et comment elle fait face aux défis induits par l'évolution de celle-ci. Mon analyse se fonde sur le Livre blanc sur la politique étrangère et de sécurité que le Gouvernement finlandais a soumis au Parlement en juin 2016. Celui-ci sera complété ce mois-ci par un autre Livre blanc sur la politique de défense, dont le contenu n'est pas encore connu.
Autrefois, la sécurité dans la région avoisinante de la Finlande était fondée sur la coopération entre les pays, celle-ci s'appuyant sur des principes communs ainsi que sur des traités internationaux et d'autres mesures de confiance renforçant la sécurité. Cette sécurité basée sur la coopération est toutefois mise à mal, voire ébranlée par la Russie. Les objectifs et les intentions exactes de celle-ci demeurent incertains, mais il semble que ses actions soient dictées par des concepts d'identité de grande puissance et de sphère d'influence.
Le développement sécuritaire en Europe s'est affaibli ces dernières années. La Russie a annexé illégalement la Crimée et engendré un conflit en Ukraine de l'est. La tension s'est accrue dans la région de la mer Baltique aussi, et l'on y assiste à un essor de l'activité militaire. De même, la Russie a renforcé sa présence et s'est montrée plus active dans la région arctique, bien que la situation y demeure, comme nous venons de l'entendre, relativement stable. En même temps, le développement interne de la Russie est inquiétant. Le Gouvernement russe tente de lutter contre l'instabilité interne, ce qui met en péril les valeurs telles que la démocratie, l'État de droit et les libertés citoyennes.
Promouvant ses propres intérêts, la Russie emploie une large palette de moyens, tant militaires que non militaires. En effet, la Russie fait usage d'une pression politique mais aussi économique et militaire, et recourt à différentes formes de guerre cybernétique et de l'information, et à des combinaisons de celles-ci, sans oublier d'autres moyens d'influence hybride, l'objectif étant de créer une pression et d'engendrer des dommages, de l'incertitude et de l'instabilité chez le tiers faisant l'objet de ces mesures.
Les agissements de la Russie ont conduit l'OTAN à mettre en exergue la consolidation de la dissuasion et de la défense commune. En réponse à la détérioration de la situation sécuritaire, l'OTAN s'efforce de stabiliser la région de la mer Baltique, tout en se préparant au déclenchement éventuel d'une crise militaire. Le renforcement des capacités de défense et le soutien accordé aux pays baltes et aux autres États membres de l'Est de l'Alliance jouent désormais un rôle central dans l'activité de l'OTAN.
Ce contexte de sécurité plus tendu a naturellement des répercussions directes pour la Finlande. La rapidité des changements et l'imprévisibilité caractérisent notre environnement de politique étrangère et de sécurité en mutation.
Quels sont alors les priorités et les objectifs de la politique de sécurité de la Finlande ? Ils peuvent être résumés en quatre points, à savoir, une défense nationale crédible qui se fonde sur la conscription générale ; la participation à l'intégration occidentale, les partenariats bilatéraux ainsi que le partenariat avec l'OTAN ; des relations franches et constructives avec la Russie ; le renforcement du système international basé sur des règles communes.
La conscription générale constitue le pilier de notre défense. La Finlande a été suffisamment prévoyante pour maintenir en vigueur ce dispositif que nombre d'États ont abandonné, et cette décision s'est révélée sage. En effet, d'après une récente enquête Eurobaromètre, 91 % des Finlandais font confiance à l'armée. Ce chiffre est de loin le plus élevé en Europe.
Une défense crédible constitue un frein efficace à d'éventuels projets d'invasion militaire, mais elle fait aussi de la Finlande un partenaire intéressant au plan international.
Une défense crédible suppose que nous préservions nos capacités d'action et notre niveau d'armement. Les forces terrestres ont déjà fait l'objet de réformes visant à renforcer nos capacités militaires. Dans les prochaines années, la Finlande effectuera également d'importantes acquisitions dans les domaines de la marine et des forces aériennes.
