Le sujet des normes est récurrent depuis une vingtaine d'années. Le diagnostic posé par le Conseil d'État dans son rapport public de 1991 en mettait en évidence les conséquences, tant en termes d'intelligibilité, de crédibilité du droit et de sécurité juridique, que de coût pour les administrés chargés de l'appliquer. Sa conclusion est restée fameuse : « quand le droit bavarde, le citoyen ne lui prête plus qu'une oreille distraite ». Pourtant, quinze ans après, la même institution n'a pu que constater que le phénomène s'était encore développé.
Nous autres, parlementaires, sommes bien placés pour être tantôt témoins, tantôt contributeurs de ce phénomène. Ainsi, pour prendre comme seul exemple la loi relative aux territoires ruraux de 2005, le texte comptait 74 articles à sa sortie du Conseil des ministres et 240 après la discussion parlementaire. Il prévoyait en outre 85 décrets d'application, dont je ne suis pas sûr qu'ils aient été tous publiés à ce jour.
Trois rapports ont récemment mis en évidence le poids de cette inflation normative pour les collectivités territoriales : celui de M. Belot, celui de M. Doligé et le mien, que j'ai présenté avec trois de mes collègues ici présents. Aujourd'hui, tout le monde s'accorde à reconnaître qu'à travers 8 000 lois apparaissent 400 000 normes. Ce sont 2,3 milliards d'euros qui étaient engagés fin 2011 par les collectivités pour la simple mise aux normes imposée entre 2009 et 2011. Or les prescripteurs de normes sont toujours plus nombreux ; parmi eux, il faut citer l'Union européenne et l'Association française de normalisation, l'AFNOR. Tout cela forme un magma dans lequel on n'arrive plus à se retrouver.
Plusieurs facteurs tendent à aggraver cette tendance. Nous sommes victimes d'un véritable zèle normatif, lié à la croyance inconditionnelle dans les vertus de la norme et dans sa capacité à servir l'intérêt général. Cette dérive touche aussi bien les responsables politiques que les représentants d'intérêts particuliers exerçant leur lobbying pour obtenir une loi emblématique, ou encore les médias, qui mettent sous pression les responsables politiques pour les amener à légiférer dans l'urgence. La norme devient ainsi une tentative de légitimation de sa propre existence : « Je réglemente, donc je suis ».
Face à ce constat, trois solutions ont été proposées ces dernières années : la création de la commission consultative d'évaluation des normes, le moratoire instauré en 2011 et la nomination d'un commissaire à la simplification.
La commission consultative d'évaluation des normes, présidée par Alain Lambert, a fait du bon travail ; elle a examiné 287 projets de texte en 2011, contre 176 en 2010. Il lui faudrait environ 2 000 ans pour analyser notre socle de 8 000 lois et 400 000 textes normatifs. D'où la portée très relative de cette commission. Il en va d'ailleurs de même pour le moratoire de 2010 et pour le travail, certes honorable, du commissaire à la simplification, nommé en novembre 2010.
Mes chers collègues, on voit très clairement que les solutions fondées sur l'autorégulation ont des limites intrinsèques. C'est pourquoi la présente proposition de loi fait confiance à l'intelligence des territoires, de leurs élus et de leurs acteurs, en vue de substituer aux normes réglementaires d'application des mesures adaptées à la réalité et à la diversité des situations locales. Elle tend à introduire dans le droit français un double principe de proportionnalité et de subsidiarité. Pour ce faire, elle s'appuie sur les principes inscrits dans l'article 72 de la Constitution.
Le principe de subsidiarité, d'abord, résulte de l'alinéa qui dispose : « Les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l'ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en oeuvre à leur échelon ». Le pouvoir réglementaire autonome ou délégué, ensuite, est prévu par notre Constitution depuis 2003.
Ce texte permet de faire confiance à l'échelon local pour appliquer les lois tout en tenant compte des réalités du terrain. Il instaure deux régimes distincts de dérogation aux normes réglementaires prises par les administrations centrales pour l'application d'une loi, tout en s'appuyant sur des critères similaires : en application de leurs prérogatives constitutionnelles et dans le cadre de l'exercice de leur compétence propre, les collectivités territoriales, mais aussi les autres personnes publiques, pourront décider d'arrêter des mesures adaptées, alors que les personnes privées pourront solliciter une dérogation auprès du préfet, après avis d'une commission multipartite de médiation.
Dans les deux cas, la faculté de s'affranchir des dispositions réglementaires est strictement encadrée. Le critère permettant d'invoquer le nouveau régime de dérogation est celui de l'inadaptation, pour les personnes publiques, ou de la disproportion, pour les personnes privées, entre les moyens – matériels, techniques ou financiers, notamment lorsqu'il s'agit de petites collectivités – nécessaires à la mise en oeuvre d'une réglementation et les objectifs déterminés par la loi, eu égard à la configuration particulière et aux besoins constatés localement.
C'est donc uniquement lorsque la norme réglementaire édictée par les administrations centrales – encore elles ! – aboutirait à des résultats absurdes, contrevenant à l'esprit de la loi et à la volonté du législateur, qu'elle pourrait faire l'objet d'adaptations. Seuls les actes réglementaires pris pour l'application d'une loi seraient concernés. Les textes se bornant à transposer une directive européenne ou un autre engagement de la France seraient exclus de ce régime.
Ce texte reste cependant perfectible. C'est pourquoi j'ai déposé dix-huit amendements qui visent à faire en sorte de s'assurer qu'il respecte tout à la fois le texte constitutionnel et le principe d'égalité.
Comme le rappelle le Conseil constitutionnel, l'égalité ne peut s'exercer qu'entre des personnes placées dans une situation similaire. Comment parler d'égalité, madame la ministre – vous connaissez ces problèmes – entre les moyens d'une métropole et ceux d'une commune rurale ?