Intervention de Anne-Marie Escoffier

Séance en hémicycle du 11 octobre 2012 à 15h00
Création des principes d'adaptabilité et de subsidiarité

Anne-Marie Escoffier, ministre déléguée chargée de la décentralisation :

Madame la présidente, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les députés, le sujet de cette proposition de loi se trouve au coeur des préoccupations de nos concitoyens, et, pour cette raison, ne saurait être éludé.

Vous avez parfaitement démontré, monsieur le rapporteur, la place que tiennent les normes dans notre quotidien. Qui d'entre nous ne peut citer l'exemple d'une norme qui, dans sa vie d'élu, est venue poser problème pour des raisons très pragmatiques, compliquées souvent d'enjeux financiers ?

L'inflation normative que vous avez relevée a créé des situations que le Père Ubu aurait pu inventer, lui qui imaginait, pour transporter son armée contrainte de marcher à côté de ses chevaux pour ne pas les fatiguer, des voitures à vent, dans un pays sans vent !

Selon une étude conduite par l'association des maires de France, plus de 400 000 normes techniques s'imposeraient aux collectivités territoriales, chiffre impressionnant qui ne manque pas de nous interroger, nous tous qui sommes ici. Cette inflation est en effet la conséquence d'une législation dont nous portons chacun, dans notre rôle de législateur, une part de responsabilité.

Je ne peux donc que me féliciter avec vous de cette prise de conscience de la nécessité de revenir à des règles de bon sens et équilibrées, dans les contraintes qu'elles imposent.

C'est le sens d'ailleurs des démarches engagées à l'occasion des réflexions conduites par le sénateur Claude Belot et transcrites en février 2011 dans son rapport sur « la maladie de la norme » et par son collègue Éric Doligé, qui remettait en juin 2011 un rapport sur « la simplification des normes applicables aux collectivités locales ».

C'est aussi le sens de cette proposition de loi. Je me rappelle fort bien avoir été parmi les personnes entendues à l'occasion de la mission que vous conduisiez, monsieur le rapporteur, avec vos collègues Étienne Blanc, Daniel Fasquelle et Yannick Favennec lors de votre déplacement dans le département de l'Aveyron, afin de mesurer les conséquences des normes sur le développement des territoires ruraux.

Dans une belle unanimité, nous avions souligné l'absolue nécessité de tordre le cou à ce que j'ai entendu appeler l'« incontinence normative », et de faire confiance à ce que vous désignez des beaux mots de « l'intelligence des territoires ».

Intelligence des territoires portée par des collectivités territoriales qui disent de plus en plus haut et de plus en plus fort qu'elles manquent de moyens humains, techniques et financiers pour faire face aux contraintes normatives qui s'imposent à elles, et cela à un moment où, moins qu'avant, elles peuvent compter sur les services techniques de l'État, qui leur apportaient expertise et appui technique.

Le sentiment partagé d'une inflation normative supportée par les collectivités territoriales et des difficultés particulières rencontrées par les plus petites d'entre elles pour mettre en oeuvre ces normes, nous impose de nous saisir de ce problème et d'y apporter des réponses.

Je veux voir dans la convergence des réflexions actuelles le signe de l'obligation qui nous est faite. Ainsi en est-il des réponses apportées par les élus dans le questionnaire qui leur avait été adressé pour préparer les États généraux de la démocratie territoriale : le sujet des normes est revenu de façon récurrente.

Lorsque, à l'occasion de ces mêmes États généraux, je me suis déplacée dans un certain nombre de départements qui m'avaient invitée à entendre les conclusions des élus, tous sans exception ont dit leur inquiétude, voire leur exaspération. Ces inquiétudes, encore, étaient audibles lors des journées de clôture organisées par le Sénat les 4 et 5 octobre.