Le budget de la défense de la Finlande s'élève à 1,3 % du PIB. Celui-ci est encore plus élevé si l'on emploie la méthode de calcul de l'OTAN. En comptant les acquisitions futures de la marine et des forces aériennes, la part des dépenses du PIB s'élève à 2 %.
La Finlande est un pays générateur de sécurité. La participation active à la coopération internationale est conforme aux intérêts de la Finlande et constitue une preuve qu'elle prend part à la responsabilité globale. Actuellement, la Finlande n'appartient à aucune alliance militaire, mais elle se montre active dans l'établissement de contacts à l'échelle internationale, tout en gardant la possibilité d'une alliance militaire.
La Finlande soutient pleinement le développement de la coopération européenne de défense. Dans ce domaine, elle partage les vues de la France. La Finlande considère qu'il ne faut a priori rien exclure de la coopération, mais au contraire identifier des mesures qui pourraient faire l'objet d'une mise en oeuvre commune. Il va de soi que le développement des capacités militaires nécessite une base technologique et industrielle performante ainsi que des mesures de sécurité de l'approvisionnement en Europe.
La solidarité mutuelle est également importante. La clause d'assistance mutuelle de l'Union européenne a une forte signification en matière de politique de sécurité. En tant que membre de l'Union européenne, la Finlande ne saurait se tenir à l'écart si la sécurité dans ses régions avoisinantes ou ailleurs en Europe était menacée. Aussi la Finlande a-t-elle été parmi les premiers pays à répondre positivement à la demande de renforts de la France sur la base de l'article 42.7. En effet, elle a proposé de mettre à la disposition de la France des ressources humaines afin de permettre à celle-ci d'affecter ses propres ressources à la lutte contre le terrorisme et aux opérations conduites dans les régions voisines.
L'OTAN est un acteur central dans la promotion de la sécurité et de la stabilité tant transatlantique qu'européenne. La Finlande souhaite mener avec l'OTAN un partenariat de grande envergure ayant vocation à évoluer. Ceci présuppose un dialogue politique régulier ainsi qu'une coopération d'ordre pratique, par exemple sous forme de participation de la Finlande aux opérations de gestion de crise, à la planification des activités relatives aux opérations, à la formation et à l'entraînement de l'OTAN, ainsi qu'à la coopération en matière de cyber-sécurité.
Parallèlement, il importe à la Finlande que l'adhésion à l'OTAN demeure ouverte à tous les États européens qui possèdent la capacité et les moyens de promouvoir les objectifs du traité de l'Atlantique Nord, dont la Finlande.
Parmi les pays avec lesquels la Finlande mène une coopération bilatérale, la Suède a un statut particulier. La Finlande est disposée à promouvoir une coopération concrète et pratique avec la Suède, sur la base d'intérêts communs et sans restrictions. La coopération avec les autres pays nordiques est également importante pour la Finlande.
Avec les États-Unis, la Finlande a renforcé la coopération pour les matériels et l'entraînement.
Dans sa relation avec la Russie, la Finlande met l'accent sur la coopération et le maintien du dialogue. Ce dialogue est d'autant plus important que nous partageons une frontière commune de plus de 1 300 kilomètres. Il porte non seulement sur les questions concernant la région de la mer Baltique et la situation internationale mais aussi sur des questions bilatérales.
Une coopération renforcée entre l'Union européenne et la Russie permettrait d'améliorer la sécurité et de dynamiser l'économie dans toute l'Europe, ce qui présuppose toutefois que la Russie respecte le droit international et ses autres engagements internationaux, ce qui n'a pas été le cas ces dernières années.
Lorsque nous examinons les relations entre l'Union européenne et la Russie, nous devons garder en mémoire les raisons qui ont conduit l'Union à imposer des sanctions à la Russie. Celles-ci ont été imposées à la suite de l'annexion de la Crimée et du conflit dans l'est de l'Ukraine. La mise en oeuvre des accords de Minsk est donc nécessaire pour l'amorce de la levée des sanctions. L'unité de l'Union européenne est ici importante. Dans ce contexte, je veux remercier la France, qui s'est montrée active dans l'initiation du processus de Normandie et le maintien des négociations.
