Intervention de Jean-Jacques Urvoas

Séance en hémicycle du 17 juin 2013 à 16h00
Transparence de la vie publique — Présentation commune

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Jacques Urvoas, président et, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République :

Certes, de longue date, notre droit punit de lourdes peines les « fonctionnaires, officiers publics et agents du Gouvernement » qui ont pris un intérêt dans des opérations qu'ils avaient la charge de contrôler ou de surveiller. Il suffit de rappeler qu'en incriminant « le délit d'ingérence par des fonctionnaires dans des affaires ou des commerces incompatibles avec leur qualité », l'article 175 du code pénal de 1810 ne faisait que reprendre les dispositions de l'ancien droit, guère éloignées de celles qui figurent aujourd'hui à l'article 432-12 du code pénal relatif aux prises illégales d'intérêts. D'autres délits existent encore, comme le favoritisme ou la corruption, et tous s'inscrivent dans une même perspective : il faut avoir consommé pour être condamnable.

Avec le présent texte, la France modifie son approche et va se doter d'une législation qui n'existe nulle part au monde. En effet, comme le relevait le rapport publié en 2011 par le Sénat, les obligations posées par nos voisins sont essentiellement déclaratives. Rares sont les États qui ont mis en place des mécanismes contraignants.

Ce qui est proposé aujourd'hui n'est donc rien moins qu'un changement de culture, et pas seulement un changement de règles, car tous les responsables publics sont concernés, qu'ils soient élus, fonctionnaires ou collaborateurs du service public. Notre ambition est de mettre en oeuvre une stratégie de prévention globale qui réponde aux exigences d'une République que nous voulons exemplaire, comme aux attentes des citoyens. Il ne s'agit ni d'ouvrir une ère de soupçon généralisé ni de méconnaître le respect dû à la vie privée. Les avancées considérables que porte ce texte sont au contraire fondées avant tout sur la responsabilité des élus, des hauts fonctionnaires et des multiples responsables administratifs.

Reconnaissons pourtant que, jusqu'à cette séance publique, nos contempteurs ont préféré se concentrer sur la question du patrimoine des élus. Nos imprécateurs et nos inquisiteurs ont même fait de cette fameuse publication un marqueur de sincérité de la démarche globale. Eh bien, cette simplification grossière se trompe de cible. Une publication intégrale, en tous lieux, par tous moyens aurait pu avoir pour effet, paradoxalement, de produire plus de soupçon qu'elle n'en aurait dissipé. C'est le démographe Alfred Sauvy qui soulignait, à juste titre, que « le chiffre est un être délicat qui, si on le torture le moindrement, avouera tout ce que vous voulez ».

Les Français entretiennent un rapport équivoque avec le pouvoir politique, le révérant, le craignant, l'adulant, le raillant, lui prêtant beaucoup plus de pouvoir qu'il n'en a, et attendant donc beaucoup de lui. En période de crise, le pouvoir et donc ceux qui l'incarnent sont des boucs émissaires naturels, instinctifs, mécaniques. Quand le chômage est massif, quand l'angoisse est quotidienne, ce sont les élus qui sont les premiers condamnés par les citoyens.

Le pouvoir est en France une instance quasi religieuse et la politique encore un territoire où le sacré se mêle à l'irrationnel. Lorsque la société se porte bien, que le pays se renforce, que son rôle s'épanouit, il en naît de la révérence, parfois de la dévotion. Mais quand les temps sont durs, lorsque les circonstances sont critiques, il y a de l'abjuration et même de la profanation dans l'air. Lorsque le climat s'y prête et que la mode les y encourage, les Français sont disposés à donner foi aux pires rumeurs et aux insinuations les plus infamantes. Et pour faire expier au pouvoir ce que l'on ressent comme de l'impuissance, quoi de plus tentant que de remettre en cause son honnêteté et de suspecter son intégrité ?

Voilà pourquoi nous étions dubitatifs sur cette publicité du patrimoine en tous lieux et par tous moyens. Personne n'a d'ailleurs vraiment réussi à expliquer en quoi elle aurait été le gage de la qualité et de l'impartialité des acteurs de la vie publique.

