Huitième motif : le changement fondamental que vous introduisez avec la notion de délit prédictif. Vous êtes en train d’instituer la présomption de responsabilité, en rupture avec le droit français. Comme dans le film Minority Report, vous créez les conditions d’une société de suspicion. La loi de prorogation de l’état d’urgence n’a-t-elle pas instauré la notion de « comportement » ? Jusqu’ici, aux termes du droit pénal français, les autorités judiciaires pouvaient prononcer des assignations à résidence contre des personnes mises en examen, c’est-à-dire contre lesquelles il existe des indices graves ou concordants sur leur participation à la commission d’une infraction. Ces dispositions nous font quitter le domaine du législatif pour entrer dans le domaine du psychiatrique, qui permet toutes les interprétations et peut servir à stigmatiser n’importe qui.
Nous n’acceptons pas ces glissements successifs, qui transforment les principes mêmes sur lesquels reposent notre justice et notre Constitution. Le délit prédictif, c’est la matrice même du Patriot Act : tous suspects a priori. C’est la fin de la présomption d’innocence, le début de l’État sécuritaire et de surveillance.
Neuvième motif : l’instrumentalisation du Parlement et du Congrès pour un marchandage politicien inacceptable. Vous inaugurez une nouvelle méthode en utilisant le Parlement et le Congrès comme faire-valoir de vos desseins politiques. Avec ce projet de loi, monsieur le Premier ministre, vous vous transformez en pompier pyromane. À des fins idéologiques, vous rajoutez une couche de textes inapplicables.
En réalité, comme pour le débat lié à l’identité nationale, c’est finalement le Front national qui nous révèle le sens de votre loi. Conséquent avec lui-même, et ne voulant pas faire l’objet d’une OPA inamicale sur son électorat, il soutient et votera la constitutionnalisation. Il révèle ainsi le message à peine voilé que vous adressez à ceux des Français qui se sont égarés sur ses rivages.
De plus, ce texte est le produit d’un marchandage entre le président des Républicains et le Président de la République. Le premier, Nicolas Sarkozy, a obtenu, quoique vous en disiez, la stigmatisation des binationaux, donc la mise en cause in fine du droit du sol, et l’extension de la déchéance de nationalité à tous les délits. L’autre, François Hollande, a obtempéré pour obtenir un Congrès unanime à Versailles, lui permettant d’entrer en campagne malgré ses résultats catastrophiques en matière de lutte contre le chômage et ses reniements successifs.
Ce quinquennat avait commencé par les promesses non tenues du droit de vote pour les étrangers extracommunautaires – pourtant adopté une fois par cette assemblée et une autre fois par le Sénat –, de la lutte contre la finance, ou encore de l’abandon des contrôles au faciès ; il se termine avec la déchéance de nationalité et le démantèlement du code du travail.
Dixième et dernier motif de ma demande de renvoi en commission : loin de protéger la nation, votre projet la fragilise. Ceux qui ont frappé la France le vendredi 13 novembre avaient une cible : l’État de droit, l’esprit d’ouverture et la diversité qui caractérisent les sociétés démocratiques. Leur objectif était clair, il le demeure : créer les conditions d’une guerre civile au coeur même du pays, en y introduisant la haine, en s’attaquant aux libertés qui font notre vie de chaque jour : la liberté de circuler, de se réunir, de manifester, de s’exprimer…
Ces djihadistes qui tuent au nom de Daech n’ont pas de frontières. Ils se meuvent dans un espace transnational et dans le cyberespace. Ils recrutent dans toute l’Europe, en Afrique, au Moyen-Orient. Ils sont en partie, d’ailleurs, le fruit des interventions occidentales en Afghanistan, en Irak, en Libye et en Syrie, dont nous n’avons jamais tiré le bilan. Sans doute parce que nous n’avons jamais eu à nous prononcer sur le bien-fondé de ces interventions.
Vous auriez pu choisir une autre voie et décréter l’état d’urgence sociale et démocratique. Après les attentats d’Oslo et de l’Île d’Utøya, commis en 2011 par Anders Breivik, le Premier ministre norvégien n’avait-il pas déclaré : « La réponse à la violence est encore plus de démocratie, encore plus d’humanité » ? Au lieu d’apaiser, tout en organisant sérieusement la lutte contre les fascistes de Daech, vous vous attaquez aux binationaux, vous instituez les assignations à résidence et les perquisitions au faciès. Vous nous faites entrer dans une société du soupçon.
Vous dénonciez à juste titre, monsieur le Premier ministre, « l’apartheid territorial et social ». Au nom de la lutte contre la culture de l’excuse, vous en êtes maintenant à renforcer cet apartheid. Un gouvernement de gauche aurait au contraire, s’il était vraiment de gauche, renforcé la culture de paix au détriment de la logique de guerre ; introduit dans la Constitution le droit de vote des étrangers extracommunautaires ; aboli les contrôles au faciès et les camps de rétention. Aujourd’hui, avec votre gouvernement néoconservateur, nous nous retrouvons face à des lois qui stigmatisent une partie de la population et qui criminalisent les mouvements sociaux.
L’état d’urgence a commencé par l’assignation à résidence de vingt-six écologistes.