En dépit des sanctions, nous pouvons poursuivre une coopération pratique et transfrontalière avec la Russie. Il est par exemple important de faciliter les contacts directs entre la société civile et les citoyens.
De même, les questions relatives à la mer Baltique et à la région arctique continuent de faire l'objet de différentes formes de coopération, sans que celle-ci soit entachée par la situation sécuritaire tendue. Les activités du Conseil des États de la mer Baltique, du Conseil euro-atlantique de Barents et du Conseil de l'Arctique en constituent des exemples concrets.
Je vous remercie de nous permettre de décrire notre politique de sécurité et de défense, les défis nouveaux auxquels nos trois pays sont confrontés et les mesures que nous avons prises aux niveaux national, régional et international. De nombreux Français, et même des Suédois, pensent que la Suède est encore un pays neutre ; je commencerai donc par brosser l'historique rapide de notre politique de sécurité et de défense.
Dans la période de l'après-guerre, la Suède avait opté, comme d'autres pays, pour une politique de non-alignement militaire en temps de paix et de neutralité en temps de guerre. Après plus de 200 ans de paix en Suède, la politique de neutralité était très fortement ancrée chez les citoyens suédois, et elle continue de l'être.
Pour rendre cette politique crédible, la Suède s'est dotée d'une défense nationale forte, son industrie de défense construisant ses propres avions de chasse et ses propres sous-marins grâce à un budget de la défense compris entre 3 et 3,5 % du PIB. Il en est allé ainsi jusqu'au milieu des années 1980 et la chute du Mur de Berlin.
À la fin de la guerre froide, l'Europe changea, et notre politique de sécurité évolua. Avec l'adhésion de la Suède à l'Union européenne, en 1995, la politique de neutralité fut abandonnée. Si nous restions militairement non-alignés en n'adhérant pas à l'OTAN, nous ne voulions plus être politiquement neutres mais pleinement associée à l'élaboration des positions de l'Union européenne. Depuis notre entrée dans l'Union, nous avons activement contribué au développement de la politique européenne de défense et de sécurité. La Suède est l'un des rares pays membres qui ont participé à toutes les missions de l'Union européenne, civiles et militaires : au Tchad, en République centrafricaine, au Mali, et encore le long des côtes de la Somalie dans le cadre de l'opération Atalante de lutte contre la piraterie maritime.
Un pas décisif fut pris en 2009 par le Gouvernement et le Parlement suédois, avec l'adoption d'une « clause de solidarité suédoise » visant à rendre notre législation conforme à l'article 42.7 du Traité de Lisbonne. Par cette clause, la Suède déclare qu'elle ne restera pas passive si une catastrophe ou une attaque frappe un autre pays membre de l'Union européenne ou un autre pays nordique – car la Norvège, non-membre de l'Union, n'est pas couverte par cet article du traité. La clause précise que nous nous attendons à ce que ces pays agissent de même si la Suède se trouve dans une telle situation.
Cette nouvelle doctrine de sécurité a rompu une fois pour toutes avec la politique de neutralité de la Suède. En parallèle, nous avons développé au cours des vingt dernières années notre collaboration avec l'OTAN dans le cadre du Partenariat pour la paix et du Conseil de partenariat euro-atlantique. Entre 1995 et 2015, nous avons approfondi cette relation par notre participation active aux opérations militaires de l'OTAN dans les Balkans, au Kosovo, en Afghanistan et en Libye. Nous restons présents au sein de la Force pour le Kosovo (KFOR) et en Afghanistan dans la « mission de soutien déterminé » – Resolute Support.
