Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, c’est avec une grande émotion que je monte ce soir à la tribune pour évoquer un sujet aussi grave et aussi important que l’est celui des nouveaux indicateurs de richesse. Ce sujet figure dans le paysage de la recherche scientifique mondiale depuis une trentaine d’années sans qu’au fond, personne ne le sache. Je voudrais donc remercier le groupe écologiste d’avoir pris l’initiative de poser cette question devant la représentation nationale en des termes simples, puisque seulement quatre indicateurs sont retenus dans la proposition de loi qui nous est soumise, à savoir l’indice d’espérance de vie en bonne santé – une notion magnifique, et relativement récente –, l’indicateur de santé sociale – pas forcément facile à définir –, l’empreinte écologique – dont on commence à cerner les contours – et les émissions de dioxyde de carbone et autres gaz à effet de serre.
La proposition de loi prévoit également que l’exposé des motifs du projet de loi de finances de l’année présente une estimation des incidences de l’exercice de l’année, ainsi que les incidences des trois exercices précédents sur chacun des quatre indicateurs précédemment mentionnés – en quelque sorte à la manière d’un plan quadriennal glissant. Pour la scientifique que je suis, il est tout à fait séduisant de raisonner ainsi. Jusqu’à présent, on se contentait d’hésiter entre les deux concepts de croissance et de décroissance en ne prenant pour référence que la notion de PIB – qui, au demeurant, ne mesure pas toujours la même chose selon qu’il tient compte ou non de l’inflation.
C’est, en fait, le monde entier qui, sur le plan intellectuel et économique, fonctionne en se référant au PIB, alors que chacun voit bien que les populations souffrent, que ce soit dans les pays développés, dans l’OCDE, en Europe et en France, mais aussi, bien sûr, dans les pays en voie de développement qui souffrent encore de contradictions internes, ainsi que dans les pays les plus pauvres, dont la richesse commence tout juste à augmenter.
Pour autant, la question de la prise en compte de nouveaux indicateurs de richesse est essentielle. En 2002, au sommet de Johannesburg, on a vu apparaître un grand nombre de tableaux, de fiches et de plaquettes mettant en évidence de nouveaux indicateurs basés sur la notion d’économie du développement et de trajectoire de développement. Si les critères permettant de qualifier ce qu’est le développement n’étaient pas stabilisés lors d’un sommet international datant d’une quinzaine d’années, ils ne le sont toujours pas. Nous avons aujourd’hui les objectifs du millénaire définis par le PNUD, mais aussi d’autres indicateurs de développement fournis par la Banque mondiale, au nombre de 331, et les indicateurs de développement humain, qui datent des années 1990. Comme on le voit, la question des indicateurs est sur la table, où elle est posée en termes scientifiques.
Une universitaire américaine, Elinor Ostrom, la première femme à recevoir, en 2009, ce qu’il est convenu d’appeler le « prix Nobel » d’économie, a beaucoup travaillé sur la gouvernance des biens communs, qu’elle fut la première scientifique à évoquer dans les années 1990 – et elle fut d’ailleurs longtemps la seule à le faire. Elle faisait des biens communs un indicateur à l’échelle d’une société humaine, c’est-à-dire d’un ensemble de personnes susceptibles de se croiser sur un territoire donné. Le grand intérêt de cet indicateur, c’est qu’il était à l’échelle de la vie des gens et des systèmes institutionnels locaux, de ceux qui nous gouvernent.
Toujours dans les années 1990, Joseph Stiglitz, un peu plus jeune que Mme Ostrom, a pour sa part développé la notion d’asymétrie en matière d’économie du développement – asymétrie entre ceux qui savent, ceux qui sont au pouvoir ou disposent des moyens financiers les plus importants, et ceux qui ne savent pas, pas encore ou pas assez. La notion d’asymétrie était un formidable outil, mais conçu à une telle échelle qu’il n’a pas encore pleinement produit sa performance économique en tant qu’outil de travail. Néanmoins, comme vient de le faire Jean Launay avant moi, je salue le travail accompli dans le cadre de la commission mise en place en 2009, qui a permis de rendre visible ce qui était jusqu’alors invisible dans le monde scientifique.
Ces deux scientifiques de très grande envergure ont largement contribué à jeter les bases d’un nouvel indicateur de développement fondé sur la mesure du bien-être de la population et la notion de bien public. Comme vous le voyez, entre bien commun et bien public, il y a un océan. Entre bien-être et production, il y a de grandes rivières, et surtout un grand fleuve qui doit nous conduire à la mer. M. le ministre a bien souligné, tout à l’heure, qu’il y avait encore à travailler pour définir quels pourraient être les indicateurs sur lesquels fonder la mesure de la valeur profonde de l’économie française, celle qui va rendre, non pas plus riche, mais moins pauvre, plus confortable, plus aisé, plus cultivé, plus à l’aise, plus apte non au bonheur, comme l’a fait le Bhoutan, mais à la vie commune, sans trop de souffrances ni de frottements, avec une certaine aisance.
C’est une belle idée que le groupe écologiste a lancée en formulant ce projet de recourir à de nouveaux indicateurs, une idée intéressante et essentielle, mais qui nécessite d’être approfondie. Je pense, monsieur le ministre, que nous aurons l’occasion de nous revoir pour évoquer à nouveau ce sujet.