Madame la présidente, madame la garde des sceaux, madame la rapporteure, chers collègues, le texte que nous sommes appelés à voter est consacré à la justice, une justice que l’on peut caractériser d’universelle, ou du moins à prétention universelle, puisqu’elle concerne des droits humains reconnus par des conventions internationales et des textes européens qui lient la France et engagent sa responsabilité.
L’exercice demandé au législateur était particulier – non pas créer le droit ex nihilo mais transposer dans notre droit interne, en particulier dans le code pénal et le code de procédure pénale, des obligations négociées avec des États tiers. C’est la première fois que le législateur national contribue ainsi à développer un corpus de droits procéduraux et substantiels, tendant à créer un espace pénal européen. On pourrait croire que la marge de manoeuvre ainsi laissée est étroite, et nous oblige à sacrifier la conception pénaliste française sur l’autel de la diplomatie judiciaire et de l’harmonisation européenne des droits.
Or la transposition à laquelle nous nous sommes livrés a révélé à quel point de telles craintes ne sont pas justifiées : au contraire, l’Europe nous donne ici l’occasion de mieux protéger les victimes, de mieux appréhender les auteurs de crimes, de mieux coopérer pour lutter contre des actes qui relèvent, de plus en plus souvent, de la criminalité organisée au niveau transnational.
Il faut le dire, le législateur est resté souverain, mais c’est l’Europe, en particulier le Conseil de l’Europe et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui nous a montré le chemin. Le texte en discussion a ainsi le mérite de nous rappeler qui nous sommes : des Européens.
Quel autre continent peut se prévaloir d’une telle coopération juridique et judiciaire ? C’est parce que nous partageons la même vision d’un idéal de justice que nous avons choisi, peuples européens, d’établir des standards communs de sauvegarde des droits de l’homme et de nous donner les moyens de les faire respecter.
Nous sommes des Européens donc, nous sommes également des défenseurs de la liberté. Avec l’introduction par l’Assemblée nationale et le Sénat d’un crime d’esclavage dans le code pénal, ainsi que des délits de servitude et de travail forcé, c’est bien la liberté que nous défendons, celle de l’humanité, celle de se posséder soi-même, de vivre affranchi, sans l’oppression d’un maître ou d’un tyran.
Même en 2013, aucun pays n’est préservé des comportements esclavagistes, et ce sont vingt-sept millions de personnes dans le monde qui subiraient aujourd’hui la servitude moderne, selon un rapport récent du Département d’État américain. En France, on compterait 3 000 à 5 000 esclaves. Nous apportons donc une réponse pénale à la détresse silencieuse de ces esclaves modernes, le plus souvent des femmes, des fillettes, employées de maison, gardiennes d’enfants, cuisinières ou servantes, souvent venues d’ailleurs avec la promesse d’un avenir meilleur et réduites à l’état de chose au pays des droits de l’homme.
Vous avez rappelé, madame la ministre, le travail effectué par le groupe que nous avons constitué avec les sénateurs. Je souhaite ici expliquer les raisons qui nous ont poussés à créer ce crime d’esclavage, car on ne crée pas un nouveau crime à la légère. Le code pénal en comprend déjà cent vingt-trois. En fallait-il un de plus ?
Il me semble que nous avions d’abord le devoir, dans un souci de responsabilité, d’efficacité et d’humanité mais aussi par obligation constitutionnelle, de mettre en lumière un phénomène ignoré par la société mais aussi par le droit.
En effet, il s’agit bien d’un phénomène plus important que ce qu’indiquent les statistiques, car il est difficile de recenser les cas d’esclavage. La plupart sont reportés par des voisins ayant aperçu une ombre descendre les poubelles, des passants, des commerçants, les parents d’enfants scolarisés avec les enfants des employeurs ou encore des professionnels qui sont soit des associations, soit des urgentistes, soit des travailleurs sociaux.
Face à cette réalité, notre droit était insuffisant et, compte tenu de l’héritage historique de notre pays, il était important de clarifier la notion d’esclavage, de la définir en dépassant la notion, de crime contre l’humanité, en quelque sorte sacralisée, et, sans pour autant remettre en cause cet héritage, de préciser un terme dont l’usage n’est pas sans écho dans notre inconscient collectif, à tel point qu’on en fait un usage presque « naturel ».
Il fallait également nous conformer à nos obligations internationales, liées notamment à la convention de Genève qui oblige les parties à « poursuivre la suppression complète de l’esclavage sous toutes ses formes, d’une manière progressive et aussitôt que possible » : « aussitôt », or cette convention date de 1926 !
La France a été condamnée à deux reprises par la Cour européenne des droits de l’homme, notamment le 11 octobre dernier, pour ne pas avoir mis en place « un cadre législatif et administratif permettant de lutter contre la servitude et le travail forcé », sur le fondement de l’article 4 de la Convention européenne des droits de l’homme, selon lequel « nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude ».