Notre coopération avec l'OTAN était également importante, et le demeure, pour le développement de nos capacités militaires et de leur interopérabilité avec celles des pays avancés de l'Alliance, notamment les États-Unis, par des exercices conjoints : en effet, les défis militaires à venir ne manquaient pas, puisque des projections étaient envisagées dans certains pays d'Afrique, d'Asie et du Moyen Orient.
Pensant l'Europe stable et en paix, la Suède a réduit sa défense territoriale au minimum, mis un terme à la conscription et fortement diminué son budget militaire, qui représente aujourd'hui quelque 1,1 % de son PIB. Les forces armées suédoises ont été reconfigurées, comme dans beaucoup de pays membres de l'OTAN, en unités plus petites, flexibles et réactives, prêtes à être déployées rapidement dans des régions lointaines.
Voilà où nous en étions au printemps 2014, quand le vent a tourné. La crise géorgienne, en 2008, avait été un premier avertissement, mais l'annexion illégale de la Crimée et l'attaque de l'Ukraine par la Russie ont sonné le véritable réveil, nous conduisant à revoir profondément notre politique de sécurité et de défense nationale.
La Suède considère que la crise avec la Russie, car c'est bien de cela qu'il s'agit, est le plus grave des défis sécuritaires pour notre pays, pour la région de la mer Baltique et pour l'Europe dans son ensemble. L'annexion de la Crimée et l'invasion du Donbass ukrainien constituent une violation manifeste du droit international qui déstabilise la sécurité européenne. À cela s'ajoute le renforcement considérable de l'armement russe, la Russie allouant plus de 4 % de son PIB à son budget de défense.
Cette évolution n'est pas restée sans conséquences pour la Suède. Comme le font beaucoup de pays membre de l'OTAN, nous augmentons à nouveau, et substantiellement, notre budget de défense : de 17 milliards de couronnes suédoises par an pour la période 2016-2020, soit une hausse de 11 %. Ces ressources supplémentaires sont prioritairement consacrées à des investissements dans les équipements destinés à la défense de notre territoire et, à court terme, au renforcement de notre défense aérienne. Nous réfléchissons au rétablissement de la conscription à peine abolie et nous visons à approfondir la coopération bilatérale avec des pays jugés stratégiques pour notre sécurité, à commencer par les pays nordiques – singulièrement avec la Finlande, comme mon collègue vient de le rappeler – mais aussi avec les États-Unis, que nous considérons comme un partenaire indispensable.
Nous participons bien sûr activement aux efforts continus de l'Union européenne mais aussi aux travaux d'institutions internationales telles que l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe et l'Organisation des Nations unies où, comme vous le savez, la Suède siège au Conseil de sécurité depuis le 1er janvier 2017.
Quand, après les attentats commis à Paris en novembre 2015, la France a invoqué l'article 42.7 du traité de Lisbonne, la Suède l'a immédiatement assurée de son soutien ; notre contribution a été parmi les plus rapides et les plus importantes, et cet appui se poursuit.
Nous avons aussi renforcé notre coopération avec l'OTAN par le biais d'un accord « de soutien fourni par le pays hôte » – Host Nation Support – approuvé par le Parlement suédois. Cet accord, exceptionnel au regard de l'historique que j'ai retracé, autorise les pays alliés à baser des troupes et des équipements militaires sur le territoire suédois en temps de crise. Cela permet à la Suède d'apporter une assistance militaire à l'OTAN et d'en recevoir une de sa part en cas de crise, notamment dans la région de la mer Baltique. L'accord prévoit aussi que la Suède peut accueillir sur son territoire des exercices militaires décidés d'un commun accord.
La Suède souligne la nécessité de défendre la politique de sécurité euro-atlantique et aussi, bien sûr, de renforcer les capacités de défense européennes et de se soutenir mutuellement en temps de crise, pour la défense de nos démocraties, de l'État de droit et de nos valeurs communes si souvent menacées et qu'il est essentiel de sauvegarder.
