Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’on dit qu’en France échapper à l’impôt est un sport national. C’est faux, car c’est devenu un sport international. La compétition est féroce : des coupes d’Europe se déroulent le plus souvent en Irlande, en Autriche, au Luxembourg, et un grand prix spécial se déroule du côté des îles Caïmans et des Bermudes.Deux logiques s’opposent très clairement. L’État, représenté par le pouvoir politique issu d’une souveraineté qui s’exprime au niveau national, procède à la collecte régalienne de l’impôt auprès d’individus et d’entreprises qui lui sont rattachés par l’application des critères de la nationalité ou de la territorialité, dans un contexte profondément mondialisé, où les marchandises mais aussi les flux financiers, les capitaux et les opérations comptables se défient des frontières.Or la reprise en main du politique, après des années néfastes d’un laisser-aller aveugle à l’échelle de la planète, était nécessaire. Dans le combat contre la fraude fiscale, la France n’est pas seule, vous le savez : elle inscrit son engagement dans un mouvement initié au niveau international qui semble trouver, enfin, une impulsion particulièrement dynamique en ce moment.Le projet de loi soumis à notre examen concerne la fraude fiscale des particuliers, mais traite aussi, plus incidemment, de certaines pratiques des entreprises. C’est sur ce dernier point que j’aimerais insister, car le débat parlementaire permettra, je l’espère, de poser les premiers jalons d’un travail qui s’amorce.Après la crise de 2008 et la recherche de marges budgétaires obligeant l’État à fournir un effort de redressement des comptes publics sans précédent, les écarts ne peuvent plus être tolérés. Comment l’opinion publique pourrait-elle accepter d’être sollicitée par le biais d’augmentations d’impôt si elle a l’impression que l’effort n’est pas partagé et que les plus riches sont préservés ? Cela paraîtrait injuste et contre-productif eu égard aux efforts demandés. Au demeurant, il s’agit bien d’une question de réappropriation et de réaffirmation de la souveraineté fiscale.En outre, les groupes concernés tirent souvent des marges commerciales très importantes des pratiques d’optimisation fiscale, ce qui participe d’un manque à gagner crucial pour les ressources publiques. Il suffit à ce titre de rappeler que les entreprises du CAC40 sont imposées en moyenne à 8 % au titre de l’impôt sur les sociétés, alors que les PME le sont en moyenne à 22 % car elles ne bénéficient pas des compétences des grands groupes en matière d’optimisation fiscale. Les dérogations fiscales utilisées par les sociétés privent l’État français de quelque 66 milliards d’euros de recettes annuelles.Enfin, le coût est social. On le dit moins, mais ces pratiques sont utilisées alors que les mêmes groupes emploient parfois relativement peu de salariés et qu’ils le font dans des conditions souvent précaires et très soumises aux aléas conjoncturels de la situation économique.Le travail qui a été engagé suppose, pour être mené à bien, de parvenir à tracer une ligne de frontière entre optimisation et fraude fiscale. Denis Healey, ancien chancelier de l’Échiquier, c’est-à-dire ex-ministre des finances britannique, estimait déjà dans les années soixante-dix que la frontière entre la légalité de l’optimisation et l’illégalité de la fraude avait « l’épaisseur d’un mur de prison ». Si un tel mur peut être plus ou moins épais selon la prison dans laquelle on se trouve, il reste que les dirigeants des entreprises Google, Amazon et Starbucks ont passé quelques moments un peu désagréables devant la commission parlementaire des comptes publics présidée par l’énergique députée travailliste Margareth Hodge lorsque cette dernière a décidé de faire primer la « morale fiscale » – ce sont ses termes – sur les calculs d’optimisation des bénéfices.On peut comme elle s’étonner que le groupe Starbucks n’ait connu qu’une seule année d’exercice bénéficiaire – l’année 2006 – alors que les cafés de cette chaîne sont implantés partout dans le monde.Les méthodes de détournement du paiement de l’impôt sont ainsi souvent ingénieuses : transférer des royalties au siège d’un groupe plutôt que dans le pays de domiciliation de la filiale pour rémunérer l’utilisation d’une marque ou utiliser le design des magasins, rétribuer des méthodes de production standardisées au niveau du groupe, payer les revenus vers une juridiction nationale plus favorable, ou encore localiser officiellement les services commerciaux et les relations avec la clientèle dans certains pays alors que les équipes réelles se trouvent à quelques kilomètres du centre des impôts. L’optimisation utilise les failles, oublis et imprécisions des textes de loi.Comment contrer ces pratiques ? Deux solutions peuvent être envisagées : le dumping fiscal, qui entraîne à terme l’érosion des marges au détriment de la redistribution et du partage équitable des richesses ; la réponse politique responsable, collective, fondée sur les atouts véritables des économies de chacun des pays dans la compétition internationale, qui consiste à déjouer ces comportements en localisant la réalité des activités par l’utilisation d’une comptabilité transparente pays par pays.En France, le Gouvernement s’emploie à poursuivre les mêmes objectifs que ceux qui sont annoncés au niveau international au sein du G8, du G20 et de l’OCDE avec la collaboration des députés, puisqu’une partie de ces questions pourra être traitée par le biais des amendements déposés par des collègues ; je pense en particulier à ceux de Karine Berger, Valérie Rabault et Sandrine Mazetier.L’obligation de transmission systématique, y compris hors contrôle fiscal, de la documentation relative à la politique des prix de transfert pourra être élargie et complétée.J’espère que nous pourrons nous féliciter des avancées présentes dans ce texte, qui devrait recueillir un large consensus dans cet hémicycle. Il s’agit de faire un premier geste important, de poser une première pierre à l’édifice de lutte contre l’optimisation fiscale des grands groupes. On sait que les initiatives nationales et isolées auraient un impact sans doute limité, voire contreproductif. Il ne s’agit en aucun cas de s’attaquer à la solidité de nos entreprises nationales, mais plutôt de s’inscrire dans un mouvement plus global auquel la France travaille activement.