Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, il suffit de deux petits articles pour faire un beau texte. Mais avec ces deux petits articles-là, on pourrait écrire un roman. Mieux, je vais vous raconter une histoire ! Et je la commence par « il était une loi » ! Nous partîmes, en décembre dernier avec un article encadrant les conditions de vente à distance des livres, article qui avait pour but de desserrer les doigts crochus des vendeurs de livres en ligne, tel Amazon, autour du cou des librairies et de la création. Ces revendeurs contournent sans scrupule la loi Lang, fraudent le fisc impunément et détruisent plus d’emplois spécialisés qu’ils n’en créent de précaires.
Aujourd’hui, nous revenons sur ce texte, après l’ajout au Sénat de quelques précisions et d’un second article relatif au contrat d’édition entre auteurs et éditeurs à l’ère du numérique. Cet accord est très attendu par tout le monde du livre, de nombreux contrats étant en suspens tant que la loi ne sera pas effective. À cela, s’ajoute un léger souci de délai, une directive européenne nous interdisant d’adopter le texte avant au moins trois mois. Heureusement, notre ministre, dans sa grande sagesse – reconnue aujourd’hui par tous –, nous propose de solutionner le problème avec un amendement gouvernemental.
L’histoire pourrait s’arrêter là, et ce ne serait qu’une loi de plus votée dans cet hémicycle. En fait, l’aventure ne fait que commencer. Je ne peux m’empêcher de vous raconter les deux chapitres suivants : « Le livre dans tous ses états » et « Un nouveau regard sur Jeff Bezos ».
Il faut vous dire qu’en ce moment, avec le livre, tout est possible. Nous savions déjà que c’est par lui que les révolutions arrivent, ce livre que certains considéraient comme moribond. Et voilà ti pas que les bibliothèques sont envahies, que certains livres sont mis à l’index, que des albums pour enfants sont brandis à la télévision, dénoncés comme instrument de corruption de la jeunesse !
Parmi les 140 000 albums édités chaque année, est propulsé sur le devant de la scène un ouvrage édité en 2011, un album resté dans l’ombre et l’anonymat, jusqu’à ce jour, et qui montre des gens, qui, c’est vrai, ne sont pas très habillés, mais ni plus ni moins que ceux que l’on voit tous les étés sur les plages ! Mais si l’on doit s’en offusquer, que penser d’Ève, que je n’ai jamais vu habillée et à cause de qui nous, les femmes, portons le poids du péché du monde ? Depuis qu’elle a soumis à la tentation, avec sa pomme, ce gros couillon d’Adam, tout aussi à poil qu’elle, l’homme, vexé de n’avoir pas su résister, ne s’en est jamais remis et, chassé du paradis, il a créé la théorie du genre, que l’on appelait encore à l’époque l’inégalité homme-femme. Le tout est raconté dans un gros livre à ne pas mettre entre toutes les mains !
Et si le Printemps français ou, pire, le Salon beige, s’inquiètent toujours de la corruption de la jeunesse, que n’appliquent-ils le principe « action, réaction », si en vogue à Athènes en 399 avant Jésus-Christ, quand Mélétos de Lampsaque a décrété Socrate coupable de ne pas croire aux dieux reconnus par la Cité, d’en introduire de nouveaux et, ainsi, de corrompre la jeunesse ! Cela n’a fait ni une, ni deux : un bon verre de ciguë et de Socrate on ne parle plus. Ou plutôt si, c’est là que l’on a commencé à en parler. C’est tout le problème avec les livres…
Quant à Galilée, en voilà un qui était vraiment dans la lune… Il s’est échiné à écrire un livre sur la trajectoire du Soleil et de la Terre. Heureusement que l’Inquisition y a mis bon ordre en le forçant à abjurer et à renier ses écrits. Mais où allait-on ? Et les contes de fées que l’on met entre les mains de nos chères têtes blondes, brunes ou rousses ? Savez-vous bien ce qu’ils racontent ? Peau d’âne parle d’inceste, Barbe Bleue de maltraitance et d’assassinat de femmes, Le Petit Poucet d’abandon d’enfant, Le Petit Chaperon rouge de pédophilie, La Belle au bois dormant de cannibalisme, etc. Et là, que fait Copé ? Que ne s’indigne-t-il ! Il tolère ? Est-ce à l’ENA que l’on apprend à avoir une lecture aussi « bovariste » de la littérature de jeunesse ?
