Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le président de la commission spéciale, madame la présidente de la délégation aux droits des femmes, mes chers collègues, ce jour est important pour toutes les femmes, et pour notre société.
Débattre de la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel la semaine du 25 novembre, journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, n’a rien d’un hasard. La prostitution, en soi, est la première de ces violences. Dans une société où le corps des femmes peut constituer une marchandise, être vendu, loué, approprié par autrui, l’égalité entre les femmes et les hommes n’est pas possible.
Dans une société où les hommes sont considérés comme des êtres dotés de pulsions sexuelles irrépressibles devant être assouvies, quand le désir et le plaisir ne sont pas partagés, l’égalité femmes-hommes n’est pas possible. Et là où l’égalité femmes-hommes n’existe pas, les violences faites aux femmes perdurent. Alors, c’est bien en imposant le respect de l’intégrité du corps humain et le refus de sa marchandisation que nous pourrons éliminer durablement ces violences, dont la prostitution est l’expression la plus criante.
Ce texte s’inscrit dans la continuité des lois contre les violences faites aux femmes votées depuis plusieurs années, de la pénalisation des violences conjugales au harcèlement sexuel, en passant par la criminalisation du viol. Tous ces textes ont posé des interdits pour extraire la violence de la sexualité. Il ne manquait plus que la prostitution : nous y voilà.
Comme l’écrivait Victor Hugo dans Les Misérables, la prostitution, « c’est la société achetant une esclave. À qui ? À la misère. À la faim, au froid, à l’isolement, à l’abandon, au dénuement. Marché douloureux. […] La misère offre, la société accepte. »
Alors, de quoi parle-t-on ? Nous parlons, pour la majorité, d’êtres humains qui sont vendus, transportés, dressés, pour devenir des choses dont on peut tirer des bénéfices. L’âge moyen d’entrée dans la prostitution est de 14 ans. L’espérance de vie moyenne est de 42 ans. 90 % des personnes prostituées dans notre pays sont étrangères, parlant à peine le français. Évidemment, l’extrême majorité d’entre elles sont victimes de proxénètes, de réseaux mafieux qui les obligent à vendre des rapports sexuels. Et il suffirait qu’une seule prostituée se dise libre pour que l’esclavage de toutes les autres devienne respectable et acceptable ?
Bien sûr, il est beaucoup moins sexy et glamour de parler de violences, de victimes de la traite et de l’exploitation sexuelle d’êtres humains que de se revendiquer adepte de la liberté sexuelle, même si on ne parle, en l’occurrence, que de la liberté des hommes – 99 % des clients de la prostitution sont des hommes. Comment trouver glamour les dix ou quinze pénétrations par jour d’hommes qu’on ne connaît pas subies par les personnes prostituées, contraintes par des raisons évidemment économiques, avec des conséquences dramatiques sur leur santé ? Comme l’affirme l’anthropologue Françoise Héritier, « dire que les femmes ont le droit de se vendre, c’est masquer que les hommes ont le droit de les acheter ».
Entre les fantasmes de certains et la réalité que vivent 90 % des personnes prostituées victimes du proxénétisme et de la traite, il y a le monde de la violence et l’argent de la traite géré par les réseaux internationaux du crime organisé, dont le chiffre d’affaires s’élève à 3 milliards de dollars en Europe. Comment faire semblant d’ignorer que c’est l’argent des clients qui alimente les proxénètes ? Alors, assez d’hypocrisie ! Soyons sérieux et responsables. À l’instar de la ministre des droits des femmes, je considère que l’abolition de la prostitution relève d’une obligation pour toute société qui respecte les droits humains.
Permettez-moi de rappeler très brièvement quelques constats qui heurtent profondément plusieurs principes fondamentaux de notre droit. En ratifiant la convention des Nations Unies du 2 décembre 1949 pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui, la France a affirmé que la prostitution est « incompatible avec la dignité et la valeur de la personne humaine ». Ensuite, l’existence même de la prostitution va à l’encontre des dispositions de notre code civil qui, en posant le principe de la non-patrimonialité du corps humain, fait obstacle à ce qu’il soit considéré comme une source de profit. Là encore, il me semble que l’objectif poursuivi par la proposition de loi – à savoir la lutte contre le système prostitutionnel et non, comme certains veulent le faire croire, contre les personnes prostituées – va dans le sens d’un plus grand respect de nos principes juridiques.
Notre assemblée est aujourd’hui appelée à se prononcer, en première lecture, sur la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel, adoptée le 19 novembre dernier par la commission spéciale chargée de son examen. Je veux d’emblée saluer la qualité de nos échanges en commission, qui ont permis d’améliorer les dispositifs.
