Intervention de Manuel Valls

Séance en hémicycle du 13 avril 2015 à 16h00
Renseignement — Présentation

Manuel Valls, Premier ministre :

Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le ministre de la défense, monsieur le ministre de l’intérieur, monsieur le secrétaire d’État chargé des relations avec le Parlement, monsieur le président de la commission des lois, madame la présidente de la commission de la défense, monsieur le rapporteur pour avis de la commission de la défense, mesdames et messieurs les députés, trois mois après les attaques terroristes de janvier, notre pays a connu, la semaine dernière, une nouvelle agression d’un autre ordre. Elle n’a pas tué, mais elle voulait nous nuire. Je parle bien sûr du piratage et de la prise de contrôle, pendant plusieurs heures, d’une chaîne de télévision : TV5 Monde. C’est un symbole de la France et de la francophonie qui a été touché. Déjà il y a quelques semaines, une tentative avortée avait ciblé un grand quotidien.

Les libertés d’information, d’expression, d’opinion – donc la démocratie – ont été de nouveau visées, comme elles le sont partout dans le monde : au Danemark, en Tunisie, au Kenya, au Proche et Moyen-Orient. C’est une menace globale à laquelle nous devons faire face.

Si l’enquête est toujours en cours concernant TV5 Monde, l’acte a été revendiqué par un mouvement terroriste. C’est un fait : les attaquants étaient présents dans le système d’administration du réseau depuis plusieurs semaines. Cette agression est emblématique d’une nouvelle forme de menaces : les cyber-menaces. Si la société numérique est porteuse de nombreuses promesses, elle présente aussi des vulnérabilités inédites.

C’est aussi à ce titre que votre assemblée va débattre du projet de loi relatif au service public du renseignement. D’emblée, il faut insister sur cette ambition de service public et sur le cadre strict qui l’accompagne. Car, dans une démocratie, le renseignement est une activité exclusivement tournée vers la protection des citoyens et de leurs libertés, et vers la protection des institutions qui assurent le bien-être collectif.

Contrairement à d’autres pays, la France a longtemps été mal à l’aise pour traiter de ces sujets publiquement. La loi de 1991 sur les interceptions découlait ainsi largement d’une injonction de la Cour européenne des droits de l’homme. Mais depuis une dizaine d’années, un dispositif de légitimation, d’encadrement et de contrôle se construit progressivement.

Une nouvelle étape devait être franchie : les services de renseignement doivent avoir les moyens humains, juridiques et techniques pour accomplir les opérations de surveillance qui sont nécessaires et proportionnées.

La loi prévoit qu’ils sont strictement focalisés sur la prévention des menaces graves contre la vie de la nation. La surveillance des citoyens, de la vie politique, du débat public et de la presse ne relève pas des missions de renseignement – chacun le sait – et ce texte l’interdit rigoureusement. Comme cela avait été annoncé, le Gouvernement a déposé un amendement prévoyant une protection renforcée pour les professions dont l’exercice est directement lié au débat public ou à la défense des libertés individuelles : magistrats, avocats et journalistes.

Il est exceptionnel qu’un Premier ministre présente un texte devant la représentation nationale. Je le fais pour insister sur son importance. Ce fut déjà le cas pour la loi de 1991, sur les écoutes, préparée par Michel Rocard et présentée par Édith Cresson. Déjà, à l’époque, les débats étaient vifs, et l’action des services entourée – selon les termes du Premier ministre – d’un « halo de mystère, de soupçon, voire de fantasmes ». Pourtant, cette loi protectrice a atteint son but : qui sait qu’aujourd’hui, dans notre pays de 66 millions d’habitants, le nombre d’écoutes administratives simultanées est limité à 2 700 ? La réalité est donc très loin des caricatures que l’on peut entendre !

Mais cette loi de 1991 est née avant la téléphonie mobile et internet : elle n’est plus adaptée aux enjeux de la société numérique. Elle n’encadre les activités de renseignement que de manière très incomplète. Il est grand temps de doter la France d’un cadre normatif similaire à celui existant dans la plupart des démocraties occidentales, dans le respect de nos spécificités juridiques et de nos valeurs républicaines.

J’avais indiqué ici même, le 13 janvier, les principes qui guideraient notre action : des moyens et des mesures exceptionnelles, pour répondre aux graves enjeux de sécurité de notre époque, mais pas de mesures d’exception. Mon Gouvernement les a scrupuleusement respectés et présente un texte efficace pour nos services et protecteur de nos libertés. Nous n’esquiverons pas le débat, mais les critiques et les postures qui évoquent un Patriot Act à la française ou des relents de police politique sont strictement mensongères et irresponsables, surtout dans le contexte de menace que nous connaissons. « Une loi dangereuse » : comment peut-on affirmer une telle contre-vérité ? Je rappelle qu’un certain nombre d’éditoriaux, lors de la présentation de la seconde loi antiterroriste, évoquait déjà des dispositifs dangereux – Bernard Cazeneuve s’en souvient. Or chacun le sait, il n’en est rien.