Le Président de la République a bien entendu votre message, celui des élus, quel que soit leur territoire. Dans le discours qu'il a prononcé lors des États généraux, il a proposé d'une part qu'aucune nouvelle norme ne soit décidée sans l'avis favorable de la Commission consultative d'évaluation des normes, d'autre part que toute norme réglementaire qui n'aura pas été confirmée de manière expresse à une date fixée par la loi devienne immédiatement caduque, et qu'enfin toute nouvelle norme soit accompagnée de la suppression d'une norme existante. De telles préconisations sont de nature autant à réduire le stock des normes existantes qu'à limiter le flux des nouvelles normes.

Il existe une convergence de vues sur les objectifs à atteindre, objectifs qui sont au coeur de cette proposition de loi. Les moyens pour y parvenir peuvent prendre des voies différentes, mais ils doivent, dans tous les cas, s'inscrire dans notre cadre constitutionnel et le respecter.

Je voudrais rappeler ici trois principes intangibles. Le premier, posé par l'article 72 de la Constitution, est que les collectivités territoriales disposent d'un pouvoir réglementaire pour l'exercice de leurs compétences. Le deuxième, prévu à l'article 21 de la Constitution, fonde l'articulation de ce pouvoir réglementaire avec le pouvoir réglementaire général confié au Premier ministre. Enfin, le principe d'égalité des citoyens devant la loi n'autorise les différences de traitement que si elles sont justifiées par un intérêt général suffisant, en rapport avec la nature et l'objet des dispositions en cause.

Au regard de ces trois principes se pose la question de l'adaptation des normes réglementaires d'application d'une loi en fonction de certaines circonstances locales. Le législateur peut-il, sans méconnaître l'article 21 et le principe d'égalité, renvoyer directement au pouvoir réglementaire des collectivités territoriales le soin d'édicter des mesures d'application d'une loi ?

C'est un point sur lequel nous souhaitons connaître l'expertise du Conseil d'État, que le Gouvernement vient de saisir en ce sens. Sa réponse sera déterminante, vous n'en doutez pas, pour l'appréciation de notre doctrine.

Vous comprendrez, dès lors, mesdames et messieurs les députés, que ce texte peut avoir suscité des interrogations. Comme la commission des lois, je m'interroge sur l'article premier, qui permet aux collectivités locales de mettre en place des mesures de substitution aux normes réglementaires dès lors qu'elles considèrent leur mise en oeuvre disproportionnée au regard des circonstances locales, et sur l'article 2, qui donne la possibilité à l'autorité publique concernée ou au préfet de département d'accéder à la demande de personnes qui proposeraient des mesures de substitution répondant aux objectifs fixés par la loi. J'ajoute que ces dispositions, en tant que telles, ne s'appliqueraient qu'en milieu rural. La question principale est donc celle de leur constitutionnalité.

S'il est possible à la loi de prévoir des critères de dérogation individuelle aux mesures générales qu'elle fixe, c'est à la condition que le législateur ait défini avec une précision suffisante, directement ou par renvoi encadré au décret d'application, les conditions auxquelles ces dérogations doivent répondre, notamment la nature et l'objet des mesures de substitution qui peuvent être prises.

Tel est le sens de la décision du Conseil constitutionnel du 28 juillet 2011 qui, s'agissant d'un problème d'accessibilité des personnes handicapées à des locaux, considère « qu'en adoptant de telles dispositions qui ne répondent pas à l'objectif d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi, le législateur n'a pas précisément défini l'objet des règles qui doivent être prises par le pouvoir réglementaire pour assurer l'accessibilité aux bâtiments ; que le législateur a ainsi méconnu l'étendue de sa compétence ; que par suite, l'article 19 de la loi est contraire à la Constitution. »

Le texte que nous examinons et qui propose de conférer aux collectivités territoriales ou aux préfets de département le pouvoir d'adapter les mesures réglementaires d'application de la loi, risquerait, outre de méconnaître cette jurisprudence ainsi que l'article 21 de la Constitution, de se heurter aux exigences du principe d'égalité devant la loi.

