Souvent, mesdames et messieurs les députés, les voix qui s’expriment au sujet de la prostitution sont assez éloignées des réalités du terrain, assez éloignées des victimes elles-mêmes. Parfois, malgré tout, les personnes prostituées, et celles qui l’ont été et qui en sont sorties, avec combien de difficultés, ont l’occasion de s’exprimer. Ce sont ces témoignages qui me paraissent les plus importants et vous avez construit votre proposition de loi à partir de ces expériences, de ces témoignages, de ces contacts. Je crois que c’est ce qui donne autant de valeur à ce texte.
Monsieur le président de la commission spéciale, madame la rapporteure, madame la présidente de la délégation aux droits des femmes, votre trio a montré que toutes les forces de la République sont capables de se retrouver autour de cet humanisme assumé. Je veux saluer le travail de l’ensemble des membres de la commission et la contribution de tous les groupes parlementaires qui ont décidé de surmonter les clivages partisans. C’est suffisamment rare pour le souligner.
À cette tribune, souvenons-nous d’une chose : c’est que le combat pour l’abolition de la prostitution est jalonné de promesses non tenues et de rendez-vous manqués. Un premier rendez-vous manqué fut la commission d’enquête parlementaire organisée à l’époque par Victor Schoelcher. On était en 1879. Après l’abolition de l’esclavage, à la fin de sa vie, Victor Schoelcher et Victor Hugo avaient lancé le combat pour l’abolition de la prostitution. C’est pour cela que nous tenons tellement au mot « abolition ». La préfecture de police à l’époque empêcha que le travail n’aboutisse et il fallut attendre soixante-dix ans pour que le combat reprenne enfin.
Un autre rendez-vous se présenta sous le Front populaire. En 1936, Henri Sellier, le ministre de la santé, avait alors reçu le soutien actif de Léon Blum pour déposer un projet de loi abolitionniste. Ce texte mettait fin aux maisons closes et prévoyait même la création d’un délit de contamination pour les clients atteints de maladies vénériennes. Mais certains députés, que l’amicale des maîtres et maîtresses d’hôtels meublés de France avait mobilisés, s’y opposèrent sans autre motif que : « les maisons de tolérance subsisteront autant que l’humanité ». Ce n’est pas la fatalité qui emporta ce texte, mais plutôt l’histoire qui ne permit pas au Front populaire d’achever son programme pour notre pays.
En 1976, ce furent Simone Veil et Françoise Giroud qui tentèrent à leur tour, mais en vain aussi, de reprendre le fil abolitionniste de notre pays. Le 2 juin 1975, une centaine de prostituées lyonnaises avaient occupé l’église Saint-Nizier ; ces femmes demandaient déjà l’abrogation du délit de racolage qui pesait sur elles. Simone Veil avait demandé au magistrat Guy Pinot, celui que les médias appelaient Monsieur prostitution, de préparer un rapport, qui confirma la nécessité de l’abrogation du délit de racolage sur les personnes prostituées. Quelques mois plus tard, le conseil des ministres décida qu’aucune suite ne serait donnée aux propositions de M. Prostitution.
Nous ne pouvons pas nous permettre un nouveau rendez-vous manqué. Nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre encore un demi-siècle que le débat revienne. Il y a au moins 20 000 femmes et hommes sur notre territoire qui ne veulent plus être des coupables, qui ont besoin des soutiens prévus par votre texte, du parcours de sortie de la prostitution, des moyens du fonds d’insertion, et qui souhaitent avoir l’assurance que leurs enfants vivront dans une société à l’abri de la prostitution. Rien ne nous autorise à attendre plus longtemps.
Le rapport que l’inspection générale des affaires sociales m’a remis en décembre dernier met en évidence un accroissement très rapide dans notre pays des risques sanitaires, des risques infectieux, des traumatismes subis par les personnes prostituées, en l’état actuel. D’après le rapport du Conseil national du sida, entre 10 et 50 % des clients demanderaient désormais des rapports non protégés aux personnes prostituées. Une étude canadienne a établi que les personnes prostituées ont entre soixante et cent fois plus de risques d’être battues ou assassinées que le reste de la population. Enfin, d’après une étude américaine, le taux de mortalité est deux fois plus élevé chez les femmes qui se prostituent dans la rue que chez les femmes d’âge comparable.
La prostitution, mesdames et messieurs les députés, n’ayez pas le moindre doute à ce sujet, est en elle-même un drame sanitaire. Nombre d’associations le savent bien. Si la loi que vous proposez aujourd’hui est adoptée, les personnes en situation de prostitution pourront, bien plus que par le passé, être protégées, poser leurs conditions, dénoncer les agressions, être libres, se voir offrir des alternatives de sortie de la prostitution. Les pouvoirs publics ont été très longtemps piégés dans leurs hésitations et leurs contradictions. Aujourd’hui, nous n’avons pas d’hésitations. Nous sommes portés par une conviction, la conviction qu’aider les victimes de la traite, en particulier, c’est les protéger, leur offrir des moyens véritables d’en sortir, mais c’est aussi faire la chasse aux réseaux, toujours plus, c’est ce que prévoit votre texte, et c’est responsabiliser chacun des acteurs du système prostitutionnel. C’est le coeur de la proposition de loi.
Toutes les autres politiques, car la question des autres politiques pourrait se poser, qui ont été essayées ne marchent pas. Les pays qui ont fait le choix de rouvrir les maisons closes ont aussi, dans le même geste, fait le choix de la traite. Ils reconnaissent leurs difficultés.
Savez-vous que les Pays-Bas font partie de la liste des lieux de destination privilégiés de la traite établie par l’Office des Nations unies contre les drogues et le crime ? Un projet de loi-cadre sur la prostitution est d’ailleurs en préparation dans ce pays pour prévoir la création d’une peine à destination des clients de la traite.
Savez-vous qu’en Allemagne – où les maisons closes ont été rouvertes et où l’on estime le nombre de personnes prostituées à 400 000 dont seulement 42 officiellement déclarées, et donc protégées –, l’accord de coalition du gouvernement signé ce mercredi même, qui porte notamment sur l’instauration d’un salaire minimum, prévoit aussi une révision en profondeur de la législation sur la prostitution ?