Mesdames et messieurs les députés, le premier débat que nous aurons concerne la délimitation des missions des services de renseignement. Ce débat est pleinement légitime. La définition des finalités des opérations de surveillance doit être ajustée aux menaces et à leur gravité. Seules certaines menaces d’une gravité particulière justifient qu’on implique les services de renseignement.

La menace terroriste est aujourd’hui – ai-je besoin de le rappeler ? – le défi le plus redoutable, un défi auquel nous devrons faire face pendant longtemps, très longtemps. Chacun doit en prendre conscience. Il s’agit non pas de faire peur, mais d’être lucide et de le dire clairement à nos compatriotes.

Désormais, plus de 1 550 Français ou résidents sont recensés pour leur implication dans les filières terroristes en Syrie et en Irak. C’est un quasi-triplement depuis le 1er janvier 2014. Vous connaissez ces chiffres, nous les rappelons souvent avec Bernard Cazeneuve. La présence de 800 d’entre eux a été attestée sur zone ; 434 y sont actuellement et – ce chiffre doit être rappelé – 96 y ont été tués.

Ce phénomène concerne l’ensemble des pays européens, et au-delà. La commissaire européenne à la justice, Vra Jourová, évalue entre 5 000 et 6 000 le nombre d’Européens présents en Syrie, et craint comme nous que le nombre de combattants étrangers n’atteigne le seuil de 10 000 individus d’ici à la fin de l’année – et il n’est question là que des seuls Européens.

Mais un phénomène nouveau doit retenir particulièrement notre attention pour son risque de réplique en France, et je donne ces éléments sans doute pour la première fois : les services de renseignement ont établi que sept de ces individus – je parle de Français ou de résidents en France – sont morts en action suicide en Syrie ou en Irak. Le plus jeune n’avait pas vingt ans. Parmi eux, six étaient des nouveaux convertis. S’agit-il d’une volonté délibérée de Daech de sacrifier en priorité ces profils ? S’agit-il pour les candidats au suicide de faire preuve de zèle idéologique pour attester leur engagement ? Cela illustre en tout cas les redoutables capacités d’endoctrinement de Daech et la menace à laquelle nous devons faire face. Si ce projet contient des dispositions spécifiques pour la lutte anti-terroriste, et j’y reviendrai, c’est sur la base d’éléments tangibles et non fantasmés, d’une réalité que tout le monde connaît désormais.

Mais l’acuité de la menace terroriste ne doit pas masquer les autres risques. Les services de renseignement doivent protéger la souveraineté nationale contre les tentatives d’ingérence et d’espionnage. De plus en plus, l’espionnage à notre encontre a pour objectif la prédation d’actifs scientifiques, industriels et économiques. Et lorsque nos entreprises les plus innovantes, grandes entreprises comme PME ou start-up, voient leurs efforts de recherche et de développement pillés, ce sont des milliers d’emplois qui disparaissent.

Certaines critiques considèrent que le projet élargirait indûment les finalités et donc le nombre de personnes surveillées. Ce n’est en aucun cas la démarche du Gouvernement qui, au contraire, a veillé à mieux délimiter chacun des domaines constitutifs d’une menace grave.

Dans la doctrine d’application de la loi de 1991, par exemple, la surveillance préventive du hooliganisme violent était tantôt classée dans la rubrique « sécurité nationale », tantôt dans celle « prévention de la criminalité organisée ». Ce n’était à l’évidence pas satisfaisant, d’où la définition d’une rubrique plus précise autour des violences collectives de nature à porter atteinte à la sécurité nationale. Mais la définition retenue, si elle permet de prévenir l’action de groupes subversifs violents, comme cela a toujours été l’interprétation de la loi de 1991, n’empiétera en rien sur les libertés constitutionnelles d’opinion, d’expression et de manifestation. Les services de renseignement ne seront absolument pas autorisés à surveiller les actions licites de défense d’une cause.

Par ailleurs, les responsables d’un pays membre du Conseil de sécurité de l’ONU qui participe régulièrement avec son armée aux opérations internationales de sécurité collective doivent disposer des éclairages de politique étrangère nécessaires à l’exercice de leurs responsabilités. La volonté de promouvoir l’action diplomatique par rapport à l’action militaire justifie de ne pas réduire les capacités de renseignement au seul renseignement militaire ou à la lutte internationale contre la prolifération des armes de destruction massive.

Les moyens de surveillance régaliens que les services ont besoin d’employer pour anticiper, détecter et prévenir les menaces contre la sécurité des Français, les libertés publiques et les institutions démocratiques seront donc strictement délimités.

