Il y a, c'est vrai, une espèce de déraison dans ce sentiment de honte et de culpabilité. Cette honte et cette culpabilité sont aussi la manifestation d'une dignité blessée par cette intrusion dans l'intimité, par cette prise d'assaut par effraction, par cette confiscation du libre arbitre, par cette atteinte, enfin, à l'intégrité physique et psychique. Il y a aussi ce sentiment de culpabilité de n'avoir pas su ou pas pu dire clairement non. Cela a des conséquences extrêmement lourdes, des conséquences somatiques, psychiques et affectives : la perte d'estime de soi, des dépressions, des pulsions suicidaires, des cauchemars, des crises d'angoisse, de l'atonie sexuelle, de la résignation, des ruptures conjugales, de la désocialisation.
Nous vivons dans une société duale qui promeut la consommation et, souvent, indexe le statut social sur les conditions matérielles. Cette société s'accommode, en même temps, du fait que des pans entiers de l'économie pèsent massivement sur les femmes – le travail gratuit que sont les tâches domestiques – et échappent ainsi à la mesure du produit intérieur brut, alors que tous ces travaux contribuent à la création de la richesse nationale. La crise économique, comme toutes les conjonctures économiques dégradées, fragilise d'abord les plus fragiles, jette les plus vulnérables dans la précarité. Avant la crise, déjà, les femmes composaient les gros bataillons – les deux tiers, voire les trois-quarts – du travail partiel non choisi. Les restrictions budgétaires les frappent les premières. On le constate avec les fermetures de maternités ou de centres d'IVG. La détérioration des services publics ou leur renchérissement les pénalise aussi en priorité. C'est le cas, notamment, de l'accueil de la petite enfance, ou de la sécurité des transports. Autrement dit, c'est une accumulation d'obstacles et de difficultés qui rend plus vulnérables les femmes et les autres victimes de harcèlement sexuel. Elle les rend plus fragiles face aux auteurs et les expose davantage aux abus, aux injustices, à toutes ces torsions sournoises et parfois rigolardes qui fissurent le pacte républicain.
Aussi avons-nous, par ce projet de loi, voulu armer les victimes. Le Sénat, le Gouvernement et l'Assemblée nationale ont consciencieusement veillé à la précision du texte, à sa clarté, à sa justesse et à sa sécurité juridique. Nous avons tenu le plus grand compte des expériences de terrain que nous ont fait remonter ces associations vigilantes et actives qui composent la société civile et qui, à force de combats et de revers, deviennent savantes et nous ont transmis ce savoir.
Mais ne nous leurrons pas : la loi, si nécessaire et indispensable qu'elle soit, ne pourra tout faire. Il faudra, d'abord, la faire vivre. La prochaine étape, pour la Chancellerie, consistera à rédiger une circulaire d'application pour confirmer le sens et la portée de la loi et pour lever les éventuelles ambiguïtés que vos débats auront servi à dissiper. Puis les parquets seront invités à faire remonter les éléments techniques et juridiques qui nous permettront de prendre la mesure des plaintes déposées sur le fondement de cette nouvelle définition de l'incrimination et de leur parcours. Il restera, enfin, l'action publique, essentielle.
La mobilisation de très longue date de la ministre des droits des femmes sur ces sujets et la présence parmi nous du ministre du travail et de l'emploi témoignent de la détermination du Gouvernement à traduire en actes ses engagements à veiller à l'égalité de tous les citoyens.
Avec cette loi et avec ces actions publiques, nous ne visons pas moins à la transformation des mentalités, des comportements et des représentations. Cela demandera, bien entendu, une éducation générale, une sensibilisation plus particulière des personnels sociaux, des personnels enseignants, des personnels de santé, des personnels de la justice et de la police, et une plus forte implication des syndicats, des partis politiques en plus des associations. Il y a, en effet, une signification totale et sociétale au fait que le harcèlement et les violences sexuelles infligées aux femmes, ainsi qu'à d'autres victimes, sont à ce point transversaux, toutes catégories sociales, toutes conditions économiques, toutes réalités culturelles et toutes confessions confondues.
Nous sommes en réalité amenés à nous interroger sur le pouvoir instauré à l'échelle individuelle par un ordre social, politique et économique masculin dans une société sexuellement hétéronormée. Ainsi, plus que la différence, la question est celle de l'altérité, celle de faire société ensemble en dépit de situations de plus en plus variées et de plus en plus complexes. Pourtant, c'est à ce prix que nous pourrons dans le même temps et dans le même lieu faire société ensemble en étant conscients que la liberté est indivise et que cette liberté qui protège les victimes émancipe les auteurs. Finalement, comme l'écrivait Pablo Neruda : « Nous parlons le même langage et le même chant nous lie. Une cage est une cage. » (Mmes, MM. les députés des groupes SRC, écologiste, RRDP et GDR se lèvent et applaudissent. – Applaudissements sur de nombreux bancs des groupes UMP et UDI.)