Si ce principe ne fait pas obstacle, par lui-même, à ce que des différences de situations puissent justifier des différences de traitement, c'est à la condition que les distinctions opérées reposent sur des critères objectifs et rationnels, en rapport avec l'objet de la loi qui les établit.

C'est pourquoi, afin de poursuivre l'objectif consistant à remédier aux contraintes entraînées dans certaines circonstances, notamment pour certaines collectivités, par l'application de certaines mesures réglementaires, il appartient au législateur, dans des différents domaines d'intervention, de donner au pouvoir réglementaire un cadre juridique suffisamment précis pour lui permettre, lorsque cela est possible au regard des principes constitutionnels applicables, de prévoir les adaptations tenant compte notamment de la situation des collectivités territoriales de faible capacité financière, ou des dérogations individuelles pour des catégories objectivement déterminées de collectivités territoriales.

Les normes qui peuvent être en cause sont en effet très diverses et elles appellent chacune, de la part du législateur, une appréciation au cas d'espèce de son caractère plus ou moins contraignant, selon la nature des intérêts qu'elle entend protéger et des critères des mesures d'adaptation souhaitées. Une disposition législative qui entendrait énoncer, de manière générale, ce que le législateur peut prévoir en matière d'adaptation, selon quels procédés et sans quelles limites, risquerait d'être réductrice et serait soit inconstitutionnelle soit non normative.

Aux objections que je viens d'apporter en droit sur le fond de cette proposition et qui rejoignent celles formulées par les membres de la commission des lois, je voudrais ajouter une objection de forme.

En effet, l'intelligibilité du texte est quelque peu brouillée par le fait que le périmètre des dispositions de l'article premier, applicables aux collectivités territoriales, et de l'article 2, applicables à toute autre « personne », apparaît très imprécis.

L'article premier ouvre la possibilité d'aménager les normes réglementaires nécessaires à la disposition législative sans que la nature du vecteur ou celle de son auteur soit précisée. À l'article 2, la notion de « personne » ne permet pas de bien circonscrire les bénéficiaires de la mesure. C'est un peu comme si le mot « personne » était ici utilisé dans son sens étymologique, persona signifiant « masque ». L'identification des personnes physiques ou des personnes morales susceptibles d'être concernées est impossible.

Sans aller plus loin dans l'analyse de ce texte, sans avoir à développer d'autres éléments, le Gouvernement a pris toute la mesure du problème que voudrait régler cette proposition de loi.

Cependant, ce texte n'est pas à la hauteur des enjeux relevés très régulièrement par la Commission consultative d'évaluation des normes que préside Alain Lambert. Celle-ci a souligné, dans son rapport d'activité de 2011, la progression des dépenses consécutives à l'application des normes réglementaires : 2 milliards d'euros par an. À cela s'ajoutent, chacun l'a souligné, la lourdeur, la complexité, l'encombrement des procédures liées à leur application.

Face à cette inflation normative, le Gouvernement, comme les parlementaires, veut trouver des solutions. Outre M. Morel-À-L'Huissier, les députés Michel Vergnier et Daniel Boisserie et le sénateur Eric Doligé ont déposé des propositions de loi. Le président du Sénat Jean-Pierre Bel, au lendemain des états généraux de la démocratie territoriale, a demandé à la délégation aux collectivités territoriales, présidée par Jacqueline Gourault, et à la commission des lois, présidée par Jean-Pierre Sueur, de faire des propositions pour donner corps aux propos tenus par le Président de la République sur les normes.

Tout laisse donc à penser que la conjonction de vos réflexions, monsieur le rapporteur et de celles de vos collègues parlementaires, saura trouver la voie juste d'un processus dans lequel les normes – ces instruments qui permettent de mettre d'« équerre », au sens premier du mot latin norma – ne seront plus pour les collectivités territoriales que les outils raisonnés de la protection du citoyen. (Applaudissements sur les bancs des groupes SRC et écologiste ainsi que sur plusieurs bancs du groupe UMP.)

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