Madame la présidente, mesdames les ministres, monsieur le président de la commission des lois, madame la rapporteure, mes chers collègues, aujourd'hui, alors que le Président de la République se trouve à Bruxelles pour participer à un Conseil européen, il semble que le désamour de nos concitoyens vis-à-vis de l'Europe soit plus grand que jamais. Une étude récente souligne le défaitisme et les désillusions des Français au sujet du projet européen.
Il nous semble loin le temps où, il y a 63 ans, l'éminent juriste et ancien membre de la commission des lois de cette assemblée, Robert Schuman, prononçait tout près d'ici, dans les salons du Quai-d'Orsay, la déclaration qui fonda les bases de l'Union européenne que nous connaissons. Peut-être serait-il étonné de voir les immenses progrès accomplis par les pays de l'Europe dans certains domaines. S'il est une réussite à porter au crédit de la construction européenne, c'est bien la constitution progressive d'une communauté de droits et de libertés. La Cour de justice de l'Union européenne et la Cour européenne des droits de l'homme ont peu à peu acquis le statut de juridictions suprêmes et contribuent chaque jour un peu plus à l'État de droit en Europe, quand, il y a soixante-dix ans, régnaient sur notre continent l'arbitraire, l'ignominie et la négation des droits fondamentaux et des libertés individuelles.
La protection des droits des victimes, les garanties procédurales, la coopération judiciaire : voilà une grande réalisation, incroyablement ambitieuse, née de ce combat initié le 9 mai 1950. Je tenais à le souligner ici, à l'heure où certains sèment le doute quant à l'utilité de l'Union européenne et où d'autres – je pense aux plus conservateurs de nos voisins d'outre-Manche – ne pensent qu'à en sortir. Cependant, le travail n'est pas terminé : de ce point de vue, ce projet de loi constitue une utile contribution.
Son titre, au demeurant imprononçable tant il est long, dissimule la nouveauté de la méthode sur laquelle il repose et les avancées qu'il porte. Je veux évoquer cette méthode, ainsi que les améliorations induites par ce texte, tant à l'initiative du Gouvernement qu'à celle des députés. Cet exercice de transposition de textes tant européens qu'internationaux en matière pénale est à la fois un délice et un cauchemar pour le législateur – le plaisir l'ayant emporté, tant fut grande la satisfaction de travailler avec Mme la rapporteure et d'apprécier la qualité de sa réflexion sur ces sujets.
C'est un délice, car c'est la première fois, je dis bien la première fois, que le Parlement français – mais aussi, dans une phase initiale, le législateur européen – est amené à participer à la construction de l'espace pénal européen par la transposition de directives dans ce domaine, comme nous y autorise le traité de Lisbonne. Un délice aussi parce que la démarche concentre toutes les problématiques de l'articulation entre la législation nationale et les sources internationales du droit, toutes les tensions entre l'affirmation de la souveraineté judiciaire et la nécessité de coopérer efficacement dans le domaine judiciaire pour appréhender des phénomènes de criminalité de plus en plus complexes et transversaux, tout le risque de reproduire fidèlement le résultat d'arbitrages diplomatiques qui accouchent de normes a minima et le désir de préserver nos propres traditions juridiques.
Il en ressort – et c'est là le cauchemar, même si le mot est un peu fort – un inventaire à la Prévert, composé de treize textes de nature diverse à transposer rapidement dans notre droit : trois directives européennes, deux décisions-cadres, une décision du Conseil européen, six conventions internationales, un arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne et, pour finir, une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies. Difficile de trouver là une ligne conductrice, si ce n'est le constat que, même si la législation pénale française offre déjà un haut niveau de protection juridique, celui-ci peut s'élever encore sous l'impulsion et la pression des institutions européennes et des organisations internationales.
Alors, qu'apporte ce projet de loi présenté par le Gouvernement ? Un certain nombre d'avancées réelles qui touchent tant au fond des dispositions pénales qu'aux moyens formels de coopération judiciaire entre les pays. Sur le fond, je citerai quelques exemples, à défaut de pouvoir aborder tous les sujets, tant ils sont vastes. Ils concernent essentiellement les violences à l'égard des femmes et à l'égard des mineurs. L'article 1er est un article important, car il redéfinit l'infraction de traite des êtres humains en facilitant la charge de la preuve, puisque les éléments constitutifs sont plus nombreux, mais deviennent tous alternatifs – ainsi, il n'y a plus d'exigence de marchandisation ou de transaction économique exclusive –, tout en respectant l'échelle des peines antérieure.
