Intervention de André Chassaigne

Séance en hémicycle du 16 mai 2013 à 15h00
Interdiction des licenciements boursiers et des suppressions d'emplois abusives — Présentation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAndré Chassaigne :

Madame la présidente, monsieur le ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, madame la présidente de la commission des affaires sociales, mes chers collègues, pas une semaine ne passe sans l'annonce d'un plan social dans une grande entreprise.

On attribue ces suppressions d'emploi à la crise économique. Mais même les entreprises qui gagnent de l'argent et distribuent des dividendes licencient des salariés français. Elles ne le font pas parce qu'elles sont en difficulté. Elles le font pour des raisons financières. Ces licenciements, qu'on qualifie de boursiers, ont un but unique : préserver le taux de rentabilité du capital.

Le grand public a découvert les conséquences de cette conception purement financière et rentière de l'économie bien avant la crise de 2008, lors de l'affaire Michelin – j'en parle d'autant mieux que mon père a été ouvrier à la manufacture durant toute sa vie professionnelle. En 1999, la direction de ce groupe annonçait, dans le même temps, une augmentation de ses bénéfices, une distribution généreuse de dividendes aux actionnaires et 7 500 suppressions d'emploi.

Ces suppressions étaient motivées par le risque allégué d'une offre publique d'achat hostile sur les titres du groupe. Dès le lendemain de l'annonce du plan social, le cours de bourse de l'entreprise bondissait de 12 %. Ce scénario a été souvent rejoué par la suite et pas seulement dans des secteurs industriels traditionnels, liés à l'automobile ou à la sidérurgie.

Même dans les technologies de pointe, on assiste à des suppressions de postes, avec ou sans licenciements. Je ne prendrais qu'un exemple récent, celui de Sanofi, qui a particulièrement retenu l'attention des membres de la commission des affaires sociales.

Sanofi a réalisé 33 milliards d'euros de chiffre d'affaires en 2011 et dégagé près de 9 milliards d'euros de bénéfices. La société a reversé la moitié de cette somme, soit l'équivalent de sa masse salariale en France, à ses actionnaires. Le 5 juillet 2012, sa direction annonce pourtant un plan de restructuration de ses activités de recherche. Ce plan prévoit des centaines de suppressions de postes dans les centres de recherche français, alors même que l'entreprise a bénéficié, monsieur le ministre, de 126 millions de crédits d'impôt recherche !

À la suite de l'annonce de ce plan, la commission des affaires sociales a entendu les représentants de la direction de l'entreprise et ceux des syndicats. Ces auditions ont révélé que la restructuration prévue n'avait qu'un seul but : augmenter la rentabilité du capital de l'entreprise, en délocalisant ses activités de recherche et de production de vaccins et de médicaments en Asie, pour réduire les coûts salariaux, gonfler les marges et rassurer les actionnaires.

La plupart des grandes entreprises françaises s'engagent dans ces stratégies d'optimisation internationale de leur production industrielle. Elles ferment leurs installations en France, ouvrent des sites dans des pays à faible coût de main-d'oeuvre, quitte à réimporter ensuite les produits. Ces stratégies, désastreuses pour l'emploi, scandalisent l'opinion publique.

Les Français attendent de leurs autorités politiques, administratives et judiciaires, qu'elles agissent pour défendre la production et les emplois en France. Au lieu de cela, la politique suivie depuis plus de dix ans consiste à profiter de ces stratégies d'entreprise et du chômage de masse qu'elles provoquent pour aligner progressivement les coûts salariaux français sur le moins disant mondial.

Monsieur le ministre, je lis dans le compte rendu du conseil des ministres du 17 avril que « la restauration de la compétitivité perdue au cours des dix dernières années repose à la fois sur une baisse du coût du travail et sur un soutien à l'investissement productif. » Vous avez bien entendu, mes chers collègues : le Gouvernement considère qu'il est indispensable de baisser les salaires !

Sans même évoquer l'injustice sociale d'une telle mesure, le Gouvernement assume pleinement le risque de plonger l'économie dans la déflation. Pourquoi ? Parce qu'il applique une doctrine économique ultralibérale, qui prétend que la baisse des salaires fait spontanément disparaître le chômage. En réalité, la baisse des salaires a surtout pour effet de rétablir les marges des entreprises jusqu'à des taux de rentabilité de 15 %, propres à satisfaire les fonds d'investissement internationaux et les rentiers.