Et si nous faisions tout simplement confiance à nos enfants, qui se construisent grâce aux livres, et à leurs parents, qui leur choisissent des albums pour répondre à leurs questions incessantes et déstabilisantes ? C’est à ce moment que Jeff Bezos arrive dans notre histoire. Je vous propose de le regarder d’un oeil nouveau. Bien cachée sous les responsabilités de l’homme d’affaires, comment lui faire redécouvrir son âme d’enfant et les joies simples du livre et de la création ? Ses parents l’ont-ils seulement emmené une fois dans une librairie ? En connaît-il les parfums, les sons, le plaisir de caresser un livre encore inconnu que l’on ne possédera qu’en s’en étant imprégné, pénétré, qu’en ne faisant plus qu’un avec les personnages ?
C’est sous l’un des piliers de la salle des Quatre Colonnes que la révélation m’est venue. Ce ne sont pas nos deux articles, aussi bien ficelés soient-ils, qui empêcheront l’armée des juristes d’Amazon de contre-attaquer, de s’engouffrer dans chacune des failles décelées et de facturer les frais de port à un tarif ridiculement bas ! Aussi, maintenant que nous avons fait notre travail de législateur, il est temps de nous retrousser les manches, Christian Kert, car notre devoir est de tenter Jeff Bezos comme sut si bien le faire Ève et de lui faire découvrir un univers inconnu, aux rivages exotiques, de l’aider à passer de l’autre côté du miroir, dans le monde merveilleux du livre et des libraires !
Conduisons-le à Bayonne, par exemple. Surprenons-le, par exemple, devant une de ces librairies qui existent encore, la Librairie de la Rue en Pente. Il suffit de pousser la porte et la magie opère. Le temps ne s’écoule plus ; pas d’envie de livre a priori ; on fouine ; on feuillette ; on perd son temps ; on picore de livre en livre… Quand arrive le libraire, il raconte à Bezos ce qu’il a aimé dans celui-ci, pourquoi il a détesté celui-là, hésitant à conseiller à ce client d’un autre monde la lecture d’A la recherche du temps perdu.
Puis, ressortir, Jeff Bezos serrant son ouvrage sous le bras et prolonger l’instant ; s’asseoir à la terrasse du café d’en face, se réchauffer au soleil printanier, déguster un chocolat chaud, ouvrir le roman conseillé au titre invraisemblable : Tu montreras ma tête au peuple d’un certain Désérable. Et Jeff de lire et relire à voix haute certains passages pour partager l’émerveillement de l’écriture, fasciné par le choc du sens et du son ; savourer chaque mot, reprendre chaque idée, vivre l’expérience du texte qui bouleverse, à mille lieues des hangars sans fin de ses immenses bazars et se dire qu’après tout cela lui plairait assez et le changerait tellement de mettre son énergie à défendre la librairie et la création, les plaisirs simples et sans prix de la vie, la société de l’être plutôt que celle de l’avoir…
Je vois, j’entends déjà les sourires polis ou crispés à l’écoute de cette histoire, les ricanements plus ou moins discrets, les haussements d’épaule blasés ! Aussi, puisque les contes se terminent toujours par une moralité, il doit en être de même pour conclure ces articles de loi. Et parce que nous croyons tous ici en la force et dans le rôle de la culture, cette moralité pourrait être empruntée à John Fitzgerald Kennedy partant à la conquête de l’espace : « Quand on peut le rêver, on peut le faire » !