Vous le savez : cette proposition de loi est le produit d’une réflexion entamée il y a plusieurs années au Parlement. Je souhaite rappeler l’excellent travail de nos collègues Danielle Bousquet et Guy Geoffroy, respectivement présidente et rapporteur de la mission d’information sur la prostitution en France, dont le rapport, remis au mois d’avril 2011, a permis de dresser un bilan approfondi des connaissances sur le système prostitutionnel dans notre pays et des politiques publiques mises en oeuvre en France comme à l’étranger. Ce travail s’est conclu par l’adoption à l’unanimité, le 6 décembre 2011, d’une résolution réaffirmant la position abolitionniste de la France et mettant en avant les lacunes de notre législation.
Au début de la présente législature, la délégation aux droits des femmes a créé, en son sein, un groupe de travail entièrement consacré à la question de la prostitution, que j’ai eu l’honneur d’animer durant près d’un an. C’est dans le cadre de ce groupe de travail qu’ont été élaborés le rapport d’information et ses quarante recommandations sur le renforcement de la lutte contre le système prostitutionnel, qui ont été – et je m’en félicite – adoptés à l’unanimité en septembre dernier.
Nous souhaitons nous inspirer du modèle mis en place en Suède, où l’achat d’actes sexuels est sanctionné. Dans ce pays, la prostitution de rue a été divisée par deux en dix ans. D’après une étude de législation comparée réalisée par le Sénat en mars 2013, rien n’indique que la prostitution dans des lieux fermés ait augmenté du fait de l’interdiction. Il n’existe pas non plus de preuve démontrant l’existence d’un lien entre la pénalisation de l’achat d’actes sexuels et la hausse des violences subies par les personnes prostituées, contrairement à ce qu’avancent certains opposants à la présente réforme. Plus généralement, il ressort de l’évaluation de la réforme suédoise réalisée en 2010, à la demande du gouvernement suédois, par la chancelière de justice de la Suède, que le vote de la loi de 1998 ne s’est pas traduit par un accroissement de l’insécurité des personnes prostituées.
La présente proposition de loi, qui a reçu l’avis favorable du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, met en place un dispositif d’actions cohérent bâti sur quatre piliers.
Le premier pilier porte sur le renforcement des moyens de lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle. Pour ce faire, l’article 1er de la proposition de loi appelle les fournisseurs d’accès à Internet et les hébergeurs de sites à concourir à la lutte contre la diffusion des infractions de traite des êtres humains et de proxénétisme.
Le deuxième pilier vise à améliorer la protection des victimes de la prostitution. Dans cette perspective, l’article 3 renforce les missions de l’État dans le département, en mettant en place un parcours de sortie de la prostitution. Cette véritable innovation introduite par le texte ouvrira des droits aux victimes du système prostitutionnel. L’article 6 sécurise la situation des personnes de nationalité étrangère engagées dans ce parcours en leur reconnaissant un droit temporaire au séjour, indépendamment de leur coopération avec les autorités judiciaires. Le financement des actions induites par la création du parcours de sortie de la prostitution reviendra au fonds mis en place par l’article 4 de la proposition de loi. Enfin, le délit de racolage sera abrogé pour supprimer toute forme de pénalisation des personnes prostituées.
Le troisième pilier a trait à la prévention des pratiques prostitutionnelles et du recours à la prostitution. Il a pour objet d’améliorer les mesures de sensibilisation et d’éducation indispensables pour déconstruire les représentations erronées de la prostitution ainsi que toute forme de stéréotype sexiste. C’est l’objet de l’article 15 de la proposition de loi.
Le quatrième et dernier pilier pose les règles relatives à l’interdiction de l’achat d’actes sexuels afin de décourager la demande, qui est à la base du développement de la prostitution et des réseaux d’exploitation sexuelle. Il est important de poser un interdit dans la loi. Il n’est pas inutile de rappeler ici que l’article 6 de la convention de Varsovie, entrée en vigueur en France le 1er mai 2008, stipule que la demande « favorise toutes les formes d’exploitation des personnes, en particulier des femmes et des enfants, aboutissant à la traite » et qu’elle doit, en conséquence, être découragée. À cette fin, l’article 16 de la proposition de loi crée une contravention de cinquième classe pour réprimer le recours à l’achat d’actes sexuels, infraction qui pourra également être punie des peines complémentaires prévues par le code pénal. Quant à l’article 17, il prévoit que les personnes reconnues coupables de cette infraction pourront être condamnées à effectuer un stage de sensibilisation à la lutte contre l’achat de ce type d’actes. Là encore, cette mesure a pour objet de responsabiliser le client face à un phénomène dont il ne connaît pas toujours la réalité.
Comme vous pouvez le constater, le présent texte va plus loin que la proposition de loi adoptée par le Sénat le 28 mars 2013 visant à abroger le délit de racolage public. Cette seule disposition ne faisait que laisser libre cours aux réseaux proxénètes et n’apportait aucune protection ni réponse sociale et sanitaire à la situation vécue par les personnes prostituées.