Intervention de Olivier Dussopt

Séance en hémicycle du 11 octobre 2012 à 15h00
Création des principes d'adaptabilité et de subsidiarité — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaOlivier Dussopt :

A fortiori, un tel pouvoir risquerait aussi de le soumettre à des pressions locales préjudiciables.

La seconde interrogation porte sur la notion d'adaptabilité des normes. L'article 73 de la Constitution prévoit bien que les lois et règlements peuvent faire l'objet d'adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières des collectivités d'outre-mer. En revanche, elle ne prévoit aucune sorte d'adaptabilité pour les collectivités territoriales rurales, qu'elle ne définit ni ne distingue d'ailleurs des autres collectivités territoriales.

Ainsi, le pouvoir réglementaire local, garanti par l'article 72, alinéa 3 de la Constitution, ne peut en l'état du droit servir de justification aux collectivités pour adapter les normes juridiques. Ce pouvoir est très encadré : il est soumis au pouvoir de règlement général du Premier ministre, garanti par l'article 21, et s'exerce uniquement dans les conditions prévues par la loi et pour l'exercice des compétences des collectivités territoriales.

Cette prudence se justifie par le fait que le pouvoir réglementaire propre au Premier Ministre ne saurait être trop fragmenté. La proposition de loi, en donnant une possibilité de substitution à toutes les collectivités locales, voire à leurs groupements, et en évoquant l'éventualité d'en doter certaines personnes de droit privé, accroît ce risque de fragmentation.

Le principe d'expérimentation ne peut pas non plus servir de justification aux collectivités pour adapter les normes juridiques. En effet, l'article correspondant se borne à prévoir des dérogations à titre expérimental et pour un objet et une durée limités aux dispositions législatives ou réglementaires qui définissent les compétences des collectivités.

La troisième faiblesse sur le fond me semble être que ce texte porte en lui un risque d'atteinte au principe d'égalité devant la loi et d'égalité d'accès aux services publics, qui est un de nos principes fondateurs.

Le Conseil constitutionnel l'avait assoupli, en ne s'opposant ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un ou l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit – ledit objet ne devant être ni contraire à la Constitution, ni entaché d'une erreur manifeste d'appréciation.

Le Conseil peut néanmoins considérer que les critères de dérogation envisagés par la loi ne sont pas assez précis et que la violation du principe d'égalité est donc manifeste. On peut se rappeler sa décision du 28 juillet 2011 à propos de la proposition de loi visant à améliorer le fonctionnement des maisons départementales des personnes handicapées et portant diverses dispositions relatives à la politique du handicap, dont l'article 19 n'était pas sans rapport avec le présent texte.

Cet article disposait : « Un décret en Conseil d'État, pris après avis du Conseil national consultatif des personnes handicapées, fixe les conditions dans lesquelles des mesures de substitution peuvent être prises afin de répondre aux exigences de mise en accessibilité prévues à l'article L. 111-7 lorsque le maître d'ouvrage apporte la preuve de l'impossibilité technique de les remplir pleinement du fait de l'implantation du bâtiment, de l'activité qui y est exercée ou de sa destination. Ces mesures sont soumises à l'accord du représentant de l'État dans le département après avis conforme de la commission consultative départementale de sécurité et d'accessibilité ».

Le Conseil constitutionnel avait estimé que cet article était contraire à la Constitution. Nul doute alors que la proposition de loi de ce jour ne subisse le même sort, si, par aventure, elle était adoptée.

Je crois que nous ne pouvons pas prendre le risque d'ajouter l'incertitude et l'instabilité juridique à la difficulté que rencontrent aujourd'hui les collectivités locales pour l'application des normes.

Enfin, je veux dire en quelques mots que la simple adaptation des normes par les collectivités territoriales ne constitue pas une solution miracle. L'élaboration des normes requiert une forme d'expertise et repose sur des considérations techniques et scientifiques, particulièrement lorsque l'objectif est d'assurer la sécurité environnementale, médicale ou alimentaire. Par conséquent, les adapter nécessiterait la mobilisation au niveau local d'un niveau d'expertise non seulement juridique mais aussi technique que toutes les collectivités n'ont pas. En outre, si le texte prévoit l'adaptabilité des normes, il ne prévoit pas d'en stopper la production ou d'en diminuer le nombre. Il prévoit donc simplement de moduler leur application au niveau local sans s'attaquer vraiment à leur stock, alors que leur nombre est évalué à 400 000.

Nos interrogations sur cette proposition de loi sont donc nombreuses et nous amènent par conséquent à ne pas la soutenir. Trop de failles juridiques, trop de fragilités en font un texte qui nous semble relever de l'intention plus que de l'action.

Nous ne disons pas que la question de l'application des normes ne se pose pas pour un certain nombre de collectivités et de territoires. Elle se pose même cruellement, et leur multiplication au cours de ces dernières années, dans un contexte budgétaire contraint doublé d'une perte d'autonomie fiscale, a largement contribué à inquiéter les élus locaux.

La question et les problématiques de la ruralité doivent être prises en compte, mais sans opposer les villes aux campagnes. La complémentarité et la diversité des territoires de la République doivent rester une richesse qu'il convient de renforcer en tenant compte des spécificités de chacun.

Le Président de la République François Hollande, lors de son intervention devant les états généraux de la démocratie territoriale organisés par le Sénat le 5 octobre dernier, a d'ailleurs lancé à ce sujet quelques pistes de réflexion. Faisant le constat qu'il faut un allégement des normes, le Président de la République envisage de doter les collectivités territoriales d'un pouvoir d'adaptation local de la loi et du règlement quand l'intérêt général lié aux circonstances locales le justifie. Il souhaite aussi qu'aucune norme ne puisse être édictée sans l'avis favorable de la Commission consultative d'évaluation des normes, dont la composition pourrait évoluer. Il envisage aussi la possibilité que toute nouvelle norme soit accompagnée de la suppression d'une autre. Enfin, il a émis l'hypothèse de rendre caduque toute norme réglementaire qui n'aura pas été confirmée de manière expresse à une date fixée par la loi.

Vous le voyez, la simplification de l'édifice normatif est donc une préoccupation partagée par tous. Il faut apporter des réponses concrètes et efficaces, mais cette simplification doit se faire dans un cadre juridique clair, adapté, en accord avec nos principes constitutionnels. C'est tout le sens du travail qui s'annonce devant nous, auquel le Sénat a déjà commencé à réfléchir comme l'a annoncé Jean-Pierre Bel la semaine dernière et comme il l'a demandé, pas plus tard qu'hier, à la commission des lois et à la délégation des collectivités territoriales de la Haute assemblée.

Il faut apporter une solution tant à l'inflation qu'à l'impossibilité, pour nombre de collectivités locales, d'appliquer les normes. Cela mérite un texte plus approfondi, plus sécurisé et dont l'application ne soit pas susceptible de recours et encore moins d'inconstitutionnalité.

Enfin, un mot pour le rapporteur. J'ai apprécié, monsieur le rapporteur, le climat constructif et même courtois de nos échanges. Le travail que vous avez fourni, avec l'élaboration de cette proposition de loi, ne restera pas lettre morte. Il ne sera pas inutile, nonobstant le fait que notre assemblée va très certainement repousser la proposition de loi. Tout ce qui a été dit, tout ce qui a été écrit dans le cadre de ces travaux préparatoires sera utile au Sénat et à l'Assemblée nationale, pour faire en sorte que nous arrivions ensemble à résoudre cette question des normes. (Applaudissements sur les bancs des groupes SRC et écologiste.)

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