Intervention de Jean-Jacques Urvoas

Séance en hémicycle du 13 avril 2015 à 16h00
Renseignement — Présentation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Jacques Urvoas, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République :

Monsieur le Premier ministre, vous venez de présenter avec une très grande précision ce texte, tant sa philosophie que ses dispositions. Comme je partage votre analyse et que vous avez aimablement décrit les modifications nombreuses apportées par la commission des lois, je ne crois pas utile d’y revenir. Je vais donc me borner à répondre à quelques interrogations.

Première question : pouvons-nous nous passer, notre pays peut-il se passer de ces fameux services de renseignement ? Après tout, la réponse ne va pas de soi. Notre mémoire est en effet peuplée de souvenirs où le renseignement est souvent associé à l’idée de trahison, de surveillance policière ou d’opérations peu avouables – de la police secrète de Fouché au Rainbow Warrior, en passant par les micros du Canard enchaîné.

C’est d’ailleurs ce qui explique, pour l’essentiel, le fait que notre pays n’ait pas cette culture du renseignement que connaissent par exemple les pays anglo-saxons. Chez eux, ces activités qu’ils baptisent d’ailleurs d’intelligence sont considérées comme légitimes et utiles. Chez nous, en dehors des conflits armés, ces services que l’on appelle « secrets » furent longtemps perçus comme se livrant à des activités perfides et exerçant des missions infamantes.

C’est une caractéristique de notre tradition nationale : pour nous, dans une bataille, on doit prendre des risques qui valoriseront la victoire et en feront un exploit. Pour nous, pour que le succès soit noble, le combat doit être épique ; pour que l’exploit soit sublime, le héros doit prendre tous les risques. Corneille le résume à merveille quand il écrit dans Le Cid : « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. » Nous sommes ainsi pétris d’une forme d’esprit chevaleresque qui laisse peu de place au stratagème et à la ruse. Nous privilégions le combat frontal et l’appel à la force à la stratégie indirecte qui permet une victoire au moindre coût en utilisant la duperie.

Rien ne nous prédispose donc à nous intéresser aux techniques du renseignement, encore moins à en devenir des orfèvres. Pourtant, je crois que cela change : face à l’évolution des menaces, que vous avez décrites, monsieur le Premier ministre, les citoyens découvrent l’utilité du renseignement comme outil de protection des populations. Peu à peu, les services gagnent une légitimité.

Hier, la menace était extérieure et identifiée ; aujourd’hui, elle est – hélas ! – intérieure et diffuse. Hier, les services apparaissaient comme des outils au seul profit de l’État ; aujourd’hui, ils deviennent des moyens pour garantir les libertés individuelles et collectives. Voilà pourquoi il est évidemment impossible de se passer de services de renseignement, outils indispensables d’une politique publique.

Deuxième question : fallait-il vraiment une loi sur le renseignement ? Là encore, la question mérite d’être posée. Après, tout si l’espion est de tous les temps – qu’on se souvienne des dix espions qu’envoie Moïse pour le renseigner sur le pays de Canaan –, les services, c’est-à-dire une organisation dédiée, sont plus récents, et jamais, avant aujourd’hui, notre pays n’a jugé bon de leur donner un cadre légal.

Mais si nous en sommes encore à nous interroger sur la nécessité de ce cadre, tous nos partenaires ont répondu positivement depuis des années. D’abord, les précurseurs, à la fin de la Seconde Guerre mondiale : les États-Unis en 1947, l’Allemagne dès 1950. Ensuite, la plupart des nations, dans les années 1990 : le Royaume-Uni en 1994, la Hongrie en 1995, l’Italie en 1997, la Belgique et la Roumanie en 1998, la Slovénie en 1999. On constate d’ailleurs une accélération depuis le début du XXIe siècle : le Danemark et l’Autriche en 2001, les Pays-Bas, l’Espagne, la Pologne et Suède en 2002, le Portugal et la République tchèque en 2004, la Grèce et la Suisse ensuite. Il ne manque plus que nous !

Il est donc logique, dès lors, que ce constat – à savoir la nécessité de donner un cadre à l’activité des services – fasse maintenant consensus. Pas une seule fois, lors des trente-huit auditions que j’ai conduites, je n’ai entendu l’un de mes interlocuteurs remettre en cause cette décision que le Président de la République a prise en juillet 2014 lors du Conseil national du renseignement.

Tous ont admis l’urgence à le faire, au nom du renforcement de l’État de droit, ainsi que vous l’avez rappelé ; au nom de la protection des libertés individuelles, comme Patrice Verchère et moi-même l’écrivions en 2013 dans notre rapport ; au nom de l’efficacité des services, comme l’ont souligné les chefs de la DGSE, de la Direction de la protection et de la sécurité de la défense, la DPSD, et de la Direction du renseignement militaire, la DRM, lors des auditions conduites par la commission de la défense.

S’il y a donc consensus sur l’objet – à savoir le cadre –, il y a désaccord sur le contenu. C’est ma troisième question : les moyens que cette loi souhaite octroyer aux services ne sont-ils pas excessifs ? Des inquiétudes se sont exprimées sur cet aspect. Je crois qu’il y a deux manières d’y répondre.

La première serait simplement de reprendre une citation du maréchal Foch, puisée dans son ouvrage intitulé Des principes de la guerre, qui reprend, en 1903, la plupart des conférences qu’il donna à l’École supérieure de guerre : « À la guerre, on fait ce qu’on peut avec ce que l’on sait, et pour faire beaucoup, il faut savoir beaucoup. » Dans notre monde, devenu complexe, incertain, mouvant et imprévisible, ce qui modifie profondément nos perspectives stratégiques, nous devons faire beaucoup pour combattre nos adversaires – et surtout nos ennemis. De surcroît, comme l’affirma en 2013 Robert Badinter, « l’État de droit n’est pas l’état de faiblesse ».

La seconde, moins belliqueuse ou moins martiale, serait de rappeler ce que sont nos services de renseignement, ce qui viendra relativiser les moyens dont nous allons les doter. Nos services ne sont pas des organisations « occultes » dont la mission serait de « surveiller dans l’opacité complète », comme je l’ai lu sous la plume de la secrétaire générale d’un syndicat de magistrats. Ce sont des administrations reposant sur des fonctionnaires civils et militaires, ce qui, conformément aux principes démocratiques, doit les soumettre à toutes les formes de contrôle nécessaires pour préserver les libertés individuelles et collectives.

Nos services ne sont pas plus « secrets » que « spéciaux », comme il arrive qu’ils soient qualifiés – sans doute parce que ces termes perdent en précision ce qu’ils gagnent en capacité à susciter immédiatement le mystère. Plus modestement, ce sont des outils de réduction de l’incertitude auprès des autorités de notre pays. Ce sont des « institutions de clarification de la réalité », selon la définition que donne un ancien chef du renseignement israélien. Ils doivent donc répondre à une exigence clairement posée : se conformer aux normes de la société qu’ils ont pour mission de protéger.

C’est la raison pour laquelle la commission des lois a adopté 172 amendements, dont la plupart visaient justement à renforcer toute l’architecture de contrôle déjà contenue dans le texte gouvernemental.

Nous avons par exemple garanti l’accès du contrôleur aux données recueillies, car nous sommes convaincus que l’effectivité du contrôle en dépend. C’est l’une des nombreuses leçons que nous avons retenues de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, notamment dans sa décision Popescu du 26 juillet 2007, selon laquelle « la légalité ne suffit pas si elle n’est pas accompagnée d’un dispositif de contrôle effectif ».

De même avons-nous veillé ce que la CNCTR soit cette « institution civile indépendante des services et de l’exécutif » dont le Conseil des droits de l’homme de l’Assemblée générale des Nations unies fait un élément indispensable et déterminant d’un « système efficace de supervision du renseignement », selon les mots de son rapporteur spécial, Martin Scheinin, dans une résolution de 2010.

Je veux saisir ici l’occasion de saluer les parlementaires qui, par leurs amendements, ont amplement contribué à ce travail : MM. Philippe Nauche, rapporteur pour avis de la commission de la défense nationale et des forces armées, Pascal Popelin, du groupe SRC, Christophe Cavard et Sergio Coronado, du groupe écologiste, Guillaume Larrivé, du groupe UMP, et Hervé Morin, du groupe UDI.

Ainsi, avec la reconnaissance d’une capacité de contrôle de la politique du renseignement pour la délégation parlementaire au renseignement, qui figurait dans la loi de programmation militaire voulue par Jean-Marc Ayrault, et l’Inspection du renseignement créée le 24 juillet 2014 à votre instigation, monsieur le Premier ministre, la France dispose enfin d’un système complet de contrôle, qui lui faisait défaut.

Ma dernière question pose une évidence : cette loi règle-t-elle toutes les questions ? Le nom de l’autorité administrative indépendante que nous allons créer apporte la réponse.

Dans notre rapport de 2013, nous appelions de nos voeux la naissance d’une « Commission de contrôle des activités du renseignement ». Vous nous proposez de la limiter aux « techniques du renseignement ». Cela explique qu’en commission comme en séance, je n’ai pas déposé d’amendements qui ne concernaient pas explicitement ce sujet.

J’aurais pourtant aimé évoquer le rôle tout aussi utile, et que je crois de plus en plus important, de l’Académie du renseignement…

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