Voilà pourquoi il faut en revenir au droit, c'est-à-dire aux règles, aux procédures, aux institutions qui doivent donner des garanties pour un exercice impartial des charges publiques. Oui, c'est vrai, cela nous éloigne de l'inclination malsaine que certains ressentent à l'édification des piloris, ou du sentiment d'extase qu'ils conçoivent à la lumière des bûchers, mais comme l'a écrit le professeur Dominique Rousseau, dans le Monde du 14 avril 2013, « c'est peut-être moins sexy mais c'est plus utile à la démocratie ». Voilà la transparence utile et même indispensable, celle qui concerne les institutions et qui doit se développer de façon illimitée au service de l'exemplarité.

Ainsi, parce qu'il nous paraît difficile de mesurer les attentes de ce que l'on appelle couramment l'opinion, nous avons estimé que la pertinence du dispositif devait être plutôt analysée au regard de l'efficacité présumée des mesures qu'il propose. C'est la raison pour laquelle la commission des lois a beaucoup et principalement travaillé au renforcement des moyens de contrôle de la Haute Autorité de la transparence de la vie publique sur les déclarations de patrimoine et d'intérêts.

Ainsi, demain, ces déclarations seront systématiquement contrôlées lors de leur dépôt. Le pouvoir d'injonction de la Haute Autorité en cas de déclaration tardive ou incomplète a été élargi à l'ensemble des assujettis, alors que le texte du Gouvernement ne concernait que les ministres et les parlementaires,

Les prérogatives de la Haute Autorité en matière fiscale ont été élargies : fixation d'un délai de réponse à l'administration, extension de la possibilité de demander à cette administration d'exercer son droit de communication, introduction de la faculté de solliciter de l'administration fiscale la mise en oeuvre des procédures d'assistance administrative internationale.

Enfin, la Haute Autorité a été dotée de l'autonomie financière et de la possibilité de fixer son organisation interne et ses procédures par un règlement général.

J'entends d'ailleurs, cela a notamment été exprimé dans Libération, samedi, des inquiétudes sur ce point. Une association que nous avons auditionnée, et qui s'est beaucoup exprimée sur le sujet, Transparency International, indique : « La commission des lois a bien étayé le texte, mais la vigilance s'impose, notamment sur les moyens humains alloués à la Haute Autorité. Les députés semblent prêts à améliorer substantiellement son pouvoir d'enquête, mais il reste des flous. » Je ne sais pas exactement où sont ces incertitudes, mais je ne doute pas qu'au moment de la discussion des amendements, le Gouvernement pourra apporter toutes les précisions sur la capacité de la Haute Autorité à exercer efficacement ses missions.

Je suis même convaincu que cette Haute Autorité, dont le statut est sans équivalent, deviendra un modèle, notamment dans l'Union européenne. Je veux bien faire le pari qu'elle connaîtra un destin comparable à celui du Comité consultatif national d'éthique créé par François Mitterrand en 1983 et imité dans bien des pays.

Parallèlement, il a semblé logique à la commission des lois d'élargir notablement le champ des personnes assujetties à ces deux déclarations d'intérêts et de patrimoine. Ainsi les maires des communes et les présidents des EPCI à fiscalité propre de plus de 20 000 habitants seront-ils concernés, alors que le Gouvernement proposait 30 000. De même seront concernés les présidents des syndicats intercommunaux dont les recettes figurant au dernier budget sont supérieures à 5 millions d'euros.

Cependant, le texte, même amendé par la commission, ne règle pas tout, notamment dans le champ parlementaire. En effet, la séparation des pouvoirs interdit, par exemple, que la Haute Autorité puisse prononcer une sanction directe à l'encontre d'un représentant du pouvoir législatif.

Il peut paraître paradoxal que ceux qui votent la loi imposent le déport, c'est-à-dire une obligation d'abstention, aux élus locaux mais s'en dispensent de leur côté. La réponse à cette situation figure à l'article 27 de la Constitution, qui consacre le droit de vote personnel des parlementaires et dispose que le mandat impératif est nul. Obliger un député à se déporter serait laisser entendre, a contrario, qu'il serait amené à voter en fonction d'un intérêt personnel, alors que ce n'est qu'une présupposition.