Cette doctrine soutient qu'une entreprise est constituée pour l'avantage exclusif des détenteurs de son capital social et qu'il n'appartient qu'à ces derniers de décider du sort de l'entreprise et de ses salariés.

Cette doctrine ne se contente pas d'inspirer les décisions politiques qui plongent et replongent le pays dans la récession depuis 2008. Elle s'insinue jusqu'au coeur du droit du travail français.

Pour parvenir à leurs fins, les ultra-libéraux utilisent deux moyens : le démontage du droit du licenciement économique et le contournement de ce droit par des conventions dérogatoires.

Pour démonter le droit du licenciement économique, ils se servent d'un motif de licenciement qui n'est pas dans la loi mais qui a été inventé par la jurisprudence : l'argument de la sauvegarde de la compétitivité des entreprises.

Cet argument a échappé à ses inventeurs. Il justifiait des licenciements quand la poursuite de l'activité des entreprises était directement et immédiatement menacée par des difficultés économiques ou des mutations technologiques. Le Conseil constitutionnel, dans une décision de 2002 portant sur un amendement qui visait les licenciements boursiers à la suite de l'affaire Michelin, a étendu la portée de cet argument au-delà du raisonnable. La menace alléguée par l'employeur pouvait être non pas réelle et immédiate, mais anticipée, au nom de prévisions économiques invérifiables, puisque le juge judiciaire ne trouvera pas, dans les comptes de l'entreprise, de preuve de la réalité et du sérieux de la menace invoquée, parce que cette menace n'est qu'hypothétique. Elle repose sur des anticipations économiques de plus en plus lointaines qui justifient les stratégies financières les plus cyniques.

Le Conseil constitutionnel interdit en outre au juge d'apprécier la pertinence des mesures de restructurations prévues pour contrer la menace invoquée au nom de laquelle tout est permis, au motif qu'il substituerait son appréciation à celle de l'employeur. Laissez-faire, laissez-passer, telle est l'orientation libérale de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui subordonne aujourd'hui le droit à l'emploi au droit de la libre disposition, par ses propriétaires, du capital des entreprises.

Le démontage du droit du licenciement n'est cependant plus le seul fait d'un Conseil constitutionnel mal inspiré. Le législateur est allé plus loin. Il a autorisé le contournement du droit du licenciement économique par des conventions dérogatoires. Ces conventions léonines sont une parodie de dialogue social. C'est sous la menace d'un licenciement économique ou d'une délocalisation que les employeurs obtiennent des salariés et de leurs représentants qu'ils consentent à des baisses de salaires et à un durcissement de leurs conditions de travail. Le droit civil annule les conventions obtenues sous la menace. Le nouveau code du travail les encourage. Le droit du licenciement est bafoué par le système des ruptures conventionnelles qui, sous couvert de désaccord mutuel sur la poursuite d'un contrat de travail, dissimulent en réalité des licenciements économiques, comme l'attestent les chiffres et les études qualitatives. Le nombre des licenciements économiques a diminué de moitié depuis la mise en place de ces ruptures. Il est revenu à un étiage de 14 000 par mois, qui correspondait à son niveau d'avant la crise. À l'inverse, les ruptures conventionnelles ont atteint le chiffre de 30 000 par mois et la plupart d'entre elles sont à l'initiative de l'employeur.

L'instauration de ce genre de mécanisme inique dans le code du travail n'est pas l'apanage de l'ancienne majorité parlementaire. Le droit du licenciement est à nouveau bafoué par le projet de loi dit de sécurisation de l'emploi, qui fait à présent interdiction au juge naturel du contrat de travail de connaître de ces conventions dérogatoires.

Il est encore temps qu'une majorité de gauche se ressaisisse et oppose à cette fuite en avant dans la dérégulation une volonté déterminée de préserver l'emploi par le droit et de défendre les droits des salariés. Il faut arracher les entreprises à l'emprise hypnotique et morbide de la financiarisation en rappelant à leurs dirigeants que la rentabilité du capital n'est pas l'unique intérêt qui doit guider leurs décisions stratégiques. Il faut mettre un terme aux licenciements boursiers et réhabiliter le droit du travail.

Plusieurs initiatives législatives ont déjà été prises par des sénateurs et députés de gauche pour empêcher les licenciements boursiers. J'ai fait allusion à une disposition ajoutée par amendement au projet de loi sur la modernisation sociale, en juin 2001, puis annulée par le Conseil constitutionnel.