En ma qualité de membre de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN, je me rendrai en mai à Kirkenes et aux postes-frontière de Storskog et de Svanvik. Une large flotte russe est stationnée à Mourmansk, et les navires qui quittent cette base en virant à bâbord se trouvent immédiatement dans la zone économique exclusive norvégienne. Monsieur l'ambassadeur de Norvège, votre pays a-t-il constaté une forte augmentation du passage de navires russes dans cette zone depuis un ou deux ans ?
Étant à Washington à l'occasion de l'investiture du président Trump, j'ai participé au Capitole à un jeu de stratégie qui avait pour scénario l'invasion des États baltes par la Russie. La conclusion en a été que, dans une telle hypothèse, beaucoup dépendrait de l'attitude de la Finlande et de la Suède. Pouvez-vous préciser, Madame l'ambassadrice de Suède et Monsieur l'ambassadeur de Finlande, quelle serait la réaction de vos pays si pareil événement se produisait ?
Également membre de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN, je m'interroge comme mon collègue sur le danger que courent les États baltes. Je me félicite que nous vous ayons entendus ensemble, Madame et Messieurs les ambassadeurs ; la Suède et la Finlande étant membres de l'Union européenne mais non de l'OTAN et la Norvège étant dans la situation inverse, je me suis souvent interrogé sur vos positions respectives en matière de défense collective. Les trois pays sont certes membres du Conseil de l'Arctique, mais cette organisation n'a pas compétence en matière de défense commune. Vos pays ont-ils conclu des accords de défense, bilatéraux ou collectifs, avec les pays Baltes ? Comment envisagez-vous la sécurité dans cette zone en cas de « dérapage » des Russes ?
Je me réjouis, Monsieur Le Bris, que vous vous rendiez en Norvège. Si, au temps du rideau de fer, le poste-frontière de Storskog était très peu fréquenté, les échanges transfrontaliers concernent aujourd'hui des milliers de personnes chaque mois. Pour répondre à votre question, tout navire qui sort de Mourmansk pour se rendre dans les parties centrales de l'Atlantique doit passer par des zones norvégiennes. Le volume d'activité a effectivement augmenté de façon très nette, non pas seulement depuis 2014 mais depuis une dizaine d'années déjà. Comme je l'ai indiqué, aucun incident n'a eu lieu en 2016 qui pourrait être qualifié de provocation. Je souligne aussi le grand nombre d'inspections conduites par nos garde-côtes envers les chalutiers et de mesures de détection mises en oeuvre. Notre Livre blanc met l'accent sur le contrôle de notre espace aérien, mais aussi de notre espace maritime par des sous-marins et des patrouilleurs, l'interconnexion étant essentielle.
Nous avons effectivement un ancrage historique dans l'OTAN, Monsieur Vitel, cependant que nos amis, la Suède et la Finlande, sont membres de l'Union européenne. Pour autant, la coopération entre nos trois pays dépasse largement le cadre du Conseil de l'Arctique ; elle prend des formes si variées et si denses qu'elle est pour ainsi dire sédimentaire.
Les intérêts des pays Baltes sont les nôtres. En ce qui concerne votre question sur la conclusion d'accords de défense, et pour simplifier les choses, il suffirait pour moi de faire référence à un accord de 1949, le traité de Washington instaurant l'OTAN, et plus précisément son article 5. Depuis l'accession de l'Estonie, de la Lettonie ou de la Lituanie à ce traité en 2004, si une attaque armée était commise contre l'un d'eux, la Norvège considérerait une telle attaque comme une attaque dirigée à son encontre ainsi que contre les autres membres de l'Alliance. Le fait que la Norvège ait déjà participé au contrôle de l'espace aérien des trois États baltes opéré par l'OTAN et participera à la force de présence avancée renforcée qui sera déployée en Lituanie, avec un détachement de 200 soldats solidement équipés, démontre que la contribution norvégienne à la sécurité des États baltes n'est pas que juridique : elle est aussi opérationnelle. En résumé, la sécurité des trois États Baltes ne dépend pas de nouveaux accords avec la Norvège : l'accord existe déjà. Je note d'ailleurs que la Norvège fut notamment le premier État qui ratifia l'adhésion de l'Estonie à l'OTAN en 2003.
