Madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, cela fait, vous l'avez rappelé, monsieur Marie-Jeanne, une dizaine d'années au moins que l'Assemblée s'est emparée du sujet avec plusieurs propositions de loi constitutionnelle et plusieurs propositions de loi ordinaire visant à supprimer le mot « race » de la Constitution ou de la législation. Cette volonté revêt une dimension symbolique qui n'est pas anodine parce qu'elle contribue à donner de la force aux valeurs qui constituent le socle sur lequel repose l'ordre juridique français. Cette dimension symbolique dit très clairement le refus, dans le cadre de l'idéal républicain, de faire de la prétendue origine raciale une catégorie sociale. L'idéal républicain condamne donc sans réserve toute distinction fondée sur cette référence, invalidée depuis longtemps par les sciences, en particulier par la biologie et par la génétique.
Le groupe GDR a décidé de déposer cette proposition de loi qui vise à délester la législation française du mot « race ». Outre sa dimension symbolique, cette démarche revêt une dimension juridique et même philosophique. Elle a surtout une certaine ambivalence juridique : il faut se rappeler que l'histoire de la présence de ce mot dans la législation française ne s'est pas faite sous des auspices honteux, bien au contraire. À travers la présence de ce mot dans le préambule de la Constitution de 1946, dans l'article 1er de la Constitution de 1958, dans le code pénal, dans le code de procédure pénale – dans d'autres codes comme ceux des sports ou du travail, dans d'autres textes de loi, vous l'avez rappelé, monsieur le rapporteur –, il s'agissait de lutter contre des actes xénophobes et antisémites.
C'est en avril 1939, par le décret-loi Marchandeau, que l'État français s'engage à punir les actes et comportements xénophobes et à réprimer la diffamation par voie de presse qui vise des groupes de personnes en raison de leur appartenance à une religion ou à une race déterminée. Le régime de Vichy va d'ailleurs abroger ce décret-loi pour faire de la race une catégorie juridique particulière qu'il va utiliser pour justifier et légitimer sa politique ouvertement raciste et antisémite. Il va s'en servir pour justifier toutes les restrictions aux libertés, aux droits familiaux, justifier les expropriations, l'interdiction d'accès à la fonction publique qui va frapper les Français dits de confession juive et, j'ajouterai, de culture juive.
La loi d'octobre 1940 définit un statut des juifs à partir de leur ascendance, précisant le nombre de grands-parents nécessaire pour être considéré comme juif. La loi de juin 1941, quant à elle, précisera davantage, pour les générations suivantes, dans quelle mesure l'alliance et l'ascendance constituent un moyen de caractériser ces citoyens français, d'en faire des juifs pour les exclure de la communauté nationale.
Le décret-loi Marchandeau sera rétabli à la Libération jusqu'au vote de la loi de 1972 relative à la lutte contre le racisme. Autrement dit, à la Libération, la démarche qui avait conduit, en 1939, dans un contexte de défense nationale, à adopter ce décret-loi qui protégeait des citoyens déjà exposés à des actes xénophobes, à des injures, à des violences, sera renouvelée, l'État français reprenant sa lutte contre les discriminations et l'antisémitisme.
Il est intéressant de noter qu'au cours de la première phase de colonisation marquée par la traite négrière et l'esclavage, le paradigme de la race n'est pas utilisé ; c'est celui de la couleur qui prévaut avec le code noir ou lors du rétablissement par Bonaparte en 1802 de la traite des noirs, de l'extension du code civil aux colonies, en 1805, où il est dit que, de tout temps, les colonies ont connu les distinctions de couleur. C'est ce paradigme qui prévaut, donc, dans cette phase de colonisation et bien entendu, aussi, le paradigme de la domination avec les catégories de maître et d'esclave. Aussi, si l'on se réfère à la catégorie des blancs et à celle des noirs, il n'y a pas de référence à la race en tant que telle.
Évidemment, comme les réalités humaines, sociales et sociologiques échappent toujours à ceux qui veulent enfermer les êtres humains dans des cases, les législateurs sont assez embarrassés avec les métis qu'ils vont finir par appeler « indigènes » avec des discussions extraordinaires aussi bien en Asie qu'en Afrique ou dans les Amériques quant à savoir comment nommer ceux qui sont métissés. Le législateur, quelle que soit sa puissance, ne peut empêcher les viols dans les périodes d'extrême violence, ni l'amour qu'il ne faut pas exclure. Que faire, par conséquent, de toutes ces personnes issues d'Européens, d'Amérindiens, d'Africains et qui n'entrent pas dans la catégorie binaire des blancs et des noirs ?