Cet amendement précisait la définition légale du licenciement économique afin d'empêcher que son imprécision serve de justification à des licenciements boursiers ou abusifs. En février 2012, des sénateurs issus de tous les rangs de la gauche ont soutenu une proposition de loi qui avait le même objectif. Celle qui est soumise à votre approbation tend aux mêmes fins.

Le 24 avril, les membres de la commission des affaires sociales ont exprimé leur préoccupation devant les dérives combattues par ce texte, même si seuls ceux des groupes GDR et Écologiste l'ont voté. Tous ont compris qu'il ne s'agit nullement de restreindre la liberté d'entreprendre, mais au contraire de composer deux droits constitutionnels, celui d'avoir un emploi et celui d'en créer. La proposition de loi vous invite à résister à la tentation pernicieuse d'un démontage du droit du licenciement. Elle vous invite à refuser les licenciements boursiers et à mettre un terme aux abus qu'autorise l'allégation juridique de la sauvegarde anticipée de la compétitivité des entreprises.

L'article 1er pose une définition sans ambiguïté du licenciement économique. Cette définition écarte l'interprétation extensive de l'article L. 1233-3 du code du travail, qui permet aux employeurs de justifier des licenciements au nom d'une sauvegarde, par anticipation, de cette compétitivité. Restent trois motifs de licenciements économiques licites : la cessation d'activité, les difficultés économiques et les mutations technologiques, à condition d'en faire la preuve et de préciser les mesures prises pour limiter le nombre de suppressions d'emplois.

L'article 2 interdit les licenciements abusifs sans cause réelle et sérieuse, en particulier ceux souhaités par des entreprises qui ont fait des bénéfices au cours des deux derniers exercices comptables. De la même façon, distribuer des dividendes, des stock options ou des actions gratuites, ou procéder à une opération de rachat d'actions sera considéré comme une preuve irréfragable d'absence de cause réelle et sérieuse de licenciement économique.

L'article 3 prévoit le remboursement des aides publiques accordées pour maintenir des emplois, lorsque le licenciement pour motif économique des salariés qui occupaient ces emplois aura été jugé sans cause réelle et sérieuse.

L'article 4 donne la possibilité au juge judiciaire d'apprécier au fond, et non plus seulement sur la forme, les licenciements économiques collectifs qui lui sont soumis. Il s'assurera que l'employeur a respecté ses obligations en matière de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences. Il s'assurera aussi de la sincérité et de la loyauté de l'information fournie aux représentants du personnel.

La nullité doit sanctionner les procédures de licenciement jugées irrégulières pour une raison de forme, comme aujourd'hui, mais aussi pour une raison de fond, comme l'indique la jurisprudence de la cour d'appel de Paris, exposée dans le récent arrêt Viveo France.

Les articles précédents rétablissent le droit du licenciement économique dans ses principes. Le droit du licenciement restauré, il faut encore empêcher l'extorsion, à des salariés désemparés, abandonnés et soumis aux menaces de licenciement et de délocalisation de leurs emplois, d'un consentement donné à des conventions dérogatoires qui les privent des protections accordées par ce droit. Les articles suivants empêchent son contournement par ces conventions léonines.

Les articles 5 et 6 mettent fin aux licenciements économiques que l'employeur tente de dissimuler en se soustrayant au seuil des dix salariés ou en les faisant passer pour des refus individuels d'accepter une modification du contrat de travail, par exemple sous prétexte d'accord sur la réduction du temps de travail.

L'article 7 abroge la rupture conventionnelle des contrats de travail, qui ruine le droit du licenciement.

L'article 8 enfin abroge l'accord qui permet aux entreprises d'au moins trois cents salariés de ne plus informer complètement et loyalement le comité d'entreprise sur les projets de licenciement économique, sous prétexte d'informer directement les salariés.

J'espère, monsieur le ministre, chers collègues, que ces dispositions de bon sens, fidèles aux principes européens du droit du travail, rencontreront un large soutien dans les rangs de la majorité de gauche de cette assemblée et arracheront les dirigeants politiques et les entrepreneurs aux mirages libéraux qui entraînent les économies européennes dans l'abîme et les peuples dans le désespoir et la colère. (Applaudissements sur les bancs du groupe GDR.)

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