Intervention de Patrick Devedjian

Réunion du 10 février 2016 à 11h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPatrick Devedjian, rapporteur :

Vous avez affirmé, monsieur le garde des Sceaux, que le projet de loi qui nous est présenté ce matin avait été longuement pensé : c'est exact. Il me semble néanmoins avoir déraillé.

Afin de préparer l'examen de ce texte, notre Commission avait institué une mission d'information relative à la réforme de la procédure pénale, dont les rapporteurs furent l'actuel président de notre commission et moi-même, et qui a notamment auditionné le directeur des affaires criminelles et des grâces. En outre, et comme vous l'avez indiqué, la Chancellerie s'est appuyée sur les trois rapports que vous avez cités. L'essentiel des réflexions contenues dans ces rapports n'est cependant que très partiellement repris dans le texte du Gouvernement. En effet, le problème de la justice judiciaire réside principalement dans son encombrement et son enlisement dans les contentieux de masse. Il est donc indispensable de simplifier les procédures pour rendre à la justice judiciaire sa capacité de réaction. Pierre Drai, alors Premier président de la Cour de cassation, disait : « La justice apporte des solutions mortes à des questions mortes. » Voilà qui appelle des remèdes importants. Pourtant, le problème des contentieux de masse, auquel une grande partie de la réflexion est consacrée, est aujourd'hui écarté. Les auditions auxquelles nous avions procédé montrent que pareille omission entraînera une grande déception.

Nous nous trouvons dans une situation paradoxale. En effet, au moment où le Gouvernement proclame de plus en plus, et à juste raison, la nécessaire indépendance de l'ordre judiciaire – avec en perspective la réforme du Conseil supérieur de la magistrature –, nous assistons à deux phénomènes préoccupants : d'une part, à l'enlisement de la justice judiciaire dans les contentieux de masse, qui la prive de toute autonomie réelle ; d'autre part, et plus grave encore, au transfert d'une grande partie des compétences du juge judiciaire vers le juge administratif, sans d'ailleurs que personne ne se pose la question de l'indépendance de ce dernier. Sans doute est-ce la dévitalisation – peut-être consentie – de la justice judiciaire qui conduit à de tels transferts de compétences. Il ne sert à rien de dénoncer l'insuffisante indépendance de l'ordre judiciaire lorsqu'on transfert vers la justice administrative l'essentiel de ses compétences. Le discours sur l'indépendance est malvenu : il est inadéquat et quelque peu hypocrite.

C'est avec inquiétude que j'ai entendu le ministre de l'Intérieur dire que si l'article 66 de la Constitution, qui donne compétence aux magistrats judiciaires en matière de protection des libertés individuelles, demeurait, son sens est en réalité de plus en plus réduit. Désormais, en effet, le juge judiciaire serait compétent en matière de privation de liberté mais pas de restriction de liberté, domaine qui échoirait au juge administratif. Or, j'avais appris au cours de mes leçons de droit – très anciennes – que la liberté était indivisible. Il semble là qu'on veuille pratiquer une césure dans le traitement des libertés. Seule la privation de liberté de longue durée serait contrôlée par le juge judiciaire puisque jusqu'à douze heures de privation, le juge administratif serait compétent. Et dans le cadre de l'état d'urgence, on va très au-delà.

Le Premier président de la Cour de cassation a ainsi publié une note dans laquelle il se demande si, compte tenu de cette évolution et de ces transferts – sanctionnés de longues date par la jurisprudence du Conseil d'État et du Conseil constitutionnel –, le temps n'est pas venu, afin de garantir l'indépendance, de fusionner la justice administrative et la justice judiciaire.

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