De nouveaux éléments constitutifs de la traite apparaissent. Il en va ainsi du prélèvement d'organes, par exemple, qui nourrit un trafic ignoble généré par le décalage entre l'offre d'organes dans les pays pauvres et la demande d'organes dans les pays riches : 15 % à 30 % des patients inscrits sur les listes d'attente décèdent avant de pouvoir être greffés. La traite des êtres humains inclut donc désormais ce que l'on dénomme cyniquement le « tourisme de transplantation ».
Une autre disposition fondamentale est relative à l'incitation à faire subir des mutilations génitales féminines : c'est la simple incitation qui est désormais réprimée, et non plus seulement le passage à l'acte, afin de pénaliser celles et ceux qui, souvent issus de l'entourage familial des fillettes ou des adolescentes – c'est malheureusement souvent le cas des grands-mères – encouragent les parents à imposer cet acte de barbarie à leur enfant. La répression de l'incitation au mariage forcé est également introduite, grâce à la convention d'Istanbul.
Parmi les garanties procédurales, je veux en citer une à laquelle je suis particulièrement sensible du fait que je réside à l'étranger, à savoir l'introduction d'un droit à la traduction des pièces essentielles à l'exercice de la défense et à la garantie du caractère équitable du procès – car on sait bien que le droit ne sert à rien s'il n'est pas compris.
Sur la forme, ce texte apporte de la fluidité au mécanisme de coopération judiciaire entre les pays, ce qui permet un meilleur dialogue entre les autorités administratives et judiciaires.
C'est vrai par le renforcement des pouvoirs d'Eurojust, mais également par la reconnaissance mutuelle des jugements, et la reconnaissance d'une compétence quasi universelle des tribunaux français en matière de disparition forcée. C'est vrai enfin en matière de transfèrement des détenus : dans ce domaine, l'objectif est de favoriser leur réinsertion sociale lorsqu'ils sont renvoyés dans leur pays de nationalité et de résidence. Nous reviendrons peut-être, lors de ce débat, sur la question d'Eurojust ; sachez simplement, par exemple, que c'est dans le cadre de cette institution qu'une équipe commune d'enquête franco-britannique, appelée ECE, a été mise en place. Composée de magistrats et de policiers français et britanniques, elle enquête sur l'affaire de la tuerie de Chevaline, ce quadruple meurtre commis en Haute-Savoie en septembre 2012. Cette enquête implique en effet de rechercher des preuves à la fois en France et au Royaume-Uni, en Suède, en Irak, voire aux États-Unis.
Les obligations d'information d'Eurojust concernent en particulier la fraude en bande organisée, ou les fraudes dont le caractère transfrontalier est probable du fait de leur ampleur. J'espère que le futur procureur de la République financier – qui doit être créé par le projet de loi de renforcement des dispositions relatives à la fraude fiscale, que nous examinerons bientôt dans cette assemblée – sera amené à travailler avec le représentant de la France à Eurojust. Il serait dommage, madame la garde des sceaux, de ne pas s'engager dans ce sens, au moment même où les pays affichent avec détermination leur volonté de lutter contre la fraude fiscale.
Enfin, des avancées ont été rendues possibles grâce au travail des députés. Au-delà du travail effectué par la délégation aux droits des femmes, dont je salue la présidente, Mme Catherine Coutelle, un amendement me semble particulièrement intéressant : celui relatif à l'esclavage. En effet, l'esclavage a profondément marqué l'histoire de notre pays ; il a ouvert des plaies qui ne se refermeront sans doute jamais. Pourtant, même si le droit international l'interdit, particulièrement la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, l'esclavage existe toujours sous des formes nouvelles, humiliantes, réduisant des personnes à l'état de choses. Des jeunes filles venant de l'étranger, par exemple, se voient confisquer leur passeport, sont enfermées, maltraitées, violentées – y compris sexuellement. On les force à travailler à un rythme inhumain. La répression de cet esclavage-là n'est pas prévue par notre droit, car il n'est pas reconnu comme un crime par le code pénal. Je saisis l'occasion que me donne l'examen de ce texte, qui fait référence à l'esclavage sans pour autant le définir, pour demander l'introduction d'une telle définition dans notre droit, afin d'apaiser le débat relatif à l'incrimination d'esclavage.
L'Europe des droits et de la liberté, celle qui protège, l'Europe de la coopération internationale et du dialogue entre les nations : voilà l'Europe qui nous plaît et qui reste encore à approfondir. Permettez-moi de terminer cette intervention en citant une phrase prononcée par le Président de la République il y a quelques jours, à l'occasion de la commémoration de l'abolition de l'esclavage : « La liberté n'est pas un don de la nature ou un acquis de la civilisation, c'est un apprentissage, une conquête de chaque jour, une victoire jamais achevée. » Ce projet de loi participe à cette conquête. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)