De même, priver un parlementaire du droit de vote, soit lui infliger la sanction la plus forte existant dans le règlement de l'Assemblée nationale – aux articles 73 et 74 – sur des faits aussi difficiles à objectiver a paru complexe à la commission des lois. C'est la raison pour laquelle nous avons adopté un article 2 bis qui renvoie au bureau de l'Assemblée le soin d'énumérer, sous forme de « lignes directrices », les différentes attitudes à tenir en cas de conflits d'intérêts : cela peut être une déclaration publique sur la situation de conflit d'intérêts, un déport en cas de vote, ou un déclinatoire pour être nommé rapporteur. Cette énumération pourrait être un guide pour les parlementaires confrontés à ces situations.

Cela me conduit à souligner l'intérêt de maintenir au sein de notre assemblée un dispositif orienté vers la pédagogie et le dialogue. Mme Noëlle Lenoir, déontologue de l'Assemblée, a été nommée le 10 octobre 2012. Elle a, depuis lors, été sollicitée par quatre-vingts députés. La création de la Haute Autorité ne fera pas disparaître toutes les fonctions qu'elle exerce. Son maintien me paraît souhaitable dans la mesure où le déontologue sensibilise les élus aux risques de certaines situations et les protège aussi.

Je veux encore dire un mot de la situation des collaborateurs parlementaires. Le bureau de l'Assemblée, après avoir adopté les propositions du rapport confié à Christophe Sirugue sur les lobbies, a confié le 22 février dernier à Mme Lenoir une mission sur l'élaboration d'un code de déontologie pour les collaborateurs des parlementaires. Cette question est réelle. Ce n'est évidemment pas l'éthique des collaborateurs en tant que telle qui est mise en cause, mais une tendance notable de certains d'entre eux à mener de front leur travail et une activité de lobbyiste. Je sais que bien souvent ce cumul est la solution que certains ont trouvée pour améliorer une situation financière qui ne leur permet pas de subvenir décemment à leurs besoins.

Aussi, si l'adoption de dispositions interdisant aux collaborateurs cette double activité recevrait aisément mon approbation, suis-je également conscient que cette question est indissociable de celle de leur statut, de la reconnaissance et de la revalorisation de leurs rémunérations. Pour y contribuer, j'ai avancé dans mon rapport quelques propositions concrètes, dont je souhaite que le Bureau de l'Assemblée puisse en faire le meilleur usage.

Monsieur le ministre, mes chers collègues, l'objet même de ce texte n'est pas dépourvu d'ambivalence. En valeur absolue, la volonté de prévenir les conflits d'intérêt ne se confond pas avec le souci de remédier à la perception péjorative de ces mêmes conflits, ni même avec l'intention d'éviter la surexploitation médiatique de certains d'entre eux. Ces choses ne s'équivalent pas. Elles ne se traitent pas non plus avec les mêmes outils.

Ce texte vient donc au bon moment. Nos sociétés sont trop complexes et trop étendues pour que l'on puisse les gérer autrement que par le truchement très ample d'une délégation du pouvoir politique à un groupe de représentants. Il est donc vital que la confiance investie dans ces élus soit suffisante. Le souverain, c'est-à-dire le peuple, ne peut accepter de déléguer ses pouvoirs à des gouvernants que s'il a l'assurance que ceux-ci servent exclusivement l'intérêt général et non leurs intérêts propres. Cette légitime exigence n'a fait que croître : il est nécessaire d'y répondre. À défaut, la crise de l'autorité, de la légitimité et de la confiance publique, qui est trop souvent analysée et déplorée, ne pourrait que se renforcer. Il est donc de notre devoir de la conjurer.

J'ai commencé mon propos par une référence à Lamartine – quand vous avez conclu le vôtre, monsieur le ministre, en pensant à Montesquieu ; je souhaite l'achever en citant Musset et clamer haut et fort que les choix les plus beaux sont les plus désintéressés. Ce texte est un beau choix.

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