Un pays comme la France doit-il être doté de services de renseignement ? Comme notre rapporteur, je réponds clairement : oui, car il s’agit d’un outil de souveraineté. L’existence de tels services, les finalités qui leur sont assignées et les moyens qui leur sont donnés doivent-ils être consacrés par la loi ? Ma réponse est encore oui. Cette exigence vaut pour toute démocratie moderne ; or la France accuse un véritable retard de ce point de vue ; il nous revient de le combler, aussi bien pour nous-mêmes que vis-à-vis du droit international et européen.
Nos services de renseignement doivent-ils pouvoir agir sur tous les moyens techniques et technologiques utilisés par ceux qui ont pour projet d’attenter à la sécurité ou aux intérêts de la France et des Français ? Là encore, je réponds oui sans hésitation. Ces outils présentent-ils un risque pour la vie privée ? Par nature, incontestablement ; c’est pourquoi leur usage doit être encadré par des règles et contrôlé de manière stricte. De qui doit relever ce contrôle ? S’agissant d’actes de police administrative mis en oeuvre afin de prévenir des crimes et délits avant qu’ils soient commis, la formule d’un contrôle d’une autorité administrative indépendante et d’un jugement par la plus haute juridiction administrative de notre pays, à savoir le Conseil d’État, me paraît tout à fait adaptée du point de vue des principes de notre droit.
L’expérience de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité, la CNCIS, créée par la loi du 10 juillet 1991, témoigne de son efficacité en matière de défense des libertés publiques. La procédure qui régit les interceptions de sécurité effectuées à titre administratif ne me semble pas moins encadrée ni contrôlée que celle qui fixe les conditions de réalisation des écoutes commanditées par l’autorité judiciaire. Tous les Paul Bismuth du monde, leurs défenseurs et les magistrats avec lesquels ils échangent ou pas, nous ont offert un intéressant regard sur la question !
C’est bien en s’inspirant des principes fondant l’action de la CNCIS qu’ont été conçues les prérogatives élargies, et non amoindries, de la future CNCTR, dont la commission des lois a encore accru les pouvoirs et possibilités d’investigation.
Sondes et algorithmes, que certains désignent sous l’inquiétant vocable de « boîte noire », ont aussi suscité un certain émoi. Ces pratiques sont à l’heure actuelle utilisées de façon massive par des entités privées afin de vendre, par exemple, de la lessive, ou tout autre produit possible et imaginable. Elles sont admises dans ce cadre, et la puissance publique, elle, devrait s’en priver pour tenter de débusquer les criminels ? Est-ce bien raisonnable ?
D’autant – faut-il le préciser ? – que les investigations que ce projet de loi propose d’autoriser ne permettront pas de surveiller les contenus – à moins que les services aient une raison valable de le faire, et disposent d’autorisations spécifiques – mais seulement les données de connexion, à la différence des pratiques commerciales que je viens d’évoquer. J’ai suivi de près l’élaboration de ce texte. Ma conviction est qu’il concilie de manière juste et équilibrée deux impératifs : d’une part, notre devoir de donner à l’État les moyens de nous protéger face aux menaces protéiformes sur lesquelles il n’est nul besoin d’insister, tant nous les connaissons tous – ; d’autre part, l’impérieuse nécessité de garantir la protection des libertés publiques.
Pour rechercher cet équilibre difficile, le meilleur moyen est de légiférer. Je remercie donc le Président de la République, qui a voulu ce texte ; le Gouvernement, qui a eu le courage de le porter ; notre rapporteur, Jean-Jacques Urvoas, qui l’a inspiré, et l’a beaucoup fait évoluer ; nos collègues de tous les groupes, qui se sont attachés à l’améliorer substantiellement en commission. Il nous revient de poursuivre cette tâche ensemble en séance publique. Dans ce cadre, je porterai, au nom du groupe socialiste, républicain et citoyen, quelques amendements de nature à renforcer encore l’indépendance de la CNCTR, et à préciser les délais de conservation des données recueillies.
Reste une question : quel usage un gouvernement animé par des envies autoritaires pourrait-il faire d’une telle loi, malgré toutes les garanties dont nous l’avons assortie ? Il me semble qu’il s’agit là d’un faux sujet : si, pour le plus grand malheur de la France et des Français, un tel gouvernement arrivait au pouvoir, il ne s’embarrasserait d’aucune contrainte légale ; la Révolution nationale de 1940 nous en a apporté un cruel exemple. Ceux qu’ils appelaient terroristes, la République les a honorés comme résistants.