C'est l'état du monde à cette époque et pas seulement dans les colonies françaises mais aussi dans une colonie anglaise : les États-Unis où a cours la fameuse théorie du one drop que tout le monde connaît ici. Ce concept a ressurgi lors de la première campagne présidentielle de Barak Obama en 2008 : One drop of black blood makes you black – « Une seule goutte de sang noir fait de vous un noir ». On va même jusqu'à envisager le cas d'une personne ayant un trente-deuxième de sang noir – probablement une référence à l'époque où l'on comptait trente-deux races, la dernière étant la race des méchants.
Plus lyrique, Bob Marley a composé une très belle chanson où il est dit : Feel it in the one drop – « Ressens-le bien dans la fameuse goutte ». En 2008, je viens de l'évoquer, le débat a ressurgi aux États-Unis : Barak Obama est-il noir, est-il métis ? Il a la fameuse goutte de sang noir, donc il est noir.
Ces anciens débats ont perduré si l'on en juge par les écrits de très grands poètes comme le Guyanais Léon Gontran Damas : « Si souvent mon sentiment de race m'effraie autant qu'un chien aboyant la nuit. » Il y a ce plomb qui pèse sur les épaules de ceux qui sentent bien qu'ils ne sont définis que par cette catégorie-là. Aimé Césaire également s'exprimera abondamment sur la race et écrira avec beaucoup d'allant dans Cahier d'un retour au pays natal : « J'accepte... j'accepte... entièrement, sans réserve... […] ma race rongée de macules. »
On a vu, pendant le mouvement des droits civiques aux États-Unis, pendant les années soixante, comment l'on décide de s'approprier une injure, un facteur, un critère de discrimination et de le sublimer, d'en faire un étendard.
Parce qu'il est un immense poète, à la pensée humaniste et universelle, il n'en reste pas là et il définit sa négritude. Il se présente clairement comme le porte-drapeau de tous les opprimés.
La race opprime. Elle n'opprime pas que les Noirs à l'époque, mais pour sa part, avec le courant poétique, philosophique, littéraire, mais aussi politique de la négritude, il revendique cette appartenance. Dans Cahier d'un retour au pays natal, il écrit : « Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-panthères, je serai un homme-juif, un homme-cafre, un homme-hindou-de-Calcutta, un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas. »
Il exprime, d'une certaine façon, la fraternité de tous les opprimés et le refus de toutes les oppressions. Mais il va plus loin, puisque c'est un humaniste, qui pense le monde et l'universalité. Lorsqu'il dit : « Je m'exige bêcheur de cette unique race », il reprend le mot « race », mais en parlant de l'« unique race », il fait référence à l'espèce humaine. Et il poursuit : « Ce que je veux, c'est pour la faim universelle, pour la soif universelle. »
Toute cette période est donc marquée par des textes, mais plus globalement par une ambiance : des philosophies, des sciences, comme l'angle facial, ou plutôt des prétendues disciplines et théories scientifiques, qui classent les personnes en catégories. Dans ce contexte pesant, lorsque le législateur a le courage d'inscrire dans le texte de loi le refus de ces discriminations prétendument fondées sur la race, il fait preuve d'un courage politique qu'il faut reconnaître et admirer.
Le décret-loi Marchandeau, je l'ai dit, fait retour à la Libération, qui marque la victoire de la Résistance et qui est le fruit des combats menés par les troupes régulières, mais aussi par les résistants, par toutes celles et tous ceux qui ont résisté sous des formes différentes, au nom de la liberté, au nom de valeurs et au nom de l'égalité. La Résistance est un moment, où des personnes d'apparences et d'origines différentes se sont mobilisées ensemble, au nom de l'idée qu'elles avaient de la France, au nom de la liberté comme valeur, car c'est pour des valeurs que ces personnes ont risqué leur propre liberté et leur propre vie.
On sait les conséquences terribles qu'a eues, avec la collaboration et l'horreur nazie. l'utilisation, par le régime raciste et antisémite de Vichy, de cette catégorie de « race », puisque c'est elle qui a permis de discriminer, d'opprimer, d'accabler, mais aussi de déporter et de tuer.
Il faut donc reconnaître ce courage. Je parlais d'ambivalence tout à l'heure : ce mot est entré dans le droit au nom d'une très belle intention, puisqu'il devait justement permettre de combattre la xénophobie, le racisme et l'antisémitisme. Le terme a ensuite été dévoyé, puis les mentalités ont évolué et l'on s'interroge aujourd'hui sur sa présence dans les textes de loi.
C'est une ambivalence que les chercheurs en sciences humaines connaissent bien. Cela fait des années qu'ils se penchent sur cette question : ils sont convaincus qu'il faut supprimer le mot « race », mais ils se demandent comment il sera possible de combattre le racisme, si l'on supprime le mot.
Il me revient une très belle phrase, qui est peut-être de Cukor, mais qui date en tout cas des années 1940 : tout serait beaucoup plus simple pour nous, les antiracistes, si tous les Noirs étaient blancs. (Sourires).