et Danielle Bousquet qui, avec Guy Geoffroy, ont porté ce débat dès la précédente législature – je tenais à signaler cette filiation – ; c’est avec honneur, enfin, que la délégation aux droits des femmes est porteuse de cette loi d’initiative parlementaire. Je remercie très chaleureusement Maud Olivier qui, dès son arrivée comme députée en 2012, a conduit avec compétence, sang-froid et ténacité cette mission. Son travail est unanimement reconnu.
Cette proposition de loi a ouvert le débat sur la prostitution. C’est pourtant un sujet que peu de personnes souhaitaient porter, car il est lourd de violences. Et ni les mafias, ni les proxénètes, ni les clients ne souhaitaient se retrouver au coeur de ce débat.
C’est un débat qui intéresse nos concitoyens. Je l’ai senti lorsque nous avons fait des réunions publiques sur ce sujet ; j’ai mesuré l’intérêt qu’on lui accordait, le sérieux avec lequel il était abordé. C’est un débat qui passionne les médias. C’est un débat qui a mobilisé largement la société civile. C’est un débat qui a permis de faire apparaître les violences, l’exploitation, l’esclavage cachés derrière ce que certains appellent encore « le plus vieux métier du monde », et qui aurait été exercé par des « filles de joie ».
Ce débat, on l’a vu, existe au-delà de nos frontières et a suscité, suscite des réactions dans de nombreux pays. La prostitution est un phénomène mondial. Peu de statistiques ont été élaborées au niveau international, mais l’organisme européen Eurostat a publié au mois d’avril dernier un premier rapport. Le nombre de victimes de la traite s’est accru de 18 % entre 2008 et 2010. Pendant ce temps, celui des trafiquants condamnés à des peines de prison a reculé de 13 % au cours de cette période. Et, selon l’Organisation internationale du travail, 880 000 personnes seraient victimes d’esclavagisme dans l’Union européenne, l’exploitation sexuelle y tenant une place importante.
La dimension internationale du phénomène de la traite appelle un combat international. En France, les personnes prostituées sont principalement issues de Roumanie, de Bulgarie, d’Europe de l’Est, du Nigeria et de Chine. Les pays d’origine et de destination de la traite doivent se saisir de ce sujet. Malgré l’existence d’un accord d’entraide judiciaire avec le Nigeria ou la Chine, les résultats sont maigres, et le Gouvernement doit s’efforcer de faire progresser cette coopération. L’Union européenne devrait également intégrer la coopération en matière de lutte contre la traite dans tous les accords de partenariat qu’elle conclut avec des pays tiers. À l’échelle européenne, l’entraide policière et judiciaire est déjà en place, comme nous l’a indiqué M. le ministre Manuel Valls lors de son audition par la commission spéciale.
Il faut aller plus loin sur la voie de l’harmonisation des politiques nationales. Nombre de pays conservent des législations qui sont de véritables appels d’air pour les trafiquants. Les proxénètes ne devraient pas pouvoir se mettre à l’abri des frontières, comme on nous l’a indiqué lors d’une table ronde à Strasbourg.
Les expériences européennes sont diverses et riches d’enseignements. Il serait coupable de ne pas les regarder objectivement.
Selon les services de la police suédoise, la loi d’abolition a permis de renforcer la lutte contre les réseaux. La loi s’est attaquée à la demande et a limité les possibilités de tirer profit de la prostitution, ce qui a découragé les réseaux d’investir sur leur territoire. Les autorités ont constaté une diminution de moitié de la prostitution de rue et une stabilisation globale du nombre de personnes prostituées.
Aux Pays-Bas, la prostitution est organisée et réglementée, mais la situation des personnes prostituées s’est dégradée. Dans les affaires de traite portées devant la justice, la quasi-totalité des femmes exploitées l’étaient dans le secteur légal, contrôlé par l’État néerlandais. Cette organisation de la prostitution n’a pas empêché une explosion de la prostitution illégale ou cachée. Les pays qui ont choisi de réglementer font face à une augmentation spectaculaire de la prostitution, donc des violences, et des risques sanitaires qui l’accompagnent.
En France, on estime que 90 % des personnes prostituées sont étrangères. La prostitution est une exploitation de pays pauvres par des pays riches, de sociétés pauvres par des sociétés riches, une exploitation de femmes, de jeunes filles, de jeunes hommes par des hommes de pays qui peuvent leur imposer des rapports sexuels car ils en ont les moyens financiers.
C’est particulièrement vrai dans les moments de crise que nous traversons, dans ces moments où la précarité économique menace tout particulièrement les femmes. Il est temps d’ouvrir les yeux sur l’étendue et la cruauté de l’exploitation de la prostitution. Nous avons aujourd’hui la responsabilité de mettre un coup d’arrêt à ces trafics. Nous avons la responsabilité de ne pas laisser prospérer ces dominations économiques, ces dominations sexistes dans notre pays.
