Intervention de Alain Tourret

Séance en hémicycle du 11 février 2014 à 15h00
Géolocalisation — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAlain Tourret :

Je proposerai ensuite de réfléchir à un « bloc intangible des libertés » qui, à mon sens, ne doit pas être entamé. Je comprends parfaitement qu’il faille s’adapter à tel ou tel procédé scientifique, surtout lorsqu’il permet d’arrêter un certain nombre de malfaiteurs. Pour autant, madame la garde des sceaux, je suis mal à l’aise. En effet, depuis un certain nombre de mois, voire d’années, le bloc des libertés se restreint constamment, au motif qu’il conviendrait de donner davantage de moyens aux services de police et de gendarmerie pour poursuivre les délinquants, les malfaiteurs, la pègre, ce que je comprends tout à fait par ailleurs.

Je me pose donc un certain nombre de questions, qui me conduisent à proposer une sorte de Patriot Act à l’envers. En quoi consistait le Patriot Act ? Il a été adopté par les États-Unis après 2001. Les seize dispositions prises alors devaient rester en vigueur pendant quatre ou cinq ans seulement. Elles concernaient les pouvoirs donnés à un certain nombre d’agences – CIA, FBI ou autres –, la réduction des droits de la défense, le statut des personnes détenues à Guantanamo. Plusieurs mesures intrusives ont été également mises en place, telles que les possibilités d’intervenir sur toutes les sources électroniques – téléphones et autres.

Les associations de défense des droits de l’homme aux États-Unis se sont dressées vent debout contre toutes ces mesures – en vain. Au bout de cinq années, il a été finalement décidé d’intégrer quatorze des seize dispositions dans le bloc législatif. C’est un peu vers cela, je le crains, que nous nous orientons. Je comprends, monsieur le président de la commission des lois, que l’argumentation du bâtonnier Sur aurait sans doute pu être plus juridique. Je pose toutefois le problème en termes de « bloc des libertés », pour constater qu’il se délite en ce qui concerne certains éléments fondamentaux : la garde à vue, la détention provisoire, le rôle du parquet, l’absorption par la notion de terrorisme d’un ensemble d’autres considérants juridiques.

Ne pourrait-on essayer de réfléchir, madame la garde des sceaux, à la constitution d’un bloc intangible des libertés, en tout cas à une consultation préalable, comme cela existe en matière sociale, de la CNIL et de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, institution accréditée auprès des Nations unies en 1947 pour éclairer l’action du gouvernement et du Parlement dans le domaine des droits de l’homme et des libertés fondamentales ? Certes, elle peut s’autosaisir, mais c’est l’exception et, dans les faits, elle n’est pas saisie systématiquement.

Finalement, jusqu’où peut-on aller ? Un amendement déposé dernièrement par le groupe socialiste réservait la possibilité de prolonger la garde à vue jusqu’à quatre-vingt-seize heures, y compris en dehors de tout phénomène de terrorisme. Il a été retiré, mais c’est dire quels dangers il peut y avoir à ce niveau. Il n’est pas du tout certain que la référence au crime organisé tienne sur le plan constitutionnel, et je crains que nous ne nous exposions à certaines déconvenues.

En tout cas, il est impératif de rappeler l’existence d’un bloc intangible de libertés, qu’il s’agisse de la garde à vue ou de la détention provisoire. J’avais été le premier à proposer, en 1997, qu’on ne puisse pas placer quelqu’un en détention provisoire pour une infraction passible de moins de trois ans d’emprisonnement s’agissant des délits contre les personnes et de moins de cinq ans s’agissant des délits contre les biens. C’était un grand progrès, mais je crains que l’on ne prévoie ici telle ou telle exception, que ce soit pour une évasion, pour un vol qualifié ou non, ou pour je ne sais quoi encore. Il ne faut pas instaurer de telles exceptions. Il faut poser des principes et s’y tenir : c’est le seul moyen de défendre ce que j’appelle le bloc des libertés.

Nous aurons toujours des services de police pour nous expliquer que, s’ils avaient eu tels ou tels moyens, ils auraient réussi, que ce serait tellement mieux s’ils n’étaient pas obligés de respecter le délai pour saisir le procureur de la République, et qu’on les entrave dans leurs recherches en et que ce serait tellement mieux s’il ne fallait pas les respecter et qu’en soumettant un officier de police judiciaire à telle déclaration, on les entrave dans leurs recherches. Je comprends parfaitement cette argumentation et le fait que le ministre de l’intérieur la soutienne, poussé par les forces de police, il devrait d’ailleurs leur résister beaucoup plus, mais il faudrait arriver à tenir sur un bloc intangible et je suis extrêmement gêné en l’occurrence.

Je m’appuie d’ailleurs sur la délibération de la CNIL : « À titre liminaire, la Commission rappelle que l’utilisation de dispositifs de géolocalisation est particulièrement sensible au regard des libertés individuelles, dès lors qu’ils permettent de suivre de manière permanente et en temps réel des personnes, aussi bien dans l’espace public que dans les lieux privés. Il est donc nécessaire qu’un encadrement strict soit respecté dans le cadre des enquêtes prévues par le code de procédure pénale. En effet, ces dispositifs ne sont pas uniquement des aides techniques à la réalisation de filatures sur la voie publique telles que réalisées par les enquêteurs, mais peuvent également apporter des éléments relatifs à la vie privée qui n’auraient pas pu être portés à la connaissance des enquêteurs dans le cadre d’une filature traditionnelle. »

L’avis de la Commission sur la protection de certaines professions et le caractère intrusif en matière de domicile doit également être rappelé : « Ainsi, en raison de la violation du droit à la vie privée qu’occasionne une telle intrusion, la Commission considère que la rédaction proposée de l’article 706-96 du code de procédure pénale entraîne une atteinte disproportionnée aux libertés individuelles dans le cadre d’enquêtes préliminaires ou de recherches de personnes disparues… » Elle estime donc nécessaire de modifier cette rédaction.

Madame la ministre, votre discours était fort bon. Nous sommes en effet devant un vide juridique, et c’est donc la loi qui protège. Je le conçois très bien, mais je voudrais rappeler avec force les principes fondamentaux sur lesquels je m’appuie. Ce sont finalement les grands principes de la Déclaration des droits de l’homme, et il me semble dangereux et attentatoire à nos libertés fondamentales de trouver toujours des exceptions. On essaie systématiquement de permettre aux forces de police de mener une action incontestable, mais le résultat ne doit pas se faire au détriment de nos libertés.

Voilà pourquoi je suivrai vos propositions. Je crois que le Sénat en la matière, avait fait preuve d’une grande sagesse.

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