Intervention de Christiane Taubira

Séance en hémicycle du 14 avril 2015 à 15h00
Renseignement — Article 1er

Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice :

Cet amendement tend à supprimer la référence aux services du ministère de la justice dans la liste des services pouvant recourir aux techniques de recueil de renseignement visées à l’alinéa 17.

Comme je l’ai déjà exposé en commission, je considère qu’il n’est pas souhaitable que la justice puisse commander directement la mise en oeuvre de ces techniques.

Nous avons en charge une population carcérale où l’on trouve des détenus dangereux condamnés aussi bien pour des actes de terrorisme que pour des faits de criminalité organisée. Sachant les liens qui peuvent exister entre le terrorisme et les réseaux de criminalité organisée, nous effectuons évidemment une surveillance dans les établissements. Outre la circulaire que j’ai prise en novembre 2012 et actualisée en novembre 2013, nous avons renforcé et restructuré le renseignement pénitentiaire : augmentation des effectifs en 2012 et en 2013, réorganisation tant au niveau de l’administration centrale qu’à celui des directions interrégionales et des établissements.

Dans le cadre du plan antiterroriste, ce renforcement se poursuit – nous passerons de 72 agents aujourd’hui à 159 à la fin de 2015 et 185 en 2016 – et s’accompagne d’une diversification des compétences. Nous avons également structuré nos relations avec le ministère de l’intérieur : après plusieurs mois de travail commun, nous avons obtenu qu’un directeur des services pénitentiaires intègre l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste, l’UCLAT. J’ai également pris des circulaires conjointes avec le ministre de l’intérieur. L’administration pénitentiaire siège au réseau européen RAN – Radicalisation Awareness Network – et participe aux réunions hebdomadaires de l’UCLAT et des états-majors de sécurité.

Le renseignement pénitentiaire se diversifie en s’adjoignant notamment des informaticiens analystes dans le cadre d’une cellule de veille sur les réseaux sociaux. Nous créons également une cellule de réflexion pluridisciplinaire regroupant des membres du personnel pénitentiaire et des chercheurs et des experts en matière de politique internationale.

Je voulais rappeler ces évolutions du renseignement pénitentiaire. Cela étant, l’intégration des services du ministère de la justice parmi les services susceptibles de commander la mise en oeuvre de techniques de recueil de renseignement va au-delà des métiers actuellement exercés par les agents des services pénitentiaires et par les surveillants. L’État est un. Il assure ses missions régaliennes dans la complémentarité et dans la solidarité. Celles du ministère de la justice sont de poursuivre, de juger, de sanctionner et de réinsérer. Elles sont exécutées par les magistrats et par l’administration pénitentiaire. C’est sur ce fondement que le décret du 13 mars 1911 a transféré l’administration pénitentiaire du ministère de l’intérieur à celui de la justice. L’exécution des décisions de justice relevant de ce que Montesquieu appelle la puissance de juger, l’action pénitentiaire s’est judiciarisée par étapes depuis cette date. C’est le cas, par exemple, de l’application des peines, ou des commissions de discipline, qui ont intégré la société civile par le biais des assesseurs et des avocats. Toute l’activité pénitentiaire est placée sous l’autorité judiciaire, notamment du parquet.

Parmi les étapes intermédiaires, on peut également citer la réforme Amor de 1945, les lois Badinter, la loi de 1987 relative au service public pénitentiaire.

Aujourd’hui, le renseignement pénitentiaire dispose d’effectifs plus importants que jamais – ils auront plus que doublé en un an et demi. Jamais ses compétences n’auront été aussi diverses : j’ai évoqué les informaticiens et les spécialistes des questions internationales, je pourrais aussi parler des quarante traducteurs arabophones que nous recruterons.

Dès lors, il est légitime de poser la question de savoir s’il peut demeurer un service de l’administration pénitentiaire au sein du ministère de la justice. Pour y répondre, il faut évaluer les conséquences des choix que nous ferons.

Le ministère de la justice a cette particularité qu’il doit administrer la justice tout en se tenant à distance de l’autorité judiciaire. Nous avons déjà renforcé l’indépendance des magistrats par la loi du 25 juillet 2013, qui interdit les instructions individuelles, et nous pourrions parachever le dispositif dans une future réforme constitutionnelle.

Le ministère de l’intérieur, dans son rôle de police administrative, et le ministère de la défense font déjà du renseignement avec le concours de l’administration pénitentiaire. Il revient au ministère de la justice, qui est le ministère des droits, le garant constitutionnel des libertés individuelles – la garantie des libertés publiques étant, elle, une mission régalienne du ministère de l’intérieur –, d’assurer le contrôle juridictionnel de cette activité. Le renseignement, je le rappelle, est une activité parfaitement légale que ce texte encadre de façon rigoureuse.

Si nous décidions que le renseignement pénitentiaire devait devenir un service à part entière, capable de mettre en oeuvre directement des techniques de recueil de renseignement, ce serait un changement de métier dont il faudrait tirer les conséquences non seulement en matière de formation et d’effectifs, mais aussi en matière de tutelle. Le contrôle juridictionnel permet aux citoyens d’être certains que l’État, dans son unité, sa complémentarité et sa solidarité, leur assure une protection efficace non seulement par ce renforcement du renseignement, mais également par la préservation de leurs droits et de leurs libertés. Nous pensons qu’il est souhaitable que le ministère de la justice, pour exercer ce contrôle, n’ait pas à ordonner directement la mise en oeuvre de techniques de recueil de renseignement.

Tel est l’objet de cet amendement.

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