Le besoin de droit se faisait enfin sentir parce qu’il fallait combler un vide juridique. Réalité complexe par nature, l’esclavage en effet ne se résume pas à l’addition des éléments qui le constituent : charge exorbitante de travail sans repos, absence ou insuffisance de rémunération, rétention des documents d’identité, menaces, brimades, insultes, maltraitantes physiques, violences sexuelles, contrôle des liens personnels, conditions de vie discriminatoires au sein du foyer, privation de liberté d’aller et venir, isolement. Au-delà du fait qu’il est difficile d’apporter la preuve de ces éléments constitutifs, ils ne suffisent pas à définir l’esclavage, qui renvoie à la condition d’une personne dont on porte atteinte à la dignité et à la liberté. Il faut d’ailleurs noter ici que la notion de traite, transposée dans notre droit interne, ne recouvrait pas la notion d’esclavage, ne serait-ce que parce que la traite implique le plus souvent le déplacement et que l’esclavage est moins le fait de mafias ou de bandes criminelles organisées que la traite. La traite, c’est le commerce ; l’esclavage, c’est l’exploitation mais pas toujours la marchandisation.
Nous nous sommes inspirés d’exemples étrangers, l’Italie et le Royaume-Uni ayant introduit dans leur droit interne des définitions distinctes pour désigner l’esclavage, la servitude et le travail forcé, ainsi que l’exige la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, cependant qu’en droit français, les victimes devaient jusqu’alors se plier à de multiples contorsions pour arriver à qualifier certains éléments ignorés par les textes.
Nous avons donc fait le choix de la gradation, avec la création d’un crime – l’esclavage – et de deux délits – la servitude et le travail forcé. Nous avons, ce faisant été guidés par un souci de responsabilité – il s’agissait de mettre la France en conformité avec ses obligations internationales – mais également par un souci d’efficacité, les poursuites pénales étant, je l’ai dit, souvent difficiles à faire aboutir. Les magistrats devant faire face à un contentieux de masse en correctionnelle, il était important de leur donner les moyens de juger. Nous avons donc fait de la servitude un délit et non un crime, ainsi que le proposait un amendement déposé en première lecture à l’Assemblée nationale.
En recherchant l’efficacité, nous suivons aussi la jurisprudence de la CEDH, qui énonce que l’objectif poursuivi par les dispositions pénales doit être celui de la protection efficace des victimes contre les agissements d’esclavage et de servitude. Pour cela, il faut des sanctions dissuasives, ce qui explique notre choix d’une gradation.
Un mot de nos obligations constitutionnelles, qui exigeaient que les crimes d’esclavage et de servitude ne soient pas simplement visés comme éléments constitutifs de la traite, mais aussi clairement définis.
Dans un souci d’humanité et conformément aux demandes de la Cour européenne des droits de l’homme, nous avons considéré la vulnérabilité de la victime comme une circonstance aggravante de l’esclavage, de même que la servitude est considérée comme une circonstance aggravante du travail forcé. D’ailleurs – j’ouvre ici une parenthèse – il serait bon qu’au moment de réformer le droit d’asile en France cette notion de vulnérabilité des demandeurs soit mieux prise en compte.
Je voudrais à présent insister sur le rôle fort utile des acteurs de la société civile dans l’identification des phénomènes d’esclavage. Cela va des signalements à la préparation des auditions et des audiences, en passant par la constitution de dossiers administratifs, les démarches d’hébergement, l’accompagnement dans l’accès aux soins et le suivi sanitaire, l’aide alimentaire pour les enfants, l’aide à l’insertion professionnelle, le soutien matériel et psychologique, toutes choses d’autant plus importantes que les plaignants, déjà fragilisés, doivent affronter un véritable parcours du combattant pour faire valoir leurs droits.
C’est la raison pour laquelle, par voie d’amendement, nous avons estimé utile de donner aux associations reconnues d’utilité publique la possibilité de se porter partie civile. Nous avons également permis aux victimes d’être indemnisées, au même titre que les victimes de la traite.
Nous attendons désormais beaucoup des circulaires, qui émaneront de la Chancellerie et du ministère de l’intérieur car un véritable travail d’information et de sensibilisation des acteurs doit être entrepris.
Voici donc un texte de dialogue. Dialogue d’abord entre les juges constitutionnel et communautaire – vous l’avez évoqué, madame la ministre ; dialogue ensuite entre les autorités judiciaires des États membres de l’Union européenne, grâce à Eurojust ; dialogue enfin entre nos assemblées.
Je salue ici le travail accompli en commun avec les sénateurs, à l’initiative de Mme la rapporteure, afin de déterminer la définition qui serait retenue pour le crime d’esclavage. Porté avec sagesse par le Gouvernement, avec prudence par le Sénat, avec fougue par l’Assemblée nationale, voici donc un beau texte, qui a recueilli l’unanimité en première lecture dans cet hémicycle et lors de son dernier examen en commission mixte paritaire. Ces moments sont finalement assez rares, où le droit rencontre la politique et où la politique rencontre le droit, trop rares pour que nous n’ayons pas le devoir de les saisir.