Je me réjouis que le travail d’amendement réalisé en commission ait permis une convergence de vues avec le Gouvernement sur la question des finalités, dont j’espère qu’elle sera partagée par tous les membres de cette assemblée.

Je souhaite le redire solennellement à l’occasion du débat parlementaire : si cette loi tient compte du contexte le plus récent, elle n’est en rien une réponse préparée dans l’urgence. Elle a été mûrement réfléchie, aussi bien au sein du Gouvernement qu’à l’occasion des travaux de la mission d’information menée au sein de votre assemblée en 2012 et 2013 sous la conduite de MM. Jean-Jacques Urvoas et Patrice Verchère. La décision de légiférer avait été prise en conseil de défense par le Président de la République dès juillet 2014.

Plus largement, la volonté de parachever le contrôle de l’activité des services s’inscrit dans une démarche initiée au cours de la législature précédente avec la création de la délégation parlementaire au renseignement, la définition d’une communauté des services spécialisés de renseignement et la création d’une fonction de coordination et d’une académie.

Depuis 2012, le Gouvernement, qui a déjà fait voter, avec une large majorité, deux lois antiterroristes par cette assemblée, a poursuivi la construction de l’édifice en créant la Direction générale du renseignement intérieur et le Service central du renseignement territorial. Dans le cadre de la loi de programmation militaire de 2013, les prérogatives de la DPR ont été substantiellement augmentées et un statut légal a été conféré à la doctrine de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité, la CNCIS, relative à l’accès administratif aux données de connexion. Enfin, le contrôle hiérarchique interne a été renforcé par la création, en 2014, d’une Inspection des services de renseignement, qui mène actuellement sa première mission.

Tout le monde s’accorde sur la nécessité de donner un cadre exhaustif à l’activité de nos services de renseignement. La CNCIS constate ainsi, dans son dernier rapport d’activité, que la modification législative « s’impose ».

S’il fallait résumer ce projet de loi en quelques mots, on pourrait le faire ainsi : désormais, toute opération de surveillance régalienne menée en n’importe quel point du territoire national dans le cadre d’une mission de renseignement fera l’objet d’une autorisation hiérarchique extérieure au service, d’un contrôle approfondi par une autorité indépendante et d’un droit au recours juridictionnel effectif pouvant enjoindre au Gouvernement d’y mettre fin. Il s’agit là d’un progrès juridique et démocratique majeur. On peut même parler de petite révolution dans le mode de fonctionnement quotidien des services. Ceux qui n’ont pas compris cela n’ont pas lu le texte.

D’ailleurs, les services s’en félicitent car ils étaient demandeurs de la légitimité de la loi, jusque dans les limites strictes qu’elle implique. Dès 2012, dans le cadre de l’élaboration du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, les directeurs généraux de la sécurité extérieure et intérieure et leurs équipes ont participé aux réflexions destinées à faire évoluer le cadre juridique de leur action. Ce sont ces mêmes services, ces mêmes directeurs, qui ont demandé une évolution législative.

Il règne d’ailleurs trop souvent une attitude ambivalente à l’égard des services – ce sont les fantasmes que j’évoquais il y a un instant. Les attentes sont élevées et les critiques sévères en cas de défaut d’anticipation. Mais combien de voix critiques acceptent d’aller au bout du raisonnement et de s’interroger sur l’adéquation des moyens dont disposent les services pour répondre précisément à ces attentes ?

L’action des services de renseignement au service de la sécurité des Français et de l’État de droit restera toujours discrète et, pour une part, secrète. Elle n’en est pas moins nécessaire. Au nom du Gouvernement, je tiens aujourd’hui à rendre hommage à ces agents, véritables combattants de l’ombre.

Au-delà des enjeux juridiques, il était indispensable d’accroître leurs moyens matériels. Les budgets alloués aux services de renseignement ont été révisés en proportion des enjeux de modernisation et de diversification des recrutements. Le 21 janvier dernier, j’ai présenté plusieurs mesures visant à renforcer notre dispositif de lutte contre le terrorisme, parmi lesquelles la création de 800 emplois supplémentaires dans ces services d’ici à 2017.

Tout au long de la préparation de ce projet de loi, le Gouvernement a veillé à son efficacité et aux garanties pour les libertés publiques. Il s’est tout particulièrement appuyé sur l’avis éclairé du Conseil d’État – c’est normal. Il a mené une concertation ouverte avec la Commission nationale de l’informatique et des libertés, avec la CNCIS, bien sûr, mais aussi avec l’Autorité de régulation des communications électronique et la Commission du secret de la défense nationale.

Avant même sa présentation en conseil des ministres, j’ai eu l’occasion, avec Jean-Yves Le Drian et Bernard Cazeneuve, de présenter le projet de loi à la délégation parlementaire au renseignement,…

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