Ce texte est examiné la semaine du 25 novembre, journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, et ce n’est pas un hasard. La répétition d’actes sexuels imposés par la précarité, par l’argent ou par l’emprise des mafias et proxénètes est une violence sexuelle. On en connaît les conséquences destructrices sur la santé physique et psychologique. Une personne que nous avons auditionnée dans le cadre des travaux de la commission spéciale a partagé son témoignage dans un livre : « On nous parle de plaisir. La réalité est tout autre. Avec environ une trentaine de rapports sexuels par nuit avec des hommes de toutes sortes, des gros, des maigres, des agressifs, des pervers, la notion même de plaisir est irrémédiablement bannie. […] C’est vulgaire ? Choquant ? Dégoûtant ? Et pourtant, ce ne sont là que des mots. Rien qui approche, de près ou de loin, la réalité vécue. »
L’argent ne peut pas donner le droit de précipiter des femmes, des enfants, des hommes dans cet univers de violence, d’asservissement qu’est la prostitution. Selon un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales cité ce matin par vous, madame la ministre, « les violences font partie du paysage de la prostitution quels qu’en soient la forme et le mode d’exercice. Il s’agit, pour une part importante, de violences perpétrées par le client ». Je ne rappellerai pas les chiffres, vous les avez donnés.
Pourtant, cette violence est mal connue. C’est aussi la dernière violence faite aux femmes que la loi ne reconnaît pas ; notre travail consiste à inscrire la lutte contre cette violence dans la loi. Progressivement, nos sociétés ont interdit le droit de cuissage, le harcèlement, le viol. Il ne peut y avoir de droit sexuel masculin sur les femmes. Nous refusons qu’un rapport sexuel puisse être imposé par le pouvoir, la force ou l’argent.
Ces évolutions de notre société, on l’oublie, sont très récentes. Le viol conjugal n’a été reconnu que dans les années 1990, et la première loi consacrée aux violences conjugales date de 2006. Il a fallu du temps pour que notre société considère qu’il est de sa responsabilité de protéger l’ensemble des citoyens et citoyennes, que ce soit dans la sphère publique, au travail, dans la rue, ou dans la sphère privée, dans la famille, au sein du couple. Il n’y a pas de permis de tuer, de violer, de violenter, d’imposer un rapport sexuel, sous prétexte que cela aurait lieu dans la sphère privée.
Oui, le privé, dans ce cas, est politique. Et le sujet qui nous rassemble aujourd’hui est fortement lié à celui de l’égalité entre les femmes et les hommes. C’est aussi pour cela que c’est la délégation aux droits des femmes qui l’a porté ; 90 % des personnes prostituées sont des femmes, 99 % des acheteurs de sexe sont des hommes, même s’il faut rappeler que la grande majorité des hommes ne sont pas acheteurs de sexe. Ces chiffres rendent visible les rapports de domination qui accompagnent la prostitution.
Comme le dit le préambule de la loi suédoise, « il n’y aura pas d’égalité possible entre les femmes et les hommes tant que l’on pourra vendre, louer, acheter le corps des femmes », tant que la société ne dira pas qu’il n’est pas autorisé de s’approprier les corps des femmes pour satisfaire une envie. C’est cette avancée, ce renversement que nous proposons par ce texte. Aujourd’hui, les personnes prostituées sont pénalisées. Aujourd’hui, elles sont stigmatisées. Elles doivent être reconnues en tant que victimes, être protégées. Inversement, l’interdiction d’achat d’acte sexuel permet de donner un signal aux réseaux de proxénètes : la France n’est pas une terre d’accueil pour les mafias, pour celles et ceux qui exploitent la misère et la précarité. Il n’est pas acceptable que les mafias se développent grâce à ce business aussi lucratif que celui de la drogue ou des armes. Il n’est pas acceptable que des proxénètes vivent grassement sur les souffrances des femmes. La loi permettra aux personnes prostituées d’avoir plus de moyens de se défendre face au client, de porter plainte, donc d’être plus en sécurité.
Enfin, notre société adressera un message fort : il n’existe pas de droit des hommes à disposer du corps des femmes, le corps n’est pas une marchandise.
Cette proposition de loi fait bouger en profondeur notre société encore trop marquée par les inégalités entre les femmes et les hommes. Elle réaffirme qu’il faut arrêter de faire passer le plaisir de certains avant la sécurité et le droit de toutes les femmes. Elle réaffirme que les femmes et les hommes ont droit à une place à égalité dans la société, dans tous les domaines, y compris la sexualité.
En conclusion, je tiens à vous rendre hommage, madame la ministre. Vous avez fait ce matin un grand discours, et nous avons toujours eu votre écoute, votre soutien, dans des échanges permanents et constructifs. Ce travail a été mené en collaboration avec le Gouvernement, avec les ministres, Mme Taubira, Mme Touraine, M. Valls, et suivi avec attention par le Premier ministre. Je veux les remercier tous pour leur engagement. Je veux aussi remercier pour leur engagement Bruno Le Roux et le groupe socialiste, qui a pris position sur ce texte et qui le soutient activement. Enfin, je veux saluer nos collègues sénateurs et sénatrices qui suivent ce débat et qui auront pour mission de le poursuivre.
Cette proposition de loi met la France en conformité avec sa position abolitionniste et ses engagements internationaux. Elle ouvre la voie à une politique ambitieuse, que nous souhaitons européenne. Je citerai Pierre Mendès France : « La République doit se construire sans cesse, éternellement révolutionnaire, contre l’inégalité, la misère, la routine, et les préjugés. La République est inachevée tant qu’il reste des progrès à accomplir. »
Ce texte, madame la ministre, construit notre République.