Il m’a semblé voir poindre, à nouveau, le refus de renoncer à faire des procureurs les bras armés d’une politique partisane. Au demeurant, et curieusement, à cette tentation nostalgique me paraît répondre une autre dérive, tout aussi surprenante qu’inquiétante, de certains juges qui semblent désireux de retrouver la place qui était la leur dans les parlements d’Ancien régime.
Je veux croire que ces dérives ne sont pas majoritaires et que ce texte saura nous rassembler, au nom de cette phrase de Jean Monnet dans ses Mémoires : « rien n’est possible sans les hommes, rien n’est durable sans les institutions ».
Pour le Gouvernement comme pour sa majorité, ce nouveau pas s’inscrit dans la cohérence d’une démarche de longue date. Il y eut d’abord, sous la XIIe législature, entre 1997 et 2002, la décision d’Élisabeth Guigou puis de Marylise Lebranchu de renoncer à la possibilité d’adresser des instructions individuelles, de quelque nature qu’elles soient. Puis il y eut la loi du 25 juillet 2013, défendue par Christiane Taubira avec comme rapporteur Jean-Yves Le Bouillonnec, aux termes de laquelle le ministre de la justice n’a plus la possibilité d’adresser d’instructions individuelles aux magistrats du parquet. Vient enfin ce projet de loi constitutionnelle, dont je rappelle à nouveau que la disposition principale a été votée en termes identiques par chacune des chambres.
Je voudrais, enfin, répondre à une critique que j’ai entendue et qui mérite querelle : ce projet de loi n’organise par l’autonomie d’un contre-pouvoir judiciaire. J’ai bien examiné cette critique, et je ne la crois pas fondée.
Évidemment, la montée en puissance du juge conduit à s’interroger sur la légitimité de son pouvoir. Je vous renvoie à cet égard à l’excellent ouvrage de Bertrand Mathieu, professeur de droit constitutionnel à la Sorbonne et ancien membre du CSM : Justice et politique : la déchirure ?
La justice tire sa force et sa légitimité de sa fonction de tiers impartial. S’il est doté par la loi du pouvoir d’empêcher, le juge ne doit pas usurper le pouvoir de vouloir, qui appartient au pouvoir politique. La séparation des pouvoirs n’est pas l’autonomie de l’autorité judiciaire : les prérogatives que la Constitution lui confère s’articulent avec celles qu’elle reconnaît à d’autres, notamment au pouvoir exécutif.
C’est pourquoi l’article 20 de la Constitution, qui dispose que le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation, garde toute son actualité et toute sa pertinence : la « politique de la nation », c’est aussi la politique pénale. Une politique pénale implique que le garde des sceaux reçoive des parquets généraux et des parquets une information fiable et complète sur le fonctionnement de la justice. C’est l’objet des rapports annuels et particuliers établis par les procureurs généraux et par les procureurs de la République. En organisant la remontée d’informations, ils permettent au ministre de la justice de veiller à une application uniforme de la loi pénale, de garantir l’égalité des citoyens devant la loi et d’inciter à la résolution d’éventuels conflits de compétences.
Ainsi donc, il revient au ministre de la justice de définir les priorités de la politique pénale et aux procureurs généraux et aux procureurs de décliner ces orientations générales dans leur ressort. C’est l’objet des circulaires générales de politique pénale adressées aux chefs des parquets, auxquelles ils ont obligation de se conformer. Il ne saurait en être autrement : il en va du principe de l’égalité des citoyens devant la justice sur tout le territoire. Ces circulaires constituent la garantie d’une réponse cohérente de la justice dans tout le pays.
Mesdames et messieurs les députés, ce texte ne devrait pas nous diviser : la réforme du CSM est en effet à la fois un devoir et un droit républicain. Son adoption réglerait de surcroît une question statutaire qui pèse depuis trop longtemps sur les magistrats du ministère public. Elle ferait faire taire ce « murmure insupportable » que dénonçait Jean-Claude Marin, procureur général près la Cour de cassation, dans son discours prononcé à l’occasion de la rentrée solennelle de la Cour, le 9 janvier 2012. Il affirmait que ce « soupçon de la dépendance des procureurs à l’égard du pouvoir exécutif » conduit à nier leur « qualité même de magistrats ».
Cette réforme que je défends aujourd’hui n’est donc pas une correction à la marge, mais au contraire un pas déterminant pour l’État de droit. Je suis convaincu que si les convictions supplantent les postures, si les idéaux supplantent les idéologies, si la congruence supplante les hypocrisies, alors l’opportunité de parvenir à un consensus général existe.
Henri IV aurait dit un jour : « Si je n’étais pas roi de France, j’aurais voulu être conseiller au parlement de Bordeaux ». Au-delà de ce que cette phrase signifie quant à la beauté du métier de ceux qui font oeuvre de justice, elle constitue une réflexion avant-gardiste sur la séparation des pouvoirs.
La séparation des trois pouvoirs ne signifie en effet pas leur indifférence mutuelle, pas plus que leur compétition. Au contraire, cette séparation est une condition nécessaire pour qu’il y ait articulation, coordination et équilibre. Elle garantit, surtout, un respect mutuel. Ce respect est une forme de politesse républicaine. Et sans ce respect républicain, il ne peut y avoir ce que Cicéron appelait dans son discours Pro Cluentio la « confiance publique ».
Mesdames et messieurs les députés, en votant ce texte, en choisissant de constitutionnaliser l’indépendance de la justice, vous contribuerez, je le crois, à construire cette confiance publique.