Notre Première ministre, Mme Erna Solberg, a été reçue hier à l'hôtel Matignon par M. Bernard Cazeneuve ; ils se sont entretenus de la forte coopération entre la France et la Norvège notamment en matière de sécurité, à plusieurs niveaux, dans plusieurs espaces.
Pour avoir été sept ans ambassadrice de la Suède auprès de l'OTAN, je puis vous dire que les exercices tels que celui auquel vous avez pris part se font au niveau national, au niveau des pays nordiques et, pour ce qui est de la Suède, pays partenaire de l'OTAN, dans le cadre de l'Alliance atlantique. J'ai moi-même participé à des exercices réguliers de gestion des crises, dits CMX, dont la plupart étaient établis sur le scénario que vous avez mentionné.
Je vous ai dit comment a évolué notre politique de sécurité et de défense. L'adoption, en 2009, de la « clause de solidarité suédoise » était nécessaire pour nous permettre de coopérer avec les pays directement concernés mais aussi avec d'autres pays membres de l'OTAN pour qu'ils puissent venir, le cas échéant, au secours des pays Baltes. Faire accepter au Parlement la signature de l'accord de soutien fourni par le pays hôte autorisant le stationnement de troupes de l'Alliance atlantique sur notre territoire en cas de crise fut une longue affaire dans un pays neutre depuis si longtemps. C'est l'accord principal qui serait mis en oeuvre dans le scénario que vous avez décrit. Il existe d'autre part des relations bilatérales très fortes entre la Suède et les trois pays Baltes. Lorsque l'Estonie et la Lettonie ont accédé à l'indépendance, la Suède les a aidées à renforcer leur armement ; la coopération bilatérale est très développée en ce domaine. Nous n'avons pas d'accord de solidarité mutuelle, mais les trois pays Baltes sont membres de l'Union européenne et donc couverts par la clause de défense mutuelle qui figure à l'article 42.7 du traité de l'Union. Les défis auxquels étaient confrontés les pays Baltes ont été un argument politique pour expliquer la nécessité de renforcer notre coopération en matière de sécurité.
La Suède participe activement aux exercices militaires Baltops de l'OTAN, importants pour les pays Baltes en ce qu'ils visent à renforcer l'interopérabilité des forces des pays riverains de la mer Baltique. Enfin, la Suède a détaché des personnels au centre d'excellence de l'OTAN pour la défense cybernétique installé en Estonie. Cette menace est très inquiétante car nos systèmes informatiques, y compris ceux de l'armée, sont souvent visés par des attaques cybernétiques ; cette contribution est une manière indirecte de renforcer notre collaboration avec l'OTAN.
Ce que ma collègue suédoise vient de dire vaut pour la Finlande. Nous espérons bien sûr qu'il n'y aura aucune invasion militaire russe mais il faut se préparer à cette éventualité. Le meilleur frein à de tels projets est de maintenir une défense crédible. La présence avancée renforcée de l'OTAN dans les pays Baltes est un élément important de stabilisation. Comme la Suède, nous coopérons au niveau bilatéral avec les États baltes, et plus particulièrement avec notre voisine, l'Estonie, par des exercices militaires conjoints, des entraînements et pour le matériel. La Finlande a également conclu un accord de soutien fourni par le pays hôte qui peut permettre à l'OTAN d'utiliser le territoire finlandais pour des opérations éventuelles en cas de crise. Il faut admettre qu'une invasion des pays Baltes par la Russie toucherait aussi la Finlande ; aussi vous ai-je dit comment nous avons oeuvré à préserver notre sécurité.
Madame et Messieurs les ambassadeurs, je vous remercie de nous avoir apporté ces informations éclairantes.
La séance est levée à onze heures.