…que tout incite – ce n'est en effet pas de leur faute – à doublonner leurs services.
Je n'ai jamais été tout à fait convaincu par le chiffre de 20 milliards d'euros qui avait été avancé par la commission Balladur-Mauroy, mais ce qui est certain, c'est que demain, vous allez condamner les régions et les départements à réduire le volume de leurs interventions quand il aurait été plus judicieux de réduire les dépenses de structure.
Je ne prendrai que l'exemple de l'action économique : les communes s'en occupent, les intercommunalités s'en occupent, les départements s'en occupent, les régions s'en occupent, l'État s'en occupe. Le conseiller territorial, c'était le moyen de mettre un peu d'ordre entre la région et le département, d'arrêter cette compétition absurde qui décourage la plupart des chefs d'entreprise de solliciter quoi que ce soit tant tout est compliqué aujourd'hui. De ce point de vue, c'était, je crois, une très bonne chose.
Le conseiller territorial, c'était ensuite une façon très souple, très décentralisatrice, très humaine, de mettre de l'ordre dans la répartition des compétences entre région et département. On choisissait de faire confiance aux élus pour décider eux-mêmes, région par région, s'ils souhaitaient exercer telle ou telle compétence au niveau départemental ou au niveau régional. Une compétence peut en effet être un enjeu régional en Bretagne, je pense à la gestion des ports ou à la politique de la pêche, et rester un enjeu départemental en Poitou-Charentes, par exemple, où un seul département a une façade maritime.
À défaut, nous allons retomber dans ce système ultrajacobin où c'est encore le législateur national qui dira que, de Brest à Colmar et de Valencienne à Perpignan, c'est le conseil régional qui change les ampoules dans les lycées et le conseil général qui achète des friteuses dans les collèges. On aura beau inventer tous les systèmes de chef de filât que l'on voudra, comme on a essayé de le faire il y a dix ans dans l'acte II, il n'en sortira pas grand-chose, et vous le savez.
Ce conseiller territorial, c'était aussi et surtout une façon de réconcilier deux réalités, deux légitimités, que l'on oppose à tort : la légitimité historique et de proximité qui est celle du département, et la réalité économique qui est celle de la région. Pour moi, mais ce n'est peut-être pas le point de vue de certains de mes collègues du groupe UMP, c'était envoyer paître, une fois pour toutes, tous ces technocrates qui décident régulièrement depuis leurs ministères que les départements, c'est ringard et qu'il faut les supprimer, où tous ceux qui n'ont toujours pas admis le fait régional.
Le conseiller territorial, c'était la seule façon de concilier, de combiner, d'articuler région et département. En y renonçant, vous nous condamnez immanquablement à ce qu'un jour où l'autre, la question de la suppression pure et simple de l'échelon départemental soit rouverte, et vous en porterez la responsabilité.
Le conseiller territorial, c'était aussi plus de lisibilité pour la démocratie locale, avec un citoyen qui n'aurait eu en face de lui qu'un seul élu, capable d'intervenir au niveau départemental et au niveau régional. Peu importe alors qu'il sache avec précision qui fait quoi de la région ou du département, quand il a aujourd'hui à faire face à un millefeuille auquel il ne comprend rien et, pour le dire poliment, n'a pas toujours la chance de croiser régulièrement chez le boulanger du coin un conseiller régional pour le lui expliquer. Ce n'est qu'une observation statistique sur le nombre de boulangeries, plus important que le nombre de conseillers régionaux, sans aucun jugement sur la proximité des élus régionaux en général.
Enfin, ce conseiller territorial, à l'opposé des caricatures, c'était aussi une chance pour les territoires ruraux d'être mieux représentés dans les régions. Il était assuré un nombre minimal de conseillers territoriaux par département, quinze. Ainsi, la Lozère, chère à Pierre Morel-A-L'Huissier, aurait eu quinze élus siégeant à la région alors qu'elle n'en a qu'un seul, deux au plus les bonnes années. Je ne crois pas que ce retour en arrière sera un progrès pour ce département.
Au nom d'un slogan de campagne, vous allez renoncer à ce compromis historique, qui aurait ouvert la voie à la rationalisation et à la rénovation de l'action locale. Ce sujet aurait mérité mieux qu'une décision à l'emporte-pièce, et je reste persuadé que la question se posera un jour d'y revenir.
Cet éloge funèbre terminé, quels sont vos projets pour remplacer le conseiller territorial ? C'est là que le texte que nous examinons démontre toute son originalité puisqu'il défait quelque chose, mais ne propose pour l'instant qu'un demi-dispositif de remplacement.
La moitié que l'on connaît, c'est le retour de l'élection autonome de conseillers régionaux. Cette décision appelle d'ores et déjà deux observations.
La première, c'est le coût du texte qui nous est présenté. Notre droit actuel, avec la loi de 2010, prévoyait l'élection de 3 500 conseillers territoriaux aux lieu et place des près de 6 000 conseillers généraux et régionaux. Vous recréez donc 2 500 postes d'élus locaux. En période de crise, nous vous laissons le soin d'assumer cette décision auprès de nos compatriotes, dont vous augmentez chaque jour un peu plus les impôts. Cela pose la question de l'application de l'article 40 que j'ai soulevée tout à l'heure : ce texte aurait dû, selon moi, être déclaré irrecevable en l'état.
Ma seconde observation, c'est le lien que l'on peut faire entre ces dispositions, l'annonce par le Premier ministre dans sa déclaration de politique générale que les élections régionales auront lieu en 2015, et la proposition de la commission Jospin de modifier le collège électoral sénatorial. Nous avons là trois pièces d'un puzzle qui, lorsqu'elles sont assemblées, deviennent inquiétantes.
En clair, si les souhaits de M. Jospin étaient exaucés avant septembre 2014, non seulement les actuels conseillers régionaux seraient conduits à élire à deux reprises des sénateurs, en 2008 et en 2015, ce qui a évidement pour vous l'avantage de limiter les risques d'alternance, mais, en plus, pour être sûr que tout se passe bien, la prochaine fois qu'ils voteraient, ils auraient le droit de mettre dans l'urne non plus un bulletin mais quinze. Inscrire le bourrage d'urne dans la loi, personne n'y avait encore pensé ! Je n'ai pas besoin de développer l'analyse, chacun comprend la gravité d'un tel processus. Si, d'aventure, le Gouvernement proposait un tel dispositif, notre groupe ne manquerait évidemment pas de saisir le Conseil constitutionnel.
La moitié dont nous ne savons rien, ce sont les conditions d'élection des futurs conseillers généraux. En effet, si le texte qui nous est présenté rétablit clairement les conseillers généraux tels qu'ils existaient, l'exécutif a d'ores et déjà fait connaître son intention de proposer un dispositif électoral nouveau.
Vous proposez de remplacer le conseiller général par un conseiller départemental élu au scrutin binominal paritaire, un homme et une femme élus en même temps dans des cantons agrandis. Si le conseiller territorial était qualifié par certains de monstre hybride ou de créature bicéphale, vous inventez là un conseiller hermaphrodite, à la fois homme et femme. Vous faites preuve d'une grande originalité, d'une grande créativité, dont, avec une pointe d'ironie, je vous félicite.
Il est assez étonnant que le même gouvernement qui nous explique par ailleurs que l'on n'a pas besoin d'un homme et d'une femme pour avoir des enfants tienne absolument à ce que, pour gérer des routes départementales, il y ait exactement autant d'hommes que de femmes dans une assemblée départementale. Vous n'en êtes pas à une incohérence près.
Votre scrutin binominal, qui serait une première dans notre histoire électorale, et peut-être une création mondiale, n'est pas sans poser de problèmes de lisibilité électorale et démocratique.
Dans une même circonscription, il y aura deux élus. Dans la République romaine, qui avait expérimenté un tel système avec deux consuls, cela ne s'est pas très bien terminé, comme vous le savez, ni pour Marc Antoine, ni pour la République elle-même.
Comment s'exercera la responsabilité élective en fin de mandat ? Le couple sera-t-il condamné à ne jamais pouvoir divorcer et à se représenter en ticket indéfiniment ? Si l'un des deux décide de changer de co-conseiller et de se présenter contre son ancien co-élu, en aura-t-il le droit ? Dans la pratique, il faudra aussi des suppléants, de sexe opposé, j'imagine. Cela veut dire qu'il y aura quatre noms sur le bulletin de vote. Je crains que l'intelligibilité de la loi électorale n'y gagne pas vraiment.
Ne croyez-vous pas, quitte à ne rien réformer, puisque telle est l'ambition de votre gouvernement, qu'il serait plus sage de ne rien changer du tout, comme vous le demandent un certain nombre de vos propres amis au PS, quitte à renforcer les dispositifs de pénalisation financière des partis politiques ?
Enfin, si vous ne voulez pas ajouter des conseillers généraux aux 3 900 actuels, cela signifie très clairement que vous devrez supprimer un canton sur deux dans notre pays. Là où nous conservions 3 500 cantons pour le conseiller territorial, vous n'en aurez que moins de 2 000 pour un nombre d'élus identique – Mme la rapporteure a même expliqué qu'il pourrait y avoir quatre à cinq chefs-lieux de canton dans un même canton pendant un certain temps. Votre ambition est donc d'aller très loin et d'en supprimer jusqu'à quatre ou cinq à la fois pour n'en faire plus qu'un. Beau projet que voilà !
En Lozère, vous ne laisserez sans doute que neuf cantons. Je lance le chiffre au hasard, mais il pourrait ne pas être éloigné des projections du Gouvernement s'il veut en rester à 3 900 conseillers départementaux. Dans la Creuse, les Hautes-Alpes, l'Ariège, le Cantal, le Gers, le Lot, les Alpes-de-Haute-Provence, vous ne pourrez pas en conserver plus de onze, soit le tiers des effectifs actuels.
J'invite mes collègues des territoires ruraux, sur tous les bancs et surtout à gauche, à bien y réfléchir.
Et à l'intérieur de chaque département, monsieur le ministre, dans les parties les plus rurales, le rééquilibrage démographique vous amènera sans doute à supprimer deux cantons sur trois, ainsi que l'a donné à penser Mme la rapporteure.
Ce que vous allez réaliser, avec ce conseiller hybride, à la fois homme et femme, c'est une atteinte sans précédent à ce qui fait la structuration de nos territoires ruraux et bien souvent encore de nos services publics, collèges ou gendarmeries, par exemple.
Un écrivain italien, popularisé par un grand cinéaste, a écrit : « Il faut que tout change pour que rien ne change. » Votre gouvernement, qui prétend ne rien changer, invente une sorte de maxime inverse : vous voulez que rien ne change et vous allez pourtant détruire l'un des derniers repères de nos territoires ruraux : les cantons.