Cette loi n’est pas non plus une loi d’opportunité. Le renseignement est en effet intrinsèquement mêlé à la police : plus un État est fort, plus un État est centralisé, et plus le pouvoir s’appuie sur le renseignement. Et il est bien vrai que les protections individuelles – les human rights – sont particulièrement renforcées dans les pays anglo-saxons, à la différence d’un pays comme la France.
La France est pourtant une démocratie qui s’appuie sur un régime et sur une République jacobine centralisés. C’est pourquoi le renseignement est, de ce fait, intrinsèquement mêlé à la police et à l’État, situation qui n’a fait que se renforcer avec l’élection du Président de la République au suffrage universel. Il faut le reconnaître, la tradition remonte à loin : à Louis XIV et à son lieutenant général de police, La Reynie, mais surtout à Fouché, dont on a rappelé la mémoire. Il suffit pour s’en convaincre de relire Stefan Zweig, Jean Tulard, ou encore Emmanuel de Waresquiel.
Fouché a su organiser la préfecture de police et le ministère de la police générale. Ses espions, souvent d’anciens jacobins qui comme lui servirent la Terreur, étaient partout avec leurs écoutes et s’avéraient d’une efficacité redoutable. Il suffit de se rappeler l’efficacité de leurs actions lors de l’attentat de la rue Saint-Nicaise. Et ce n’est pas pour rien que Waresquiel parle de Fouché en disant « la pieuvre ». Le renseignement, c’est donc la pieuvre.
Le symbole du renseignement est, à l’époque, un oeil : c’est tout dire. Surtout lorsqu’il s’accompagne de la devise rappelée par Tulard : on ne se trompe jamais ici que quand on remet en liberté. Le renseignement va, bien sûr, avec le temps, s’appuyer sur les écoutes. Les appuis sont innombrables, les contrôles inexistants : la raison d’État est omnipotente. Chacun a en tête le dévoiement des services de l’État, obéissant sur ordre d’un ancien Président de la République à des fins personnelles ou privées. Des centaines de personnes furent alors écoutées, et l’émotion d’autant plus grande qu’elles appartenaient notamment, pour certaines, au monde du cinéma, ou au Tout-Paris.
La France décida alors de réglementer ses services de renseignement, notamment après les attentats du 11 septembre 2001. Mais comme l’a opportunément rappelé notre président Urvoas, la genèse de ce texte est antérieure à 2001 comme, par ailleurs, aux attentats du mois de mars 2015. Quant à l’affaire Merah, elle mit en évidence que le renseignement avait été défaillant et que les membres des services de renseignement ne disposaient pas, sans doute, d’un cadre légal suffisamment important pour accomplir leur action.
Notre texte va bien au-delà du terrorisme et concerne, en particulier, tout le secteur économique, tant il est vrai que nos entreprises sont pillées par des prédateurs qui sont, souvent, nos alliés. Je me rappelle à ce propos un ancien préfet de Basse-Normandie, devenu préfet du Nord, à Lille, qui attira notre attention, bien souvent, sur ce pillage économique.
Reconnaissons-le : le champ d’application du projet de loi est extrêmement large puisque sept finalités y sont prévues. Ses définitions sont très larges. Or les atteintes et les limitations des libertés doivent être appréciées stricto sensu, ce qu’admet d’ailleurs notre rapporteur. On ne peut que suivre le Défenseur des droits lorsqu’il souligne que la loi doit être d’une clarté et d’une précision suffisantes pour fournir aux individus une protection adéquate contre les risques d’abus de l’exécutif dans le recours aux techniques du renseignement. La nature des mesures susceptibles d’être mises en oeuvre dans le cadre du projet de loi relatif au renseignement implique donc des exigences fortes en matière de prévisibilité de la loi.
Il est en effet vrai que les intrusions, dans le droit, au respect de la vie privée sont, par nature, des atteintes graves. Elles doivent, dès lors, reposer sur des dispositions qui doivent être d’autant plus claires que les procédés techniques se perfectionnent. La Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée en ce sens dans un arrêt très intéressant du 8 avril 2014, Digital rights Ireland et Seitlinger, censurant la directive 200624CE du 15 mars 2006 sur la conservation de données générées ou traitées dans le cadre de la fourniture de services de communications électroniques accessibles au public ou de réseaux publics de communications.
L’interprétation, nous dit-on, doit être d’autant plus stricte que la loi ne précise pas suffisamment les catégories de personnes susceptibles d’être visées par les activités du renseignement, ce qui est contraire à la jurisprudence européenne.
Mais affirmons-le : cette loi n’est pas dangereuse. Elle ne l’est pas car elle répond en elle-même à la plupart des arguments, en soulignant qu’un contrôle exceptionnel sera organisé par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, la CNCTR, grâce à une juridiction spécialisée au sein du Conseil d’État. Ce sera donc le juge administratif, qui, en la matière, sera le juge naturel des libertés.
De manière ironique, quelqu’un faisait remarquer qu’il préférait être jugé par M. Sauvé que par Mme Joly. Mais enfin, peut-être que notre ami M. Coronado sera d’un avis contraire…
Il faut donc faire respecter les principes définis par l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui garantit le secret des correspondances et l’inviolabilité du domicile, mais qui reconnaît, aussi, la validité des exceptions à ces principes en cas d’intérêt public, dans des limites fixées par la loi et dans le respect du principe de proportionnalité, que l’on ne souligne pas suffisamment.
La CNCTR est la pierre angulaire de la loi : elle devra être composée de magistrats, de spécialistes et d’élus, plus spécialement d’anciens élus, tant leur tâche sera prenante. Le président Urvoas a en effet rappelé qu’il s’agissait d’un travail à plein temps qui leur serait demandé, et je ne vois pas comment un député pourra, par définition, travailler à plein temps pour cette commission.
Grâce à un texte enrichi par de nombreux amendements, le champ d’application sera plus resserré, avec la détermination des personnes visées par un traitement spécifique, qu’elles soient avocats, magistrats, journalistes, ou, bien sûr, parlementaires. Cette loi n’a donc rien à voir avec un quelconque Patriot Act américain.