Monsieur le président, madame la présidente de la délégation aux droits des femmes, monsieur le président de la commission spéciale, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, madame Yvette Roudy, que je salue dans les tribunes, madame Danielle Bousquet, ancienne parlementaire que j’ai d’autant plus de plaisir à saluer à ce titre, ce 6 avril 2016 est un jour historique. Tout à l’heure, la France affirmera avec force et certitude, au terme d’un débat démocratique de plus de deux ans, que l’achat d’actes sexuels est une exploitation du corps et une violence faite aux femmes.
Nous refusons le réglementarisme, selon lequel le commerce des femmes est un commerce comme un autre, qui n’exige que contrôle sanitaire et contrôles fiscaux. Nous refusons le prohibitionnisme, tenant d’un ordre moral qui n’est pas le nôtre et qui criminalise les personnes prostituées.
Le modèle que nous avons choisi, c’est l’abolitionnisme. Depuis plus de cinquante ans, la France affirme une position abolitionniste de principe. Elle a ratifié en 1960 la convention de l’ONU qui nous rappelle dès son préambule que « la prostitution et le mal qui l’accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine ». En 2011, votre Assemblée a également adopté à l’unanimité une résolution réaffirmant la position abolitionniste de la France et fixant l’objectif, à terme, d’une « société sans prostitution ». Cependant, cette position abolitionniste était jusqu’ici assez hypocrite, car nulle disposition de notre architecture juridique ne sanctionnait l’achat d’actes sexuels.
Aujourd’hui, la position française trouve enfin sa pleine cohérence. Soixante-dix ans après les avancées de la loi Marthe Richard, qui a permis de fermer les maisons closes et de renforcer la lutte contre le proxénétisme, il est indéniable que le 6 avril 2016 marquera l’histoire de l’avancée des droits des femmes et de l’égalité entre les femmes et les hommes – rappelons en effet dès à présent que 85 % des personnes prostituées en France sont des femmes.
Votre vote, mesdames et messieurs les députés, s’annonce à la fois comme l’aboutissement et le début d’un combat contre la fatalité de ce que certains appellent encore « le plus vieux métier du monde », mais dont l’existence millénaire ne nous contraint en aucun cas à la résignation.
La position abolitionniste apparaît comme le seul choix de société acceptable. Dès 1889, la journaliste et oratrice féministe Maria Deraisme s’insurgeait contre la prostitution, qu’elle désignait comme un « commerce de la chair humaine », affirmant que « la prostitution régie par l’État réduit à néant les principes de justice, de droit et de solidarité sur lesquels s’appuient les sociétés modernes ». La « protestation publique » qu’elle jugeait nécessaire est en train de se produire « avec éclat ».
Pourquoi avoir attendu si longtemps ? Il y a d’abord le pouvoir des clients, qui sont à 99 % des hommes. Il y a aussi le pouvoir de l’argent, car l’exploitation sexuelle génère près de 100 milliards de dollars de profits par an. Il y a, enfin, la pesanteur de cette fatalité que je viens d’évoquer.
On m’objectera qu’il s’agit d’une position morale, mais, ce n’est pas le puritanisme qui nous guide. Il ne s’agit pas d’éloigner les filles de joie de la vue de « ces vaches de bourgeois », comme le chantait Georges Brassens. Ce qui nous guide, ce sont la République et les droits fondamentaux qu’elle doit garantir.
Oui, notre société soucieuse de la dignité humaine et de l’égalité des droits est cohérente lorsqu’elle veut mettre un terme à l’achat du corps des femmes. Nous élevons nos enfants en leur expliquant qu’on ne vole pas les bonbons à l’étalage de la boulangerie et qu’on ne règle pas ses conflits à coups de poing dans la cour de la récréation. Nous leur apprenons aussi le respect du corps, du désir et du consentement de l’autre. Nous ne voulons pas que le corps de nos filles soit à vendre, ni que nos fils acquièrent un consentement à la force de l’argent.
Les débats étant toujours vifs et passionnés à ce sujet, permettez-moi tout de même de rappeler les raisons majeures qui fondent l’interdiction de l’achat d’actes sexuels et la nécessité de voir cette loi adoptée.
Soyons clairs : la prostitution est une violence faite aux femmes. Au cours des débats, j’ai pu entendre que nous aurions une approche larmoyante ou sensationnaliste de la prostitution, mais il est surtout grand temps de ranger sur l’étagère des idées reçues ces images – certes romanesques mais erronées – d’une prostitution qui ne serait ni plus, ni moins qu’un service rendu à la société, un choix individuel assumé, un travail comme les autres. En effet, les violences font partie intégrante de la vie des personnes prostituées, qu’elles se trouvent dans la rue ou dans des clubs, qu’elles pratiquent la prostitution de façon occasionnelle ou régulière, qu’elles soient françaises ou étrangères, comme l’a indiqué le rapport réalisé en 2012 par l’Inspection générale des affaires sociales.
Lorsque nous parlons des violences, c’est bien le pluriel qu’il nous faut employer pour en mesurer l’ampleur. Ces violences sont perpétrées tant par les clients, les proxénètes et les réseaux que par les passants, qui voient dans les personnes prostituées des proies faciles à dépouiller et des objets de mépris. Ces violences sont physiques, sexuelles, verbales.
Derrière ces mots, vous mesurez toute la brutalité, l’intensité, la force destructrice dont ces actes sont chargés : humiliation et stigmatisation sociale, isolement, vols, menaces, insultes, séquestration, torture, viol et parfois, meurtre. Le recours aux substances psychotropes est récurrent et envisagé comme un moyen de « tenir » dans cet univers anxiogène. Le taux de mortalité des femmes qui se prostituent est largement et gravement supérieur à celui de la moyenne des femmes. Toutes ces données témoignent de la violence que les personnes prostituées subissent au quotidien.
Selon certains, il suffirait de mettre ces femmes derrière une vitrine pour qu’elles soient prostituées en toute sécurité et que la société puisse sereinement estimer que les droits des femmes sont désormais protégés. Soyons réalistes ! Si ces violences ont lieu, c’est aussi et surtout parce que tolérer l’achat d’actes sexuels, c’est laisser faire du corps des femmes un objet et des femmes un sujet de domination. C’est une profonde atteinte à la dignité humaine. Savez-vous que, dans les « Eros centers », il existe des réductions pour les clients fidèles ou les seniors ? Pensez-vous réellement qu’il s’agisse d’un commerce normal ?
La prostitution est une violence en soi. Elle exige la dissociation du corps et de la personne, de la chair et de l’âme, du désir et de la sexualité. En outre, ses conséquences sur ces femmes sont graves et révoltantes : lésions génitales importantes, séquelles physiologiques chroniques et troubles psychiques graves.
Rosen Hicher a eu le courage de témoigner et de décrire les violences, mais aussi les mécanismes de domination à l’oeuvre dans la prostitution. Elle est ici présente et je tiens à la saluer tout particulièrement. Il est important de citer ses mots aujourd’hui dans cet hémicycle : «Je n’arrivais pas à comprendre ce qu’il m’arrivait, c’était comme si mon âme était partie. […] Les 343 salauds disent : « Touche pas à ma pute » – ils parlent de putes, pas de femmes. Mais nous sommes des êtres humains, avec quelque chose de vivant en nous que